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il n'y avoit dans ces productions éphémères ni intrigue, ni conduite, ni versification, mais il y avoit des injures contre les castes proscrites, et cela suffisoit, cela tenoit lieu de talent.

Dans ces ouvrages, on avoit grand soin de renchérir encore sur les cruautés qui se commettoient, on y demandoit du sang, on y flagornoit les tyrans de la France, on retranchoit des anciennes pièces les maximes d'humanité qui pouvoient s'y trouver; enfin, dans les entr'actes, un officier de police qui avoit l'inspection du théâ tre, apportoit aux acteurs des couplets à chanter dans lesquels on faisoit l'éloge de la guillotine et des services qu'elle rendoit à la patrie en jetant par terre tant de têtes en si peu de tems; et les spectateuis, tremblans de ne pas paroître assez révolutionnaires, applaudissoient avec transport à ces chansons d'antropophages, quoiqu'in. térieurement ils dussent frémir de tant d'infamies (1).

(1) Ce que nous avançons ici sur les couplets en l'honneur de la guillotine a l'air d'une fable;

Nous

dit avons qu'une raison encore qui concouroit à ces pitoyables ouvrages

le fait est pourtant très-vrai : nous avons vu nous-mêmes, dans ces tems désastreux, un officier de police donner ordre aux acteurs de chanter des couplets infâmes, dont le refrein étoit :

Mettons-nous en oraison

Maguingueraingon,

Devant sainte guillotinette
Maguingueraingon,

Maguinguerainguette.

Et nous les avons entendu chanter, et qui plus est applaudir. On ne donnoit plus Gracchus, pièce patriotique, parce qu'il y avoit dans un vers cette hémistiche: des loix et plus de sang. On ne donnoit plus une autre pièce patriotique, parce qu'elle renfermoit ce vers ci :

Servir un malheureux c'est servir la patrie.

On n'osoit plus jouer une pièce de Voltaire remplie de l'amour de la liberté, parce que les deux vers suivans:

Arrêter un Romain sur de simples soupçons,
C'est agir en tyrans, nous qui les punissons.

frappoient à bout portant contre les décemvirs.

dramatiques, étoit le grand nombre de théâtres. En effet, lorsque la révolution se manifesta, il n'y avoit dans Paris que trois grands spectacles, l'Opéra ou l'Académie royale de musique, genre de spectacle où la poésie,la musique, la danse, la peinture, la richesse des habits, enfin tout ce qui peut éton ner, flatter les sens, se trouvoient réunis ; ce spectacle unique dans son genre, envié de toutes les puissances, étoit si dispendieux, que le gouvernement avoit été de tous tems obligé d'en faire les frais, par l'impossibilité où étoient les nombreux artistes qui le composoient, de faire une somme d'argent assez considérable pour se défrayer. Le second théâtre, appelé celui des Comédiens Français, et dans la composition duquel il n'entroit ni chant, ni danse, ni musique, étoit uniquement destiné à la représentation des chefs-d'œuvre dramatiques des auteurs célèbres qui avoient illustré la scène française, et à la représentation des ouvrages des auteurs modernes qui couroient la même carrière. C'est sur ce théâtre, qui n'eut jamais son égal, que, depuis plus de cent ans, des acteurs fameux représen¬

toient avec succès les tragédies des Rotron, des Duryer, des Corneille, Racine, Cré billon, Voltaire et autres; les comédies de Molière, Renard, Destouches, Dufreny, Dancourt, et de plusieurs autres poètes comiques qui avoient porté en France ce genre à un point de perfection que n'avoient point atteint les anciens ni les modernes. Un troisième spectacle, né de la dégradation du goût, et qui tenoit l'intermédiaire entre les deux premiers, étoit le théâtre Italien ou de l'Opéra comique, sur lequel on représentoit des pièces bâtardes, moitié prose, moitié vers et musique : dans les derniers tems, il étoit aussi fréquenté que les deux premiers.

Tels étoient les seuls spectacles de la capitale, ou du moins les seuls où les gens de goût se permettoient d'aller, car il y en avoit encore trois ou quatre autres, mais relégués sur les Boulevards, destinés au peuple grossier, et où l'on ne donnoit que des pièces dégoûtantes, sans intrigue, sans intérêt, assaisonnées d'obscénités, et rel présentées par des saltinbanques aussi dé criés par leur vie crapuleuse, que nuls di

côté

côté des talens: ces farceurs ou bateleurs n'étoient point rangés dans la classe des comédiens, comme les treteaux sur lesquels ils montoient n'étoient point compris dans le nombre des théâtres.

Mais à peine les privilèges furent-ils abolis (et jusqu'à l'époque de la révolation, les Comédiens Français avoient eu seuls le privilège de jouer les comédies et les tragédies), qu'il s'éleva dans la capitale une foule innombrable de théâtres, que des spéculateurs avides érigèrent, sans trop savoir comment ils les garniroient de comédiens à talent: de-là beaucoup de gens qui, sans avoir les premières notions de l'art qu'ils alloient embrasser, se firent comédiens et se donnèrent pour tels; delà beaucoup d'écrivailleurs qui, certains d'être joués sur un théâtre ou sur un autre, se mirent à faire des pièces, et se crurent du génie, tandis qu'ils n'avoient pas même les premières notions d'un genre d'ouvrage qui exige une profonde connoissance du cœur humain, des convenances de la scène, une lecture approfondie des grands auteurs dramatiques, et une couleur, une Tome XII.

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