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leur supplice. On voit la plupart de ces malheureux tomber, se relever et le visage couvert de boue, de sang et de meurtrissures, Tous font entendre cette affreuse prière: Achevez-moi.... mes amis.... ne m'épargnez pas. Par leurs cris, ils cher chent à fixer l'attention du soldat ; et soulèvant une tête languissante, ils lui montrent le sein sur lequel il doit diriger son feu; leur grand nombre rend l'immolation excessivément longue la lassitude des assassins ne leur permet pas de la consommer. Combien palpitent long-tems encore! combien respiroient encore le lendemain, lorsqu'ils sont dépouillés, inhumés avec les autres par des fossoyeurs qui les achevent à coups de pelles et de pioches et couvrent leurs corps avec de la terre et de la chaux dans le moment même du passage de la vie à la mort. On a voulu les compter; il s'en trouve deux cent dix au lieu dẹ deux cent neuf: une des victimes étoit parvenue à s'évader et l'on ne savoit à quoi attribuer cette augmentation de cadavres, lorsqu'on se rappelle que tandis qu'on garottoit les détenus, deux commissionnaires

avoient été saisis; envain ils avoient élevé la voix et offert de prouver qu'ils ne se trouvoient là que pour rendre aux prisonniers des services dépendans de leurs fonctions mercenaires, on fut sourd à leurs réclamations. Ils farent liés et poussés jusqu'au lieu de l'exécution à coups de bourrades. Ils venoient d'y trouver la mort.

Ainsi donc, tandis que dans la ville, on faisoit périr les Lyonnais en détail, par le fer de la guillotine, aux Brotteaux on les foudroyoit en masse, et comme les cadavres devenoient trop nombreux et qu'il en eût trop coûté pour les enterrer, OR prit le parti de les jeter de part et d'autre dans le Rhône. Du même coup d'œil on pouvoit voir les horribles résultats de ces supplices simultanés. Le fleuve étoit forcé d'engloutir en même-tems, d'un côté, par les quais de la ville, des têtes détachées de leurs troncs, des corps décapités, de l'autre côté des cadavres encore, que le fer et le feu avoient déchirés, dépecés,

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Tous les atterrissemens formés sur le Rhône, ainsi que ses deux rives, pendant plusieurs lieues au dessous de Lyon, of

froient une horrible pâture aux animaux carnivores. La quantité de corps, charriés par les eaux, étoit si considérable, que, ne pouvant les porter tous aux mers ensanglantées, suivant le projet de Châlier et le vœu de Barière, le fleuve en rejetta un grand nombre sur ses bords. La navigation en étoit interrompue et les habitans de ces rivages infectés craignoient déjà la contagion. Ces inconvéniens, exposés dans les remontrances qu'ils firent à ce sujet, décidèrent seuls à donner la sépulture aux cadavres.

Alors la guillotine est presque par-tout menacée de ton ber en désuétude, comme un instrument de mort insuffisant aux innombrables assassinats que chaque jour voit commettre. Mais s'il est vrai que la vue du sang en excite la soif, et que celleç devient plus dévorante à mesure qu'elle s'en abreuve avec plus d'abondance, malheur à celui qui far l'effet d'une mécanique aussi simple que rapide, apprit aux hommes à faire couler le sang de leurs frères avec plus de facilité que celui des animaux qu'on égerge pour les besoins de

la vie ! Les cœurs les plus durs s'émeuvent à l'aspect des souffrances convulsives d'un malheureux luttant contre le trépas; mais si, frappé d'un coup aussi prompt que la foudre, on le voit, au même instant, privé du sentiment de ses douleurs et de la vie, la pitié n'a pas, en quelque sorte, le tems de naître. Il n'est plus tems de s'appitoyer sur un cadavre défiguré et immobile : et dès-lors la multitude seule des victimes peut opérer sur la foule automate ou cruelle des spec tateurs ces sensations vives, produites auparavant par l'agonie douloureuse de quelques criminels. Aussi les charriots de la mort s'emplissent chaque jour d'une plus grande quantité de malheureux destinés au supplice; et le peuple qui les suit, n'éprouvant plus d'autre commotion violente que celle que lui imprime le bruit causé la chûte du couteau et la vue des par jets de sang qui s'élancent avec rapidité, voudroit que chaque instant pût lui reproduire ce spectacle funeste, borné pour ses yeux à quelques minutes, tandis qu'autrefois un malheureux, broyé et vivant sur la roue, lui en offroit un plus terrible, pro

longé quelquefois pendant une journée entière. La mousqueterie, le canon, l'explosion des mines, remplissant le lieu de la scène, de sang, de poussière er de fumée, devoient donc trouver des spectateurs avi➡ des de ces horreurs.

Assez long-tems nous venons de remettre sous les yeux de nos lecteurs des scènes dont le récit a dû affecter douloureusement leur sensibilité. Au point où nous sommes parvenus, nous ne pourrions plus faire un pas sans avoir à fouler des cadavres, à entendre les cris des mourans, à contempler, sur des milliers de figures humaines la cons. ternation ou l'indifférence pour la vie, tandis qu'une joie barbare éclate sur mille autres; mais cette tâche seroit au-dessus de nos forces, et ce qui nous reste à dire ne justifiera que trop notre répugnance à retracer des tableaux dont l'horreur et la continuité, en peignant, trop vivement peut-être, les maux d'une licence effrénée qui nous égara tous, pourroir finir par nous rendre moins chère une liberté sage, qui fur, dans l'origine, le seul but des travaux de nos premiers réformateurs, et dont

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