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ce que chacun veut la résoudre à sa maniere. Les sujets vantent la tranquillité publique, les Citoyens la liberté des particuliers; l'un préfere la fûreté des poffeffions, & l'autre celle des per+ sonnes; l'un veut que le meilleur Gouvernement soit le plus fevere, l'autre soutient que c'est le plus doux: celui-ci veut qu'on puniffe les crimes, & celui-là qu'on les prévienne; l'un trouve beau qu'on soit craint des voisins, l'autre aime mieux qu'on en soit ignoré; l'un est content quand l'argent circule, l'antre exige que le peuple ait du pain. Quand-même on conviendroit fur ces points & d'autres semblables, en feroit-on plus avancé? Les quantités morales manquant de mesure précise, fut-on d'accord sur le figne, comment l'être fur l'eftimation?

POUR moi, je m'étonne toujours qu'on méconnoiffe un signe aussi simple, ou qu'on ait la mauvaise foi de n'en pas convenir. Quelle est la fin de l'affociation politique? C'est la confervation & la prospérite de ses membres. Er quel est le signe le plus für qu'ils se conservent & profperent? C'est leur nombre & leur population. N'allez donc pas chercher ailleurs ce figne si disputé. Toute chose d'ailleurs égale, le Gouvernement sous lequel, sans moyens étrangers fans naturalisations sans colonies les Citoyens peuplent & multiplient davantage, eft in failli

failliblement le meilleur: celui sous lequel un peuple diminue & dépérit est la pire. Calculateurs, c'est maintenant votre affaire; comptez, mesurez, comparez *. CHA

* On doit juger fur le même principe des fiecles qui méritent la preference pour la profperité du genre humain. On a trop admire ceux ou l'ona vu fleurir les lettres & les arts, fans penetrer l'object secret de leur cuiture, fans en confiderer le funeste effet, idque apud imperitos humani'as vocabatur, cum pars fervitutis effet. Ne verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt grofier qui fait parler les Auteurs? Non, quoiqu'ils en puiffent dire, quand malgré fon éclat un pays se dépens ple, il n'est pas vrai que tout aille bien, & il ne fuffit pas qu'un poète ait cent mille livres de rente pour que fon fiecle foit le meilleur de tous. Il faut moins regardez au repos apparent, & à la tranquilité des chefs, qu'au bien-être des nations entieres & fur-tout des états les plus nombreux. La grèle desole quelques cantons, mais elle fait rarement difette. Les émeutes, les guerres civiles affarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du réláche tandis qu'on dispute à qui les tyrannifera. C'est de leur état permanent que naissent leurs profpérités ou leurs calamités réelles; quand tout refte écrafé sous le joug, c'est alors que tout deperit; c'est alers que les chefs les détrouisant à leur aife, ubi folitudinem faciunt, pacem appellant. Quand les tracafferies des Grands agitoient le royaume de France; & que le Coadjuteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans sa poche, cela n'empêchoit pas que le peuple François ne vécut heureux & nombreux dans une honnéte & libre aisance. Autrefois la Grece fleurissoit au sein des plus cruelles guerres: le sang y couloit à flots, & tout le pays étoit couvert d'hommes. Il sembloit, dit Machiavel, qu'au milieu des meurres, des proscriptions, des guerres civiles, notre République en devint plus puissante, la vertu de ses eitoyens, leurs mœurs, leur indépendan. ce avoient plus d'effet pour la renforcer, que toutes ses dissentions n'en avoient pour l'affoiblir. Un peu d'agitation donne du reffort aux ames, & ce qui fait vraimens prospérer l'espece est moins la paix que la liberte.

CHAPITREX.

De l'abus du Gouvernement, & de fa pente à dégénérer.

COMME la volonté particuliere agit fans

ceffe contre la volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la constitution s'altere, & commeil n'y a point ici d'autre volonté de corps qui resistant à celle du Prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité social. C'est là le vice inhérent & inévitable qui dés la nàif fance du corps politique tend sans relâche à le détruire, de même que la viellesse & la mort détruisent enfin le corps de l'homme.

IL Y A deux voyes générales par lesquelles un Gouvernement dégénere; savoir, quand il se resserre, ou quand l'Etat se diffoût.

LEGOUVERNEMENT se refferre quand il paffe du grand nombre au petit, c'et à dire de la Démocrarie à l'Aristocratie, & de l'Aristocratie à la Royauté. C'est-là son inclinaison naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre au grand

* La formation lente & progrès de la République de Venise dans ses lagunes offre un exemple notable de

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grand, on pourroit dire qu'il se relâche, mais ce progres inverse est impoffible.

EN EFFET, jamais le Gouvernement ne change de forme que quand fon reffort ufé le laisse trop affoibli pour pouvoir conserver la fienne. Or s'il se relâchoit encore en s'étendant, sa force deviendroit tout à fait nulle, & il fubfilterpit encore moins. Il faut donc remonter & ferrer le reffort à mesure qu'il cede, autrement l'Etat quil soutient tomberoit en ruine.

LE CAS de la dissolution de l'Etat peut arriver de deux manieres.

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cette fucceffion; & il est bien étonnant que depuis plus de douze cens en les Vénities semblent n'en érre encore qu'au second terme, lequel commença au Serrar di Confilis en 1198. Quand aux anciens Ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puisse dire le squitinio della liberta veneta, il est prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souverains.

On ne manquera pas de m'objecter la République Romaine qui fuivit, dira-t-on, un progrès tout contraire, paflant de la Monarchie à l'Ariftocratie, & de l'Aristocratie à la Démocratie. Je suis bien éloigné d'en penser ainfi.

Le premier etablissement de Romulus fut un Gouver.. nement mixte qui dégénéra promptement en Despotifme. Par des causes particulieres l'Etat périt avant le tems, comme on voit mourir un nouveau né avant. d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naissance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car de cette maniere l'Ariftocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes, restant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flotante ne fut fixée comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des Tribuns; 2

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PREMIEREMENT quand le Prince n'admi. niftre plus l'Etat felon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors il se fait un chan. gement remarquable; c'est que, non pas le Gouvernement, mais l'Etat se resserre; je veux dire que le grand Etat se dissout & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé seulement des membres du Gouvernement, & qui n'est plus rien au reste du Peuple que fon maitre & fon tyran. De forte qu'à l'inftant que le Gouvernement ufurpe la souveraineté, le pacte social est rompu, & tous les simples Citoyens,

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lors seulement il y eut un vrai Gouvernement & une vé. ritable Démocratie. En effet le peuple alors n'étoit pas seulement Souverain mais aussi magiftrat & juge, le Sénat n'étoit qu'un tribunal en sous-ordres pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les Confuls eux mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux absolus á la guerre, n'étoient à Rome que les présidens du peuple.

Dès lors on vit aussi le Gouvernement prendre sa pente naturelle & tendre fortement à l'Aristocratie. Le Par triciat s'abolissant comme de lui méme, l'Aristocratie n'étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle est à Venife & à Genes, mais dans le corps du Sénat compofé de Patriciens & de Plébeyens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puiffance active: car les inots ne font rien aux chofes, & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une Ariftocratie.

De l'abus de l'Aristocratie nacquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules-Cefar, Auguste devinrent dans le fait de veritables Monarques, & enfin fous le despotisme de Tibere l'Etat fut diffout. L'histoire Romaine ne dement donc pas mon principe; ellele confirine.

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