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les amis du bon homme et leurs chefs-d'œuvre furent cruellement poursuivis par l'envie, qui parut ne pas oser attaquer les fables. Je parlerai cependant, par la suite, de quelques critiques de détail qu'elles essuyèrent; mais si, parmi tant d'admirateurs, il se trouva si peu de jaloux, c'est que La Fontaine a encore cela de particulier que de chacun de ses lecteurs il se fait un ami : Voltaire seul eut la prétention de vouloir résister à l'entraînement général. « Il m'a écrit à moi« même, dit La Harpe dans sa Correspondance littéraire, en « parlant du poëte de Ferney, il m'a écrit qu'il ne pensoit pas « de La Fontaine autant de bien que nous, à beaucoup près Cependant, malgré une volonté bien prononcée de ne pas reconnoître les beautés du fabuliste, l'auteur de Zaïre fut quelquefois forcé de céder à l'admiration à laquelle il vouloit se soustraire, comme le prouve le fait suivant.

A son petit lever, entouré de littérateurs françois qui, presque seuls, y étoient admis, le roi de Prusse Frédéric II parloit des fables de La Fontaine avec cet enthousiasme bien senti que l'on ne peut feindre: Voltaire, dont on connoît la jalouse irascibilité, choqué de ces éloges qu'il trouvoit fort exagérés, s'oublia au point de dire, que si l'on examinoit de sang-froid ces fables si vantées, il ne s'en trouveroit peutêtre pas une qui fùt à l'abri de la critique même la plus indulgente. Le monarque défia le poëte de prouver ce qu'il venoit d'avancer. Honteux de revenir sur ses pas, celui-ci accepte le défi, et le lendemain, à la même heure, devant les mêmes personnes, il trouve un superbe exemplaire des fables que le prince avoit fait placer sur sa propre table. « Je n'irai « pas, dit-il, chercher la plus mauvaise; j'ouvre le livre au « hasard ». Il lit la première qui se présente, et n'ose la blâmer. Avec l'opiniâtreté d'un enfant gåté, sa main tremblante agite les feuillets du recueil; il en lit une seconde, puis une autre, une quatrième enfin chacune, malgré lui, le séduit à son tour, et cédant à son impatience, il fait voler l'ouvrage dans le cabinet, en s'écriant : « Ce livre n'est qu'un ramas de chefs<«< d'œuvre »>! Le prince enchanté du triomphe de son auteur favori, pardonna au vaincu l'irrévérence de son procédé.

Si Voltaire, en réparation de son injustice, eût été condamné à lire les divers apologues écrits avant La Fontaine sur les mêmes sujets qui venoient de lui arracher cette singulière alliance de mots, avec quelles délices ne seroit-il pas arrivé à ces charmantes fables qu'il vouloit dénigrer. Loin donc de nuire à la réputation de notre auteur, les recherches que je présente ne pourroient que l'augmenter, si la chose étoit possible; elles avoient d'ailleurs été commencées par de sincères admirateurs du poête de la Champagne.

que

M. de Foncemagne tenoit de madame Pons de Saint-Maurice une note des fables antérieures à celles La Fontaine avoit publiées : il la remit au savant Grosley 3 de Troyes: celui-ci, zélé pour la gloire de la Champagne 4 et passionné pour l'homme à qui cette province doit sa plus grande illustration, résolut d'accroître le nombre des indications qu'il avoit reçues: il fut aidé dans ce travail par M. Adry, son ami, dont toute la vie fut consacrée à des études sur la fable et les fabulistes: malgré leurs soins, cette notice étoit bien peu considérable, lorsque M. Grosley la transmit à un homme non moins recommandable par ses qualités personnelles que par les grandes dignités dont il fut revêtu dans l'état. L'étendue de ses connoissances devoit faire espérer un prompt accroissement à cette collection : elle devint, en effet, si nom

1 M. de Foncemagne, de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, né en 1694, mort en 1779.

2 Cette dame, auparavant madame Mazade, avoit beaucoup de lecture, entendoit le grec, le latin et l'italien: elle préféroit sagement les plaisirs de l'étude à la gloire des succès littéraires. (Note de M. le cardinal de Loménie.)

3 P. Grosley, homme probe, patriote éclairé, conuu par le tableau de Londres, par des observations spirituelles sur l'Italie, etc., accrut autant par son érudition que par son dévouement à ses princes légitimes, la gloire d'une ville que les frères Pithou avoient également illustrée sous ces deux rapports. 4 J'appellerai, par la suite, de l'injustice avec laquelle les poëtes de la langue d'oil ont été sacrifiés aux troubadours du midi de la France, lorsque ceux-ci ne sont pourtant aux autres que ce qu'un peintre de genre est à un peintre d'histoire : j'espère que l'on me permettra de dire à présent un mot sur la bonhomie endémique aux habitants de la Champagne, qualité qui n'a pas cessé de s'allier chez eux à un mérite supérieur, et qui leur donna souvent une malice d'autant plus piquante qu'elle fut toujours exempte de fiel. Trente ans après la mort de La Fontaine, à vingt lieues de sa ville natale,

breuse que l'on crut terminées des recherches qui ne forment que la plus petite partie de celles dont j'offre aujourd'hui le résultat.

En 1795, cette collection fut connue, dans l'état où elle étoit, par les leçons de M. Sélis au collège de France. Dès lors j'en avois reconnu l'imperfection, que mon père s'efforçoit de diminuer en en remplissant les nombreuses lacunes: de mon côté, heureux de consacrer à la culture des lettres le peu de loisir que laisse l'étude des sciences exactes, j'ajoutois quelques matériaux à ce dépôt formé par les hommes illustres qui s'en étoient occupés.

Devenu possesseur du fruit de leurs nombreux travaux, je crus devoir consulter plusieurs littérateurs distingués, sur les moyens de rendre utiles au monde savant les richesses renfermées dans les manuscrits que j'avois entre les mains. Tous me conseilloient de les publier; mais tous s'accordoient sur la nécessité de rendre cette collection aussi complète qu'il seroit en mon pouvoir de le faire. Ils ne me recommandèrent pas moins d'en éloigner tout ce que j'y trouverois de défectueux ou de superflu. Persuadé que le premier mérite d'un compilateur étoit une scrupuleuse fidélité, j'osai me charger d'une entreprise aussi longue que difficile; j'ai lu, j'ai relu plus d'une fois un grand nombre d'ouvrages; j'ai souvent

naquit P. Bayen. Dans une carrière toute différente, il montra la même simplicité, la même candeur, le même désintéressement que le fabuliste. A un génie aussi exact qu'élevé, il sut joindre et la bonhomie et l'innocente malignité de son compatriote; mais ce qui rapproche ces deux hommes si différents d'ailleurs, c'est une profonde connoissance des secrets du cœur humain. Dans des circonstances plus difficiles, il ne montra pas moins de fermeté que l'ami de Foucquet. L'étude des sciences physiques n'excluoit pas de son esprit l'érudition et un goût littéraire très-délicat. Sa conversation toujours utile, toujours agréable, laissoit à peine reconnoître le penseur profond : avec des mœurs pures, conteur non moins charmant, ses tableaux plus exacts n'avoient pas un coloris moins brillant, moins vrai. Peut-être oubliera-t-on, peut-être a-t-on oublié déjà les services qu'il rendit à la France, lors de la prise de Port-Mahon; et à Paris, qu'il enrichit par les bacs, les machines des maraichers, celle du port Saint-Nicolas, etc.; son style, babituellement pittoresque, ne s'adressoit qu'à l'oreille de l'amitié; mais ceux qui ont eu le bonheur de l'entendre, peuvent-ils lire une fable de La Fontaine, saus se rappeler le bon

homme de Châlons.

comparé les manuscrits entre eux et avec les imprimés; pour ces derniers, j'ai consulté les éditions les plus anciennes à côté des publications les plus récentes; enfin, autant que la chose m'a été possible, j'ai puisé aux sources mêmes qui m'ont été ouvertes largement par les bons et généreux offices de MM. les conservateurs et employés de la Bibliothèque du Roi ' et des autres Bibliothèques publiques. Chargé, grâce à ces respectables gardiens de nos trésors littéraires, de nombreuses richesses, je n'ai pas tardé à sentir que cette abondance ellemême pouvoit devenir nuisible, et rendre stériles les travaux de ceux qui avoient commencé ces recherches et ceux que j'avois entrepris pour achever leur ouvrage. Je m'étois promis d'être utile, et je craignis de n'être qu'importun, en surchargeant la littérature d'une compilation indigeste dont le poids ne feroit qu'inspirer le dégoût pour ce genre d'érudition. Arrivé aux deux tiers de la vie, je sentois se joindre à l'amour que j'avois toujours eu pour le Bon Homme, le besoin de lui témoigner ma reconnoissance de toutes les jouissances, de toutes les consolations que je lui devois, depuis le moment où le développement de mes facultés intellectuelles m'avoit permis de confier à ma mémoire la première et non la meilleure de ses fables. Je m'étois promis d'élever à sa gloire un modeste monument, et je me voyois réduit à ne lui offrir qu'un lourd amoncèlement de matériaux informes; je voulois tout dire, et je craignois de dire trop; je ne voyois aucun moyen d'échapper à cet embarras, lorsque j'eus le bonheur de rencontrer dans une protection éclairée, et de puissants encouragements pour la publication de mon travail, et, ce qui me semble bien plus précieux, d'utiles conseils qui me donnèrent le moyen, en publiant mes recherches, de les abréger sans en rien retrancher.

1 Mon père avoit été, pendant vingt-cinq ans, attaché au département des imprimés de la Bibliothèque du Roi : l'estime qu'il s'étoit acquise par son dévonement au bien de cet établissement, l'amitié que l'on eut pour lui et qui embellit ses derniers jours, s'étendirent sans doute jusqu'à moi; mais, j'ose le dire, sans craindre d'être accusé d'ingratitude, tout autre à ma place, en témoignant seulement une vive envie de bien faire, auroit obtenu un accucil non moins favorable.

Mais il ne m'a pas semblé inutile de donner auparavant, sur les auteurs que j'ai cités, des notices que j'ai fort abrégées pour le plus grand nombre d'entre eux: j'ai donné un peu plus d'étendue à celles que j'ai consacrées aux auteurs les moins connus ou les moins bien connus : je vais même faire précéder cette partie de mes prolégomènes par une exposition simple et franche des principes qui m'ont guidé dans le choix des fables que j'indique. Il seroit impossible de rendre un compte détaillé des motifs qui m'ont déterminé à choisir ou à rejeter chacune d'elles je me bornerai à justifier en général les préférences que j'ai données aux unes, les exclusions qui ont été le partage des autres.

M'arrêter à une bonne définition de la fable, examiner ce qui la sépare exactement de plusieurs autres genres voisins, faciles à confondre avec elle, reconnoître les règles de cette branche de la littérature, voilà les premiers objets qui se présentèrent à mon étude lorsque je voulus coordonner les nombreux matériaux que j'avois ramassés de toutes parts: je n'obtins pas de ce travail des résultats bien satisfaisants. Les définitions, en effet, les règles ne peuvent être que le résultat des méditations des autres hommes sur les créations du génie: la poétique, la rhétorique d'Aristote, sont postérieures aux chefs-d'œuvre d'Homère, de Sophocle, d'Euripide, etc. C'est aussi plusieurs siècles après Ésope qu'Aphtone nous présente cette définition pour la fable : « L'apologue, dit-il, est * un discours imaginé pour représenter la vérité par de cer<«<taines images. » Quel sens pouvons-nous trouver dans ces expressions? elles sont vagues et n'offrent rien de satisfaisant à l'esprit on se contenteroit plutôt de ce que dit Phèdre dans le petit nombre de vers qui précèdent son recueil : il se propose d'amuser en même temps et d'instruire; mais c'est une loi commune à tous les genres de littérature; c'est le but vers lequel doivent se diriger tous les hommes qui écrivent pour leurs semblables : réunir l'agréable à l'utile n'est-il pas le précepte si connu d'Horace, qui le prescrit à tous les écrivains, de quelque nature que soient leurs ouvrages?

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