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ni Ésope, ni Phèdre, ni aucun des fabulistes, ne l'a gardée ; tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pu entrer avec grâce, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît: c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvais les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d'Ésope, la fable était contée simplement, la moralité séparée, et toujours ensuite. Phèdre est venu, qui ne s'est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement. Quand il serait nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n'est pas moins important: c'est Horace1 qui nous le donne. Cet auteur ne veut pas qu'un écrivain s'opiniâtre contre l'incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu'il prétend, un homme qui veut réussir n'en vient jusque-là ; il abandonne les choses dont il voit bien qu'il ne saurait rien faire de bon.

Et quæ

Desperat tractata nitescere posse relinquit.

C'est ce que j'ai fait à l'égard de quelques moralités du succès desquelles je n'ai pas bien espéré.

Il ne reste plus qu'à parler de la vie d'Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que

7 Fabuliste. The word was coined by La Fontaine, and is not found in the first edition of the Dictionnaire de l'Académie, published after La Fontaine's death.

8 'Not so with the moral, which is indispensable.'

9 Que si'quod si,' starting a fresh hypothesis.

10 Horace, Ars Poëtica, v. 150.

Planude" nous a laissée. On s'imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables. Cela m'a paru d'abord spécieux ; mais j'ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xantus et Ésope: on y trouve trop de niaiseries. Eh! qui est le sage à qui de pareilles choses n'arrivent point? Toute la vie de Socrate n'a pas été sérieuse. Ce qui me confirme en mon sentiment, c'est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des sept Sages, c'est-à-dire d'un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention. Il est aisé de douter de tout: quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque aurait voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d'être véritable partout ailleurs, et de conserver à chacun son caractère. Quand cela serait, je ne saurais que mentir sur la foi d'autrui : me croira-t-on moins que si je m'arrête à la mienne? Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j'intitulerai : Vie d'Esope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s'y assurera pas; et, fable pour fable, le lecteur préférera toujours celle de Planude à la mienne.

12

11 For this Maximus Planudes see notice on Æsop.

12 There was already published, though little circulated, a good life of Æsop by Meziriac.

FABLES

A MONSEIGNEUR LE DAUPHIN

JE chante les héros dont Ésope est le père,

Troupe de qui l'histoire, encor que mensongère, Contient des vérités qui servent de leçons.

ΙΟ

Tout parle en mon ouvrage, et même les poissons:
Ce qu'ils disent s'adresse à tous tant que nous sommes; 5
Je me sers d'animaux pour instruire les hommes.
ILLUSTRE REJETON D'UN PRINCE aimé des cieux,
Sur qui le monde entier a maintenant les yeux,
Et qui, faisant fléchir les plus superbes têtes,
Comptera désormais ses jours par ses conquêtes,
Quelque autre te dira d'une plus forte voix
Les faits de tes aïeux et les vertus des rois.
Je vais t'entretenir de moindres aventures,
Te tracer en ces vers de légères peintures:
Et si de t'agréer je n'emporte le prix,
J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.

15

LIVRE I.

I. LA CIGALE ET LA FOURMI.

LA cigale, ayant chanté
Tout l'été,

Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue:
Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau.

Elle alla crier famine

Chez la fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'oût, foi d'animal,
Intérêt et principal.

La fourmi n'est pas prêteuse :
C'est là son moindre défaut.

Que faisiez-vous au temps chaud?
Dit-elle à cette emprunteuse.—
Nuit et jour à tout venant

Je chantais, ne vous déplaise.-
Vous chantiez! j'en suis fort aise:
Eh bien! dansez maintenant.

5

ΙΟ

15

20

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