TROIS FEMMES DE NOTRE TEMPS. EUGÉNIE DE GUÉRIN-CHARLOTTE BRONTÉ-RAHEL LÉVIN. III (Voir page 287.) De l'Angleterre au maintien compassé, à la religion froide, M. C. Selden nous conduit en Allemagne, pays de la sentimentalité et des recherches intellectuelles, et c'est chez une Juive habitant Berlin qu'il nous introduit pour nous faire connaître un salon allemand à la fin du dix-huitième siècle. Rahel Lévin n'était âgée que de vingt ans lorsqu'elle perdit son père, Israélite opulent, d'un caractère sombre et violent avec sa famille, mais aimable et prévenant envers les étrangers. La jeune Rahel, douée d'une grande intelligence et d'un tact parfait auquel se joignait une véritable bonté de cœur, fut estimée et recherchée aussitôt qu'elle parut dans le monde. Elle exerçait la, vertu d'obligeance au degré supérieur, cette véritable obligeance, qui consiste à aller au-devant de tous, à deviner les chagrins pour les alléger et à s'oublier pour ne songer qu'à la joie et au bonheur des autres. Rahel était en outre d'une loyauté rare son esprit était incapable, non-seulement de mensonge, mais de manque de sincérité. Son mari, qui eut le bon goût de ne pas être jaloux de la supériorité et des succès de sa femme, disait qu'elle ne croyait jamais se nuire en se montrant telle que Dieu l'avait faite, ni gagner en cachant quelque chose. "La candeur naturelle, la pu"reté intime de l'âme, la sincérité "de sentiments, sont les seules "choses dignes d'estime, le reste "n'est que régularité extérieure "et convention," disait elle souvent à ceux qui l'entouraient de leurs admirations et de leurs respects. Malheureusement pour Mile. Lévin, tout concourait à l'isoler des siens. Sa mère et ses frères, malgré leur position aisée, se montraient d'une rapacité digne de leur race et bien peu en rapport avec les idées larges et généreuses de Rahel. Combien elle eût été à plaindre sans les amis illustres qui fréquentaient les salons de sa famille. Près d'eux, la jeune fille oubliait les mesquineries de son intérieur; et, inépuisable en idées, en aperçus fins, en saillies spirituelles, elle effleurait d'une main légère et comme en se jouant les sujets les plus graves. Sûre de la bienveillance, elle pouvait, sans emphase ni bizarrerie, aborder les sujets les plus variés, les plus opposés même. Mais ce manque d'union avec les siens qui la privait du bonheur intime si nécessaire à toute femme de cœur, l'avait rendue paradoxale et même un peu sceptique. Voici, par exemple, ce qu'elle écrivait à sa sœur cadette, qui l'avait consultée sur un mariage. "Le manque de durée de toutes "choses, la séparation inévitable "entre l'objet et ses motifs, c'est, ses motifs, c'est, "vois-tu, l'explication finale de "tout ce qui est humain. Tu ne veux pas appartenir à l'hu"manité; c'est bien: détruis-toi. "Chez moi, c'est l'opposé cela "seul qui a un terme, cela seul "qui est humain me tranquillise "et me console." Combien cette amertume ressemble peu à la douce confiance et à l'ardente espérance de la pieuse Eugénie de Guérin! et quelle nouvelle preuve, s'il en était besoin, pour démontrer que le vrai bonheur est impossible sans le profond sentiment religieux qui vous élève au-dessus de tout ce qui se passe! Charlotte Bronté avait du moins cette rudesse protestante qui repousse les attendrissements du cœur et de l'âme, semblable à un avare qui craint de perdre une parcelle des mérites de son sacrifice. Mais la pauvre Rahel ne possédait que les ressources intellectuelles de l'esprit, et c'est peu. Goethe, dont elle était si fière d'être compatriote; Goethe, peu enclin à surfaire la valeur d'un esprit féminin, se plaisait à l'appeler une fille généreuse. "Elle "est puissante par sa manière de "sentir et légère dans sa façon "d'exprimer ce qu'elle ressent, "disait-il. Mieux on la connaît, "plus on se sent attiré et douce"ment enchaîné." Cependant elle fut longtemps sans enchaîner personne. Enfin, un de ses amis, Varnhagen d'Ense, jeune homme de vingt-six ans, lui offrit sa main. Laissons-le décrire le charme de sa première entrevue avec Rahel. par leur grandeur comme par "leur nouveauté et sans cesse "d'accord avec ses moindres ac"tions. Tout cela imprégné du "sentiment de l'humanité la plus "pure, guidé par la conscience la "plus active du devoir, traversé par le plus noble oubli d'elle"même devant des joies et des "douleurs étrangères..-" Rahel avait alors 36 ans, et cette énorme différence d'âge, jointe à son peu de beauté et de fortune, devait lui inspirer des craintes sur la durée d'un sentiment que peut-être son cœur, habitué à l'indépendance, ne partagea pas tout d'abord. Mais en Allemagne, les mariages ne se font pas comme en France; on ne s'y marie pas sans se connaître et avec une précipitation qui pourrait faire supposer d'abord qu'on a de part et d'autre beaucoup à cacher, ensuite qu'on est àpeu près décidé à l'avance à fairebon marché du devoir. Selon l'usage de leur pays, les dexu amis se fiancèrent, et puis furent obligés de se séparer. "Va! je n'ai pas peur; je t'at"tendrai je sais que tu ne me "laisseras pas," écrivait l'indul. gente Rahel huit ans plus tard, alors qu'une Française aurait mille fois perdu patience. En France, où la dot, la beauté, le nom ou la position passent avant les sentiments du cœur, une pareille séparation eût certainement été fatale: le fiancé ne devait-il pas craindre qu'un autre ne s'emparât de l'esprit de Rahel? la fiancée ne devait-elle pas redouter ces hasards cruels qui menacent et troublent les affections? son cœur naturellement sceptique et meurtri par le contact du monde, ne pouvait-il pas craindre l'ascendant de l'opinion sur un homme si jeune encore ? "Mais le véritable amour n'a " rien à craindre des discours mondains, des considérations posi"tives; un souffle de vent étranger ne saurait détruire les affec"tions fortement enracinées dont "le germe vivace repose abrité au "plus profond du cœur." Cet amour sait attendre, car il ne saurait pas se reporter ailleurs. C'était celui de Rahel. Etait-ce celui de Varnhagen? Nous le verrons tout à l'heure. Rahel ne fut pas un écrivain et n'eut pas, comme Charlotte, la pensée de se faire imprimer; ce fut seulement après sa mort que son mari chercha dans la publication de ses lettres une sorte de consolation. Ces lettres qui formèrent trois volumes, avaient été écrites dans une quarantaine d'années et peignent les états divers de la jeune fille, de la personne indépendante et de la femme mariée. Parmi les sentiments généreux qu'elle y exprime avec une âme sympathique à tous les intérêts, perce une certaine nuance d'ironie semblable au plaisir de suivre jusqu'au bout une idée singulière et originale on y sent avec tristesse, la femme qui a beaucoup perdu, qui a beaucoup souffert. Dans l'existence de Rahel la juive, comme dans celle de Charlotte la protestante, on découvre l'absence de la croix du Sauveur, on n'y rencontre pas non plus la douce vision de la Vierge mère. Dans une de ses lettres, Mlle. Lévin raconte l'impression que lui a causée sa visite dans un couvent catholique. C'est en artiste qu'elle a assisté aux offices de la chapelle: "J'y retournerais volontiers, ne "fût-ce que pour entendre leur "musique et respirer l'odeur de l'encens," dit-elle. Mais les mortifications des religieuses lui semblent plus bizarres qu'attendrissantes; elle les plaint de remplir les fonctions de jardinier, de cuisinier, de préparer des médicaments, de tâter le pouls aux malades. "Leurs mains sans excep"tion, dit-elle, m'ont paru grossières, et leurs pas masculins "rappellent le passage d'une pa"trouille." Plus tard cependant Rahel fera volontairement tout ce que faisaient ces religieuses. Chez elle d'ailleurs le sentiment religieux était réel et s'élevait par moment jusqu'aux accents de la foi. "Dans les moments de souf"france, écrivait-elle, combien la "foi me rend heureuse! j'aime à m'y reposer comme sur un doux "oreiller." Le cœur se serre en lisant ces paroles empreintes d'une pieuse simplicité: on songe avec peine au peu de secours qu'il aurait fallu pour aider cette femme à devenir une ardente prosélyte de la véritable religion, et en même temps on s'étonne qu'elle n'ait pas cherché à connaître le christianisme. "N'essayez pas de maîtriser un " élan généreux ni de refouler un "sentiment vrai, écrit-elle à un "ami: le désespoir, le décourage"ment sont les fruits inévitables "de tout raisonnement sec; exa"minez-vous avec soin et redoutez "avant tout les arrêts d'une sagesse que le cœur n'éclaire point." 66 Rahel et Varnhagen s'étaient promis de se réunir un jour. Mais l'absence est souvent fatale aux liens les mieux affermis, et plus d'une fois celui-ci manqua de se rompre. "Une femme qui a passé 30 ans, dit notre auteur, doit crain"dre que la jeunesse prouvée par "acte officiel ne l'emporte sur la "jeunesse de l'esprit et de l'âme." Il semblait bien difficile pourtant de trouver une rivale à une femme supérieure comme Rahel: mais le premier moment d'enthousiasme passé, Varnhagen se prit à songer que sa fiancée avait été bien prompte à accepter les engagements par lesquels lui, jeune homme, inexpérimenté, s'était lié; peut-être sa mémoire lui retraçat-elle certaines confidences de gens mal mariés, qui l'avaient assuré que la générosité est une duperie. "...Pour rien au monde sans doute il n'aurait consenti à renoncer à cette affection, dont il était fier; mais il crut que sa fidélité serait acceptée sans son nom, et il osa offrir son dévouement en échange du lien projeté." Rahel ne pouvait accepter un compromis aussi humiliant pour son cœur que dangereux pour sa réputation; elle le repoussa donc, mais, de plus, et ceci est moins fier, elle refusa nettement et douloureusement de rendre à Varnhagen sa parole, voici ce qu'elle écrivit : "L'amertume égale au moins "la peine, quand toi, l'unique, le "seul qui me connaisse tout à fait, 66 se détourne de moi, ou, ce qui "est tout un, quand tu te manques "à toi-même en m'abandonnant. "Ce mot est sévère; il est pour"tant vrai, mon ami. Mais je "dois me montrer sévère envers "le seul qui m'ait mise en droit "d'attendre quelque chose de lui, "De toi seul j'espérais et je croi"rais te faire injure en te disant "que j'ai cessé d'espérer." A cette amère douleur s'en joignit une autre matérielle mais cuisante, surtout pour quiconque a passé les jours de la jeunesse. A moitié abandonnée, à moitié exploitée par sa famille, Rahel était devenue pauvre. Vaillante et forte, elle avait pu longtemps cacher à ses amis les privations qu'elle s'imposait pour tenir sa maison sur un pied convenable; elle venait de perdre sa mère et un de ses frères, qui moururent en la bénissant de ses soins, et il fallait ajouter ces chagrins aux soucis d'argent qui chaque jour augmentaient. Hélas! nulle consolation dans cette détresse, car Rahel ne pouvait pas s'écrier comme l'auguste fille d'un grand roi: "Je remercie Dieu "de deux choses: la première de "m'avoir faite chrétienne, la se"conde de m'avoir faite malheu"reuse." L'économie n'était pas sa principale vertu, et la bonté, ce luxe dont elle ne savait pas se passer, la portait à se priver des choses les plus nécessaires pour que ses domestiques ne manquassent de rien. "Ce n'est que par égoïsme, "disait-elle en riant: j'aime mieux "les gâter que de me gâter moi"même." Les malheurs de la guerre achevèrent de ruiner sa bourse et sa santé. Pour venir en aide à ses compatriotes, elle organisa des quêtes. Quand l'argent manquait, elle payait de sa personne, réalisant cet admirable précepte: "Après avoir tout donné, donnez-vous vous-même." La véhémence de ses sensations usait ses forces, son corps si frêle pliait sous l'excès des privations et des fatigues: elle tomba ma lade, et durant trois mois fut obligée de garder le lit. Ses ressources étaient épuisées, la misère s'avançait à grands pas. Rahel se décida à demander à un de ses frères qui était riche de lui envoyer un peu d'argent; nonseulement celui-ci refusa, mais se donna le cruel plaisir de tancer la pauvre fille sur ce qu'il appelait ses folles largesses. Durant six mois, la guerre ayant intercepté toutes les communications, elle fut privée de recevoir des nouvelles de celui qu'elle appelait encore son fiancé. Cette inquiétude devait être la dernière. Un matin en s'éveillant, Rahel aperçut une lettre qu'on venait d'apporter. Par une subite inspiration, bien digne d'un cœur qui n'avait jamais désespéré, elle devina ce que ce billet pouvait : la vivante espérance, qui ne meurt jamais dans les âmes vaillantes, lui criait qu'elle tenait enfin le bonheur. C'était lui en effet. Dix jours après, elle épousait Auguste Varnhagen, qui, revenu de ses anciennes hésitations, parut s'exécuter de bon cœur. "Va, tu ne te repentiras pas de "m'avoir épousé," lui écrivait-elle naïvement peu de temps avant son mariage: "cher, précieux et fi"dèle ami. Aime-moi, ne m'aime plus, à la grâce de Dieu! quoi qu'il arrive, je te suis acquise pour toujours, tu peux compter sur moi je suis sûre 66 comme tu as été sûr; Rahel ne "et manquera pas." 46 66 Son mari fut plus tard nommé ministre de Prusse, et Rahel devenu ambassadrice, se vit entourée comme dans le meilleur temps de sa jeunesse. Elle avait 62 ans lorsqu'elle fut atteinte de la maladie qui devait l'emporter. Varnhagen ne la quittait pas, essayant de la distraire de ses maux en lui lisant les livres qu'elle aimait le plus; et Henri Heine, apprenant qu'il lui était ordonné d'appliquer des feuilles de roses fraîches sur ses yeux enflammés, lui envoyait ses premiers poèmes au fond d'une corbeille remplie des plus belles roses. Mme. de Varnhagen avait toujours beaucoup aimé la Bible et surtout, quoique juive, le Nouveau Testament. Elle ne pouvait se lasser d'entendre lire l'histoire des souffrances et de la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Un jour, se sentant plus faible, elle prit la main de son mari, la serra contre son cœur, et lui dit: "Je vais mieux mon ami. Je "viens de penser longuement à Jésus, et il me semble n'avoir "jamais senti comme en ce moment "combien il est mon frère, le frère "de tous les hommes. Cela m'a "soulage..." Ce furent ses dernières paroles. Ces trois femmes expliquent-elles la femme de notre temps? C'est au moins contestable; mais nous y devons reconnaître trois figures intéressantes. Nous n'essaierons pas de les comparer. Du reste, les différences qui existent entre elles sautent aux yeux; et certes, bien que ce soit Eugénie de Guérin, la Française et la catholique, qui ait eu selon le monde le plus modeste rôle, aucun esprit élevé ne peut contester qu'elle n'ait eu la plus belle vie. GABRIEL CERNY. -Correspondance des Familles. |