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ALICE

VII

(Voir pages 100, 202 et 253.)

Huit jours après le départ d'Henri Mérédic, un événement longtemps inexpliqué vint attrister à Winter-Hill et étonner à Hyghléna. Fergus avait disparu une nuit de la contrée, sans donner aucune raison de sa fuite ni aucun

renseignement sur ses projets. Cette circonstance préoccupa quel que temps les imaginations, puis fut à demi oubliée dans les fêtes qui eurent lieu à la fin de l'automne, pour célébrer le mariage de miss Alice Evelyn et de lord Georges Eberton. L'époque en avait été avancé de deux mois.-A cause, disait lady Mary, de l'impatience de ses deux tourtereaux.

Au commencement de décembre, on était parti pour la Bretagne, où l'on ne devait aller qu'au mois de mai. Mais, écrivait lady Mary à ses amis, le bonheur conjugal aime le mystère, et rien de plus favorable que la solitude de Glennaël pour une première lune.

Là enfin on avait appris, d'après un rapport de Hugues à Goédic, dans un de ses voyages au port, que le jeune Écossais était allé rejoindre le lieutenant Mérédic, et que ce dernier, sur ses instances, avait obtenu son embarquement sur la frégate l'Almée. Effectivement, deux lettres, l'une d'Henri, l'autre de Fergus, longtemps retar

dées, pour avoir été expédiées en mer, étaient venues, un mois plus tard, confirmer ces détails. Puis l'hiver s'était écoulé sans aucune autre nouvelle. Et lady Mary continuait d'écrire à tout le monde que le bonheur de ses deux enfants ne se pouvait peindre, et la rajeunissait.

Un jour de printemps, qu'un gai soleil brillait dans la campagne, lady Alice était assise devant un feu clair qui brûlait encore dans la cheminée du salon, bien qu'il fût deux heures de l'après-midi. William venait de la quitter pour aller, avec le docteur Hélio, à la recherche d'une plante qui manquait à l'herbier de l'infatigable Bénédict. La jeune femme était seule, un livre ouvert sur un guéridon auprès d'elle, et les yeux machinalement fixés sur la pendule, comme si la pendule eut cessé de lui compter les heures. Elle avait penché la tête sur sa main, et cherchait à se recueillir dans la paix de sa solitude, lorsque la porte s'ouvrit et donna passage à sa belle-mère. -Vous êtes seule ? dit lady Mary en entrant, je vous croyais avec Georges,

-Georges est sorti? demanda Alice en se levant à demi.

-Georges est sorti, et c'est pourquoi je m'étonne...Est-ce que vout êtes souffrante, chère enfant?

En parlant ainsi, elle prit le livre, en examina le titre, parcourut

quelques lignes, et le rejetant sur la table avec une légère marque d'impatience:

-Ces lectures vous font mal, Alice; ces mystiques rêveries du catholicisme sont aussi malsaines à l'âme que les puérilités des romanciers et des poëtes. La vie est chose plus positive que tout cela, et c'est dans l'activité pratique, et non dans la contemplation, qu'il en faut charcher le sens, la joie et la vérité. Venez, allons rejoindre Georges; votre mari désire que vous fassiez de l'exercice, et votre devoir est de lui obéir et de ne le point quitter.

Alice se leva doucement, sonna Maggy, se fit apporter un châle, et sortit sur les pas de sa belle-mère, avec la docilité d'un enfant timide et sans volonté.

-Vous n'avez pas encore visité les bois, reprit lady Mary, je veux vous montrer les merveilles accomplies par Georges depuis votre

retour.

Et elle l'entraîna à gauche du chateau, de ce même côté par où Alice était partie un jour à cheval avec Henri.

Le ciel était d'un bleu tendre, la lumière douce et sereine. La terre foisonnait d'herbes nouvelles, et la nature etalait avec profusion le luxuriant aspect de la végétation printanière. Les bois étaient en pleine feuillaison, la vie et la joie y surabondaient comme la sève. On entendait dans les rameaux les chants du coucou,degais sifflements de merles, des gémissements des tourterelles, et des gazouillements de fauvettes qui voletaient dans les buissions d'aubépines et de genévriers en fleurs. Les frais aromes des plantes fleuries se fondaient dans les senteurs plus vives de la verdure et des fleuilles naissantes, et il s'exhalait comme un concert de parfums que la brise répandait

par bouffées odorantes, qui embaumaient les airs.

-Voyez, disait lady Mary en montrant à Alice l'allée fraîchement tracée qu'elles parcouraient dans le bois, voyez ce que Georges a fait avec sa prudente intelligence! Ici'était le lit d'un torrent; le torrent a été comblé, les arbres abattus, le terrain nivelé, et vous pouvez maintenant visiter toute cette partie du bois, sans crainte aucune d'accrocher votre robe ou de vous déchirer les pieds.

-Cela est vrai, dit Alice, qui reconnaissait parfaitement la ligne du ravin, dont elles suivaient les anciennes sinuosités.

-Mais ce n'est pas tout, continua lady Mary, tout en ramassant des branchettes qu'elle allait poser sur des piles de bois voisines, mon fils a calculé que, les ouvriers payés, il bénéficierait peut-être d'un millier de francs sur la vente de ces arbres, et le notaire Legoën conclut à peu près à la même évaluation.

-Vraiment? fit la jeune femme avec distraction.

-De plus, Georges a renvoyé l'ancien garde. Il faut ici un homme plus actif et moins tolérant que ce vieux Goédic. On ne saurait souffrir plus longtemps les maraudes des paysans du voisinage. En même temps que c'est encourager la paresse, c'est déprécier le revenu d'une terre que vous devez améliorer de plus en plus, en vue de l'avenir de vos enfants.

Alice tressaillit comme au choc d'un éclair, mais ce tressaillemont en eut à peine la durée.

Elles étaient arrivées près de cet endroit où Henri, l'année précédente, lui avait prophétisé la destinée de ces bois et la sienne. Mais la sauvage beauté de ces lieux avait été anéantie. Quelques viornes seulement et quelque chèvrefeuilles, échappés au masacre,

fleurissaient encore ça et là, comme pour faire respirer le passé à la jeune femme dans le parfum pénétrant de leurs fleurs.

-Bien! très-bien! s'écria lady Mary en promenant autour d'elle un regard satisfait. Imaginez-vous, Alice, qu'il y avait autrefois ici un amas d'inutiles rochers couverts de mousse, et, de chaque côté, des buissons de lianes pendantes qui rendaient le passage à peu près impraticable. Voilà de quelle manière Georges a transformé cette fondrière, et admirez de là ce que peut la volonté de l'homme.

-En effet, murmura Alice, ce site a complétement changé d'aspect.

-Mais, s'il y a embellissement, reprit lady Mary, il y a aussi gain, ne vous y trompez pas. Les lianes serviront au chauffage du garde cet hiver, et celles des roches qui sont en grès pur sont déjà vendues à la municipalité du port, pour servir au pavage de la principale rue de la ville. Comprenez-vous, chère enfant? Et, comme tout doit être leçon pour le perfectionment de notre âme, que de gains pour l'existence à venir, et d'embellissements pour la vie présente, si l'on pouvait ainsi élaguer de son cœur toutes les idées fausses, les superstitions, les passions parasites! Ah! si vous pouviez ouvrir les yeux à la lumière, Alice, si vous pouviez secouer le joug!...

-La religion catholique était la religion de ma mère, répondit simplement Alice, je désire vivre et mourir dans la foi qui l'a consolée.

Elles firent quelques pas sans reprendre la conversation. La coupe du bois sur ce point laissait à découvert un large espace du ciel, et Alice suivait des yeux une hirondelle qui décrivait des courbes gracieuses sur le fond bleu du fir

mament.

-D'où vient-elle ? pensait la pauvre femme; et peut-être, en venant, l'a-t-elle rencontré en mer!

-Vous pleurez! s'écria sa belle-mère en la surprenant les larmes dans les yeux. Pourquoi ces pleurs, Alice? qui peut vous affliger? N'êtes-vous pas heureuse? Georges ne vous aime-t-il pas ? A Dieu ne plaise que je suppose ici le regret impossible d'un caprice oublié. Vous m'avez noblement avoué cet enfantillage avant d'épouser mon fils, et vous avez dû reconnaître depuis ma sagesse et ma prévoyance, lorsque je combattais les illusions de vos scrupules en vous garantissant que de pareilles chi-. mères ne sauraient être à craindre pour la jeune fille qui va cesser d'être libre, parce qu'elle ne doit aimer que son mari et n'aimera que lui seul. Mais enfin, qu'avezvous? Georges ne porte-t-il pas un des noms les plus respectés de l'Angleterre? Sa position dans le monde et ses relations ne lui assurent-elles pas le succès, à quelque hauteur qu'il aspire? Et, pour ce qui est de votre existence privée, Alice, n'avez-vous point retrouvé parmi nous une famille, et en moi une mère pour vous diriger?

-Georges est bon pour William et pour moi, répondit Alice, et Dieu m'a donné plus que je ne mérite.

Comme elle achevait ces mots, elle poussa un cri et s'appuya en chancelant contre un arbre. Un coup de feu venait de partir du bois, et l'hirondelle, frappée de mort, était tombée sur le gazon. En même temps Georges apparut derrière un bouquet d'arbres audessus duquel un léger nuage de fumée tournoyait encore en se dissipant.

-Georges lui-même! s'écria lady Mary; vite, Alice, essuyez vos yeux !

Alice obéit, tandis que Georges allait ramasser l'hirondelle encore palpitante, et l'apportait à sa femme pour lui en faire admirer le plumage.

-C'est une hirondelle de mer, dit-il; elle n'a pus désormais à eraindre la tempête.

Non, elle ne souffre plus! murmura Alice en cherchant à essuyer une goute de sang qui perlait sur son doit.

Son mari se mit à rire, et se tournant vers sa mère, et lui montrant les percées :

-Eh bien! mylady, estimez vous que vos ordres ont été fidèle

ment suivis?

-Dites vos inspirations, Georges, répondit aussitôt lady Mary.

Et elle les quitta pour aller inspecter la besogne de quelques ouvriers, qui travaillaient à une centaine de pas plus loin. Georges, tenant son fusil d'une main, offrit à sa femme le bras qui lui restait libre, et tous deux continuèrent leur promenade vers ce mamelon des bouleaux, où Henri avait fait à Alice le premier aveu de son

amour.

-Ce bouquet de verdure fait obstacle dans mon plan, je le ferai supprimer, dit Georges en indiquant du doigt les bouleaux dont le vent agitait les panaches flottants devant eux.

-Oh! non; grâce pour ces pauvres arbres! s'écria Alice un peu trop vivement.

-Comme vous dites c la ! reprit son mari en la regardant.

Elle se mit à examiner les jeunes cépées, qui commençaient à remplir, en certains endroits, la place. des vieux arbres abattus dès l'hiver, et parut prendre à ce qu'elle regardait le plus vif intérêt tout le reste du temps.

Lorsqu'ils arrivere tau hateau, lady Mary était déjà rentrée et

assise dans le salon devant un métier à tapisserie. Son infatigable activité ne cessait dans ses jambes que pour passer dans ses mains, et n'était jamai suspendue dans sa tête. Tout en travaillant, elle commença à donner vingt ordres, sous forme de consultations et d'avis, à Georges et à sa femme, et continua, sans quitter la parole, de partager ses regards entre les points du canevas et les lignes d'une grosse Bible ouverte sur un petit pupitre disposé devant elle.

Il s'agissait d'un bosquet à planter au milieu d'une pelouse, qui s'étendait entre les ruines et la

cour du château. Alice avait ma

nifesté le désir qu'on y mît des arbustes nains et à fleurs odoran

tes; lady Mary opinait pour une plantation de tilleuls, à cause de l'utilité des fleurs, ou un semis de pins, qui donneraient dans l'avenir des pommes résineuses pour la saison d'hiver.

-D'ailleurs, c'est à vous de décider, ajouta-t-elle en s'adressant à son fils.

-Je crois qu'Alice préférerait un parterre, hasarda Georges en se tournant vers sa femme; elle craint que ces arbres ne cachent un jour la vue que l'on a de la tour.

Alice ne voit que par vos yeux et ne saurait avo.r d'autre avis que le vôtre, repartit lady Mary avec vivacité.

Georges opta donc pour un semis de pins. et Alice y donna son plein assentiment.

Bénédict arriva sur ces entrefaites avec William.

-Avez-vous trouvé votre plante merveilleuse, docteur ? lui cria lady Mary.

-Trouvée, dit Bénédict e se frottant légèrement les mains comme s'il eût craint de les briser l'une contre l'autre.

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-En revenant par le port, nous avons pris les dépêches à la poste, dit alors William en cherchant un siége de la main; il y a des journaux de France et d'Angleterre, mais pas de lettre de Fergus.

!

-Pas de lettre du jeune M. Fergus répéta mélancoliquement Bénédict, en déposant sur la table le courrier qu'il avait déjà oublié dans sa poche.

-C'est incroyable, murmura Georges, qui venait de prendre une des feuilles quotidiennes et d'en briser la bande.

-Qu'y a-t-il d'incroyable en cela, Georges? dit lady Mary avec un ton d'aigreur. Si Fergus avait jamais eu la plus simple notion du devoir, eût-il exécuté une aussi scandaleuse escapade, alors même qu'il eût eu pour complice M. Henri Mérédic

-M. Mérédic est incapable d'avoir mal conseillé Fergus! s'écria William.

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yeux d'Alice, j'ai bien lu. M. Mérédic a obtenu ce grade en récompense du succès avec lequel il à rempli sa dernière et périlleuse mission sur les côtes du Sénégal. Mais ce n'est pas tout; il parait que dans une affaire où tout le monde a dû payer de sa personne, Fergus lui-même s'est signalé avec un sang-froid intrépide.

Et il lut à haute voix l'article dans lequel, après avoir raconté ces faits, on annonçait que la frégate montée par M. Mérédic était en voie pour revenir en France.

-Qu'ils reviennent donc, murmura lady Mary avec un dépit mal dissimulé, nous les recevrons en héros !

-Certainement ! répondit Wil

liam.

Le docteur poussa un soupir d'admiration pour les deux jeunes gens et quitta le salon sur la dernière phrase de lady Mary.

Bénédict n'aimait pas beaucoup lady Mary. Il l'avait connue jeune et belle, en même temps que la comtesse Bernard Evelyn, et selon sa coutume d'emprunter chez les fleurs ses sujets de comparaison, il disait que la comtesse avait la suavité du lis, et que lady Eberton n'avait que la beauté du camélia. Il l'avait vue souvent, et dès sa jeunesse, heurter ses scientifiques rêveries par le rationalisme étroit de son esprit positif et calculateur, et il croyait découvrir un peu trop d'ambitions terrestres et de matérielles attaches sous ses aspirations vers le ciel et ses prédications de sectaire.

Au bout de quelques instants, et lorsque Georges eut fini de parcourir les gazettes, lady Mary se leva et invita son fils à la suivre pour aller dessiner l'emplacement du bosquet décidé et voir si l'on n'y pourrait point mettre des fleurs. en attendant l'hiver.

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