Page images
PDF
EPUB

tendresse, le soin de leur éducation, l'entretien des relations les plus honorables et les spéculations toujours très-sûres où il trouvait un élément à son activité, en même temps qu'un accroissement de bien

être.

Ses filles, mesdemoiselles Isidora et Céline du Chatenet, étaient de charmantes personnes de dix-huit et vingt ans. Mademoiselle Isidora, l'aînée, était grande, brune, avec de beaux yeux noirs fort expressifs. La plus jeune, mademoiselle Céline, par un délicieux contraste qui semblait avoir été cherché et trouvé, était blonde et ressemblait à oes ravissantes jeunes filles anglaises qui sont si complétement jolies lorsqu'elles le sont. Les deux sœurs accueillirent Paul très-cordialement et comme un vieil ami. Elles savaient qu'il était fixé en province, qu'il y avait ses parents, ses intérêts, ses affections sans doute; aussi se montrèrent-elles très-empressées, très-aimables, très rieuses, car elles voyaient bien que Paul n'était pas un prétendant. Elles et leur père furent enchantés de ce petit dîner intime qui les reposait si bien du bal de la veille. Après le café, il demanda à ses filles l'autorisation de fumer un cigare avec Paul, et le conduisit dans un salon réservé à cet usage. -Ah! je suis le plus heureux des pères! dit le baron. Mes filles ont le meilleur caractère du monde. Elles n'ont pas de défauts et me pardonnent les miens. Est-ce que cela ne vous donne pas envie de vous marier? Voyons; faites-moi vos confidences. Je vous ferai les iniennes Je parie que vous avez laissé dans votre bonne ville un amour tendre et passionné dont nous entendrons parler bientôt.

-Bientôt !...s'écria Paul avec an accent de doute et d'amertume.

Il raconta tout, son mariage ajourné, ses espérances détruites. Puis, dans cet instant d'exaltation et d'expansion, il avoua qu'il venait chercher fortune à Paris, à la Bourse.

-Oh! oh! s'écria M. du Chatenet. Voilà qui est grave. S mon sévère ami de la Fosse savait cela!...

-Je me confie à vous, monsieur, répliqua Paul; je réclame le secret.

M. du Chatenet regarda Paul avec bonté, et en se consultant intérieurement sur ce qu'il avait à faire.

-Savez-vous, reprit-il, que vous m'intéressez ? Votre voix est émue, vos yeux sont pleins de larmes. Vous aimez, vous aimez véritablement.

-Ah! monsieur, toute ma vie est dans cet amour!

--Oui, je le vois, je vous crois. Et je me demande si l'aveugle fortune, qui fait tant de malheureux, ne doit pas se réhabiliter aujourd'hui en réparant...

-Vous espérez done! interrompit Paul avec vélémence. Ah! monsieur, si vous vouliez m'aider, me guider de vos avis !...

C'est bien grave, répéta le baron; et cependant...

--Vous le pouvez! Je lis sur vos traits que vous le pouvez.

Le visage du baron était effecti vement rayonnant.

-C'est son étoile qui l'amene à Paris, murmura-t-il avec un peu. d'indécision encore.

Paul le regardait avidement. Tout indiquait que le baron ne préparait ni remontrances ni conseil banal, mais qu'il pesait au contraire dans son esprit une communication. importante avant de la livrer.. Plein d'espoir, immobile et retenantson souffle, Paul se félicitait tout bas d'avoir risqué cette démarche

dangereuse, et d'avoir sollicité l'appui d'un homme si indulgent, si honnête et si bon. Il n'osait toutefois l'interroger, et attendit dans une attitude respectueuse.

-Et moi aussi je fais de beaux rêve, dit tout à coup M. du Chatenet en rompant le silence, non pas pour moi, car je ne compte plus sur la terre, mais pour mes enfants.

Il se leva, s'approcha de Paul en homme qui se décide à parler, et lui dit avec une franchise gaie et affectueuse:

-Vous m'avez fait vos confidences; je vais vous faire les miennes. Imaginez-vous que ma fille Isidora veut épouser un préfet. C'est son idée fixe. L'autre, Céline, désire épouser un jeune homme qu'elle aimera, mais elle exige qu'il soit doué de perfections telles que je ne vous engagerais pas à vous mettre sur les rangs, même si vous étiez libre. Un préfet et un amoureux si accompli ne sont pas faciles à trouver. Les préfets n'épousent guère que des femmes ayant trois ou quatre cent mille francs, à cause des frais de représentation. Quant aux êtres sans défauts, ils sont tellement rares et fragiles que la prudence la plus vulgaire ordonne de ne pas les exposer au contact des privations, de peur de les y briser. Eh bien, je pourvoierai à tout. Les dots de mes filles offriront les garanties suffisantes pour leur rang et leur bonheur. Comment ferai-je? C'est bien simple; et si vous voulez me donner votre parole d'honneur de n'en point parler...

Le baron buissa la voix. On entendit de loin celles de mesdemoiselles Isidora et Céline qui chantaient en s'accompagnant au piano. Il écouta un instant. Les voix de ses filles bien aimées semblaient le plonger dans un doux

ravissement et lui donner une récompense anticipée de tout ce qu'il allait faire pour dorer l'avenir. Puis il nomma à Paul la principale société anonyme de notre temps, la plus importante par la diversité de ses opérations, la plus célèbre par la fluctuation de ses cours, et ajouta:

-D'ici à quelques jours, sept ou huit, ses actions vont monter d'une façon régulière, surprenante; je le sais. Je suis l'ami de l'un des chefs, qui m'a prévenu et va lui-même quadrupler sa fortune. Ce n'est pas une probabilité, c'est une certitude. Il me précisera le moment d'acheter. La hausse des actions doit provenir de la publicité d'un document qui constate des bénéfices énormes, inattendus. Voilà pourquoi je vous ai dit: ma fille Isidora sera la femme d'un préfet; ma fille Céline épousera un jeune homme selon son cœur. Voilà pourquoi vous me voyez si gai, surtout lorsque je pense que le fils d'un vieil ami pourra également profiter de cette aubaine qui assure son bonheur.

-Ah! dit Paul en serrant avec effusion les mains de M. du Chatenet...

Le baron l'interrompit en souriant.

---Du calme, dit-il du calme! Ne me faites pas regretter de vous avoir confié...

-Mon cœur déborde de joie, dit Paul. Songez done! Epouser celle que j'aime, combler en quelques jours l'inégalité de fortune qui nous sépare! Une telle perspective est bien faite pour m'éblouir. Mais comptez sur ma discrétion.

-Je ne dis mon secret à personne, soyez en persuadé. Si vous êtes une exception, c'est que j'ai confiance en vous, et permettez-moi de le vous le dire, car avoir de la

prudence n'est pas manquer d'amitié, ce secret ne risque rien entre vos mains. Si par étourderie, par exubérance de joie vous le divulguiez, on ne vous croirait pas, car vous ne faites pas autorité dans ces questions. Profitez de la circonstance. C'est une heureuse chance, comme il s'en rencontre quelquefois une ou deux dans la vie d'un homme. Vous vous enrichirez loyablement, sans faire du tort à personne, puisque vous bénéficierez d'un surcroît de prospérité générale. Tenez-vous tranquille. Soyez prêt. Venez me voir tous les jours. Je vous avertirai quand il sera temps d'agir. Vous participerez à cette opération dans la proportion que vous jugerez convenable.

-Ah! monsieur, vous me sauvez!

-Je n'ai pas grand mérite à cela, mon cher Paul, quisqu'il ne m'en coûte rien. Soyez certain, toutefois, que je suis enchanté d'être utile au fils de mon ami d'enfance.

Ils rentrèrent au salon et passèrent la soirée avec mesdemoiselles du Chatenet. Leur père les contemplait avec un tendre orgueil et savouerait d'avance la joie de les rendre encore plus heureuses. Paul se plaisait à les voir, à les entendre, et, par moments songeant à l'avenir qui lui souriait enfin, il fixait sur le comte un long regard de gratitude.

Vers minuit, il prit congé. -Ah! oui, c'est juste...dit M. du Chatenet.

Puis il ajouta à voix basse en reconduisant Paul:

-Surtout, pas d'indiscrétions! Paul n'avait pas besoin de cette recommandation, et cependant, à peine dans la rue, il eût volontiers sacrifié une partie de ses gains futurs pour avoir la liberté de

parler. Il eût de bon cœur arrêté les passants pour leur raconter sa bonne fortune.

-Enfin disait-il, enfin j'épouserai Valentine!

Puis, tout à coup:

-Je lui écrirai demain.

Cette dernière détermination était sage. Raconter à la jeune. fille ses espérances, c'était répandre au dehors ce trop plein de prospérité qui affole les meilleures têtes. bien plus que le malheur,

Paul prit le chemin de la Maison dorée.

L'illustre Beauvoisin, très-exact pour ces sortes d'affaires, était arrivé un des premiers au rendezVous et, prenant immédiatement les rênes du commandement, il organisait le souper dans un cabinet somptueux.

Morellet, qui aurait souhaité: jeter avec Paul les bases d'une association solide, et non s'amuser exclusivement, essaya, mais en vain, de quelques objections.

La discussion allait s'envenimer, quand, par bonheur, Paul y mit fin en se montrant. Il fut accueilli si chaleureusement qu'il craignit d'être en retard et s'en excusa.

-Oh! je savais bien que tu viendrais, s'écria Beauvoisin.

Il tutoyait Paul! Ce fut une première surprise. Les autres ne tarderent pas. On était à peine à table lorsqu'un coup fut légèrement frappé à la porte. Beauvoisin alla spontanément ouvrir. Un jeune homme se présenta.

-Bonsoir, dit-il, avez-vous soupé ? -Non.

-Alors, je reste. Un autre coup ne tarda pas à se faire entendre. Beauvoisin se précipita vers la porte et introduisit une nouvelle recrue. C'était un ami du premier.

L'amitié fit des prodiges ce soir

la, et multiplia comme par enchantement le nombre des convives.

Paul, du reste, fit bonne contenance. Son entrevue avec le baron du Chatenet et l'espérance d'une réussite prochaine l'avait trèsfavorablement disposé envers luimême et envers autrui. Il s'arrangea seulement de façon à ne s'enivrer que d'espoir, car s'il ne s'effarouchait pas de la petite fête de la petite fête pour laquelle Beauvoisin s'était chargé du soin des invitations, il était très-décidé à ne plus se trouver dans une compagnie semblable à celle où le hasard l'avait jeté. Dès qu'il commença à réfléchir que bientôt il ne pourrait peut-être plus réfléchir, il veilla sur lui, sans cesser un seul instant d'être aimable, et saisissant un prétexte, il s'esquiva, solda le souper, laissa une provision pour les rafraîchissements, solda le souper de la veille, soin que M. Morellet avait oublié de prendre malgré son gain de vingt-sept mille francs, et pria le bon Joseph de l'excuser auprès de ses convives.

-Oh! ce sera bien facile, dit Joseph, je dirai que vous aviez mal à la tête.

-C'est cela; et vous ne menti

rez pas.

X

Paul s'était promis de cesser toute fréquentation avec ce menu peuple de la Bourse, et tint parole. Il passa une partie de sa journée du lendemain à écrire à Valentine. Dans son trouble au moment du départ, il n'avait pas demandé T'autorisation de le faire, mais il crut pouvoir se passer de cette permission. Sa lettre fut tendre, longue, pleine de ces bavardages du sentiment qui ne disent rien et qui disent tout, ravissante musique dont une personne aimée perçoit

facilement le sens et la mélodie parce que les notes, obscures et indéchiffrables pour les autres, sont lues par elle avec les yeux du cœur qui les répète et les chante en écho. Paul ne s'expliqua pas sur le geure d'affaires qui le retenait à Paris. Il parla de résultats certains, d'union prochaine, sans dire catégoriquement: je fais ceci ou cela. ou cela. Il s'excusa de ses froids adieux en quittant le Breuil. Il avoua ses douleurs, ses impatiences, son anxiété dévorante, dont il pouvait sans lâcheté entretenir Valentine, maintenant qu'elles étaient passées. C'était la première fois qu'il écrivait véritablement une lettre d'amour, et Paul trouva dans cette occupation un charme extrême. Il se réjouissait presque d'être parti, ne fût ce que pour ressentir ces impressions de l'absence qui font si bien apprécier les joies du retour quand on est sûr de les éprouver bientôt. Sa lettre terminée, il en écrivit une autre pour sa mère. Cette lettre devait être et fut en effet un souverain baume pour les inquiétudes croissantes de madame de la Fosse, car Paul, un peu désorienté pendant quelques jours dans sa tendresse filiale, se retrouvait enfin tel qu'il avait toujours été: chaleureux, affectueux et expansif. Cette lettre s'adressait aussi à son père. Paul ne s'excusait pas des quelques mots qui lui étaient échappés en partant, mais on voyait qu'il n'en comprenait pas la portée, et que son cœur ne vibrait que sous des sentiments bons et sympathiques.

-Et Frédéric Mallet que j'oubliais! dit ensuite Paul. Je lui dois un chaud remerciment. Sana lui je serais encore au fond de ma province, à chercher des clients introuvables.

Trois jours s'écoulèrent.
M. du Chatenet toujours imper-

turbable dans la certitude du succès, ne fixait pas encore le moment d'agir. Paul reçut une réponse de la main de madame de la Fosse, avec de grands détails. Elle ne précisait rien, ne questionnait pas, mais parlait beaucoup de Valentine, de M. de la Fosse, de M. du Breuil, et s'abandonnait à ces larges et flottants épanchements de tendresse dont les méres ont le secret aussi bien que les amants. A la fin des quatre pages écrites par sa -mère, Paul lut ces quelques mots tracés à la bâte:

"Monsieur mon futur gendre,

"Que diable allez-vous faire à Paris? Fortune? Chez nous cela se fait au grand jour, sans mystère. Auriez-vous l'intention de dévaliser la banque de France? Expliquezvous clairement, mon bel ami. On dirait vraiment que votre respecta ble mère, et votre respectable père et mademoiselle ma fille ont peur de vous interroger. Je ne suis pas si poltron, moi, et j'attends une réponse.

"Tout à vous.

"DU BREUIL."

Ces quelques lignes, que madame de la Fosse aurait peut-être voulu raturer, firent sourir Paul et l'amusèrent. Il prit une grande feuille de papier et écrivit :

"Monsieur et cher futur beau-père,

"Vous verrez !

Votre tout dévoué et respectueux "PAUL DE LA FOSSE."

Sous l'empire d'un enivrement qui ne connaissait plus ni difficultés ni résistance, Paul jouait avec les faits comme un jongleur avec les boules dorées qu'il a appris à manœuvrer. Un peu de dédain pour les autres se mêlait à cette confiance en soi.

se disait-il souvent, quand je vais revenir les poches pleines.

Toutefois au milieu des éblouissements d'une réussite prochaine, bien plus dangereux que les éblouissements d'une réussite obtenue, son amour pour Valentine ne fut point attaqué. Il s'augmenta, au contraire, et préserva Paul des sensations illimitées.

-Quand j'aurai gagné, pensa-til, une centaine de mille francs, je m'arrêterai.

Il s'efforçait ainsi de légitimer sa convoitise en la subordonnant à Valentine. Paul ne songeait qu'à elle, il se considérait comme lui ap partenant, et n'aurait pas permis à une femme, à une ombre, à un rêve de se glisser entre eux. Une fois même, impatienté de ne pas engager la lutte, il demanda à M. du Chatenet s'il n'était pas possible d'aller à Limoges, sauf à accourir bien vite au moment opportun. Le baron l'en dissuada. La compa gnie de Paul lui plaisait beaucoup. Comme tous les protecteurs, il aimait à voir son protégé, à jouir par avance de sa reconnaissance, à s'associer à un bonheur que Paul lui devrait.

-Si court qu'il fut, dit M. du Chatenet, ce voyage pourrait vous être préjudiciable. D'un instant à l'autre nous attendons un avis, et, alors, il faudra opérer sans perdre une minute.

Paul resta donc, partageant son temps entre la lecture, le spectacle, la promenade et les visites chez le baron. Un soir, il y vit arriver un personnage poli, sérieux, grave et souriant toutefois sous l'influence d'une joie mystérieuse et profonde, Ce personnage s'enferma pendant un quart d'heure avec le baron et se retira. Quand le baron rentra au salon, une satisfaction mal contenue éclatait en lui. Il embras

-Vont-ils être étonnés, là-bas, sait ses filles, prenait les mains de

« PreviousContinue »