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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

14 mars 1866.

On ne saurait avoir l'idée de s'ériger en rapporteur et abréviateur des vastes discusssons qui ont rempli depuis quinze jours la chambre des députés. Toute la politique du pays, exposée, analysée, contrôlée par ses plus habiles représentants, vient s'accumuler et s'amasser pour ainsi dire dans ces graveset brillants débats. On est au nœud et au feu du drame; le rôle du chœur s'efface. Nous ne pouvons que rendre témoignage de l'impression laissée dans les esprits par cet épisode important de la viepolitique nationale. Cette impression est remarquable et sera reconnue heureuse par ceux qui s'intéressent au réveil de la vie politique en France. Jamais depuis quatorze ans la discussion n'a occupé parmi nous une si large place et n'a pris sur l'esprit public un ascendant si manifes. On se sent renaître. Le gouvernement cesse, à vrai dire, d'être un monologue. Il semble que l'opinion publique rentre en possession d'elle-même et soit décidée à soutenir activement sa partie. Nous avons et nous commençons à exercer quelques-unes des forces les plus utiles et les plus éclatantes du gouvernement représentatif. Ce n'est point dans une pensée d'opposition égoïste que nous saluons ces résultats. Les représentants de l'opposition libérale au corps législatif peuvent sans doute s'attribuer une grande part à l'oeuvre qui s'accomplit: leurs adversaires eux

mêmes, nous en sommes certains, reconnaissent ce que le corps législatif doit d'éclat et d'influence, ce que l'honneur et les intérêts bien entendus du pays doivent de garantie et de sécurité au talent, à l'application, aux vues modérées et au zèle cordial des membres de l'opposition. Nous sommes persuadés que le gouvernement lui-même a ou aura bientôt l'intelligence des avantages qu'il doit retirer d'un mouvement dont l'origine, il a le droit de le rappeler, remonte au décret du 24 novembre, et qui a pour effet salutaire d'exciter et d'assainir l'activité politique de la France.

Quoi qu'il en soit, le branle est donné; opposition et gouvernement contribueront alternativement désormais au progrès commencé suivant les inspirations opportunes qu'ils recevront des pulsations de l'esprit national, des vicissitudes des événements et des nécessités soudainement révélées et impostas par la force des choses.

En portant ce jugement sur t caractère général de la discussion de l'adresse de cette année, nous courons risque d'être accusés d'optimisme par ceux qui ne veulent tenir compte que des faits acquis, et qui attachent peu de prix à de simples tendances. Nous n'avons point assurément le succès dans les faits. Les idées de l'opposition libérale sont loin aussi, à la vérité, d'avoir conquis une majorité concrète dans le corps législatif. L'opposition ne peut faire sentir son

action au gouvernement par des votes victorieux. Elle fait entendre des critiques, elle exprime des vœux, son rôle se borne pour ainsi dire à ébaucher les cahiers des états-généraux de l'avenir. Il serait puéril cependant de ne mesurer qu'à des votes l'influence d'une opposition et la vie intime d'une assemblée représentative. Les questions de succès ou d'échec par les votes ont d'ailleurs peu d'importance dans la discussion d'un projet d'adresse. Qu'est-ce qu'une variante d'adresse à côté des discours, des chocs d'idées, du travail d'esprit public, que provoquent les textes contestés? L'adresse de 1866 aura depuis longtemps disparu dans l'éternel oubli qu'on lira encore les grands discours de M. Thiers sur les principes de 1789 et de M. Jules Favre sur la question romaine. La phase de gouvernement représentatif dans laquelle nous passons doit surtout être considérée par nous comme une période de l'éducation politique de la France. Nous ne voulons constater ici qu'une chose, et c'est à nos yeux un sujet de félicitation, cette éducation est en bon train. La vie parlementaire est maintenant ranimée non ne seulement dans l'opposition, mais de ancienne maio e. On le reconnaît

ux idées qui se font jour dans les rangs de cette majorité, par exemple à cet amendement où sont exprimés des vœux modérés en faveur des libertés publiques et qu'ont signé plus de quarante députés, arrivés presque tous à la chambre par la candidature officielle; on le reconnaît à l'influence qu'exercent sur la chambre les discours des grands orateurs de l'opposition; on le reconnaît à la part chaque jour plus grande que les députés de la majorité prennent aux débats; on le reconnaît à la

portée des discussions qui s'étendent et s'approfondissent, comme on l'a vu pour la question algérienne et la question agricole; on le reconnaît à l'attention soutenue que le public prête cette année aux séances du corps législatif; on le reconnaît aux impressions des représentants du gouvernement auprès de l'assemblée et à l'émulation honorable qu'ils semblent puiser dans ces belles luttes. On voit bien à tous ces signes qu'il y a là quelque chose qui remue, s'agite, se dégrossit, et l'on peut croire sans illusion que l'on assiste à un travail de renouvellement et d'enfantement.

Parmi les discours intéressants et remarquables qu'a inspirés la question agricole, il y aurait injustice à ne point mentionner les observations claires, sensées, franches, de M. de Benoist,-la réponse de M. de Forcade La Roquette à M. Pouyer-Quertier, à la fois substan tielle et lucide et soutenu du meilleur ton de la discussion parlementaire, et l'éloquente réplique à M. Thiers par laquelle M. Rouher a terminé ce grand débat. L'enquête sur l'état de l'agriculture annoncée par le discours impérial a eu ainsi à la chambre une très solennelle et très digne préface. A nos yeux, les orateurs qui ont eu raison sont ceux qui n'ont point cherché les causes des souffrances de l'agriculture dans le défaut d'un minime dégré de protection; l'agriculture présente des griefs mieux fondés lorsqu'elle se plaint de l'insuffisance des bras, lorsqu'elle gémit de voir des capitaux trop considérables employés avec trop de précipitation aux stériles travaux de l'embellissement des villes, lorsqu'elle proteste contre les octrois, lorsqu'elle réclame l'exécution rapide des voies de com

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munication économiques. Par plusieurs de ces points, les doléances agricoles touchent à la politique; c'est ce qu'ont fait justement sentir deux orateurs de l'opposition, MM. Magnin et Picard; c'est pour ce motif que nous eussions préféré, comme eux, l'enquête parlementaire à l'enquête administrative. M. Picard a indiqué avec son esprit ordinaire, et en illustrant son argumentation d'anecdotes piquantes, les obstacles que l'esprit d'association, auxiliaire si naturel et si utile des intérêts agricoles, rencontre dans la législation politique ou dans l'intolérance administrative. L'étude attentive de tous les intérets nous ramène constamment à la même impasse : tous les intérêts souffrent de l'insuffisance des libertés publiques. On refuse à des agriculteurs l'autorisation de former des associations, de publier des journaux. Il était utile de prendre acte de tels faits au moment où M. Buffet, esprit si net et si modéré, soutenu par un groupe respectable de députés de la majorité, attendu avec une curiosité impatiente et d'avance applaudi par le public, va développer l'amendement relatif aux progrès des libertés. La logique des choses finira par prévaloir. La liberté économique travaillera infailliblement au profit de la liberté politique. Les intérêts qui vivent de la protection ne peuvent faire autrement que de se courber sous la tutelle du pouvoir; mais les intérêts livrés aux chances de la concurrence ont le droit d'exiger l'affranchissement politique. La liberté politique est nécessairement le terme d'échange et de compensation de la liberté économique.

Les pronostics fâcheux que l'on émet depuis quelque temps sur le ministère anglais semblent bien

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près de se réaliser. Des bruits très accrédités s'étaient répandus il y a quinze jours, sur une dislocation intérieure du cabinet du comte Russell On assurait que le noble lord avait remis sa démission à la reine, et lui avait conseillé de s'adresser au duc de Sommerset pour la formation d'un nouveau ministère. On supposait que cette crise était la conséquence de dissentiments qui seraient survenus entre lord Russell et le duc de Sommerset et plusieurs autres de ses collègues. Les dissidences s'étaient élevées sans doute à propos des détails du bill de réforme annoncé par le discours de la couronne. L'éclat pourtant n'a point eu lieu, et l'accord s'est sans doute rétabli aux dépens du bill, dont M. Gladstone a exposé avant-hier à la chambre des communes l'économie mesquine, tronquée et chancelante.

repos

Il faut être juste envers lord Russell, il est la victime de la réaction qui devait suivre inévitablement un état de choses bizarre dont l'Angleterre s'était complu à prolonger la durée. Les Anglais s'étaient accoutumés au d'une verte et heureuse vieillesse pendant les dernières années de la vie de lord Palmerston. Leur politique, et ils en étaient joyeux et fiers, consistait à ne rien faire. Pourquoi fatiguer et troubler en son grand âge le fin et gai vieillard qui leur faisait l'honneur de leur servir de premier ministre? Cette sénilité était comme une grâce providentielle qui avertissait les Anglais de ne point tourmenter leurs institutions intérieures, de se tenir à l'écart de toutes les grandes affaires extérieures, et leur permettait de vaquer exclusivement aux labeurs richement rémunérés de leur industrie et de leur commerce. On avait du répit

et du bon temps, et l'on en jouissait. Soucis, difficultés, problèmes, les questions sociales et religieuses de l'Irlande, la réforme du système électoral, une politique étrangère suivie et décidée, on ajournait tout à la mort de lord Palmerston. Les ambitions naturelles avaient elles-mêmes marqué ce terme à leur patience. Tout cela était couvert d'un air de force et d'un rayonnement de prospérité. Nous avons connu chez nous de ces périodes où l'inaction politique prend les rians dehors de la béatitude. Il serait doux d'y planter sa tente durant quelques années de jeunesse, si elles ne devaient être suivies de pénibles réveils. Lord Palmerston a été pour l'Angleterre l'homme de la sieste; lord Russell est l'homme du réveil. Son rôle certes est moins agréable et plus difficile. Il est aux prises avec un lourd arriéré; il lui est prescrit d'agir; les ambitions lui demandent compte de leur longue attente et sont résolues à ne pas lui laisser de repos. L'Angleterre veut au pouvoir un homme d'action. Le second malheur de lord Russell, qui a toujours été un esprit hautain et solitaire, c'est d'aborder une situation semblable privé de l'élasticité de la jeunesse ou de l'activité d'une maturité robuste. Lord Russell est un vieillard. "Il est même plus vieux que son âge, disent ses adversaires, car il avait dix ans en naissant."

Le monde politique anglais est donc exposé à commettre en ce moment quelques injustices envers lord Russell, puisqu'il exige de lui des facultés et des ressources que son âge ne comporte plus. Au surplus, ces exigences sont naturelles, et une nation n'est point tenue de bercer au pouvoir deux vieillesses consécutives. Les nations n'ont pas d'âge; il faut, pour les servir à leur

gré, avoir le bonheur de posséder la jeunesse ou la force de la retenir en soi. Lord Russell, avec son grand esprit et son ferme désintéressement, ne doit point se faire illusion sur l'incompatibilité qui éloigne maintenant sa personne du pouvoir. Il n'a pris les affaires à la mort de lord Palmerston que pour remplir un interrègne et donner le temps à une situation nouvelle de se débrouiller, de s'éclaircir et de produire ses hommes. C'est ce premier travail de dégrossissement qui va s'opérer probablement aux dépens du ministère à propos du bill de réforme. Ce projet, très étroit, très inconséquent, porte les traces des incertitudes actuelles de la politique anglaise. Bien qu'il ait mis deux heures et demie à l'expliquer, M. Gladstone l'a présenté avec un embarras visible, insistant dès le début sur les difficultés de la question et ne rencontrant dans le cours de sa harangue aucun de ces élans lyriques qui l'emportent si naturellement quand il discute une mesure financière. La chambre, dès le premier soir, a fait à ce projet de réforme le plus mauvais accueil. Le grand reproche qu'on adresse au ministère, c'est de ne proposer qu'un plan incomplet, fragmentaire, de ne point embrasser la rénovation du système électoral dans son ensemble pour le fixer d'une façon définitive. M. Laing a exprimé ces critiques dans un très solide discours; mais c'est surtout M. Horsman, un des plus éloquens orateurs des communes, un libéral opposé à la réforme, qui a combattu a cœur-joie la mesure ministérielle. M. Horsman, avec cette verve de sarcasmes qu'aime et applaudit toujours un auditoire britannique, a soutenu que le pays ne demande point de réforme électorale, que cette réforme est une

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Quoique terminée d'hier, la discussion de l'Adresse, vibre encore; la voix des grands orateurs retentit jusque dans nos derniers hameaux, et partout où l'on s'intéresse nonseulement à la prospérité matérielle du pays, mais à sa dignité, à sa grandeur morale, à sa liberté, on s'associe aux généreux accents qui viennent de revendiquer pour la France les biens précieux qu'elle a perdus et dont elle a besoin "pour l'accomplissement de ses destinées." Lorsque tout s'affaisse, l'art, le goût, la littérature, les mœurs, on est heureux de voir au moins se relever l'éloquence, si longtemps humiliée dans son temple, et fier d'assister à des débats qui ne pâlissent point devant les plus brillants souvenirs de l'ancienne tribune parlementaire. Il faut en remercier patriotiquement M. Thiers, M. Berryer, M. Jules Favre, M. Buffet, M. Picard, M. Lanjuinais, M. Jules Simon, M. Pelletan, M. Olivier,

d'autres encore, dont il serait injuste de ne pas honorer le talent et qui ont vivement éclairé quelquesuns des problèmes qui nous sont le plus chers.

Jamais l'Adresse, depuis le décret qui a rendu aux mandataires du pays le droit d'interroger le gouvernement et de lui offrir des conseils, n'avait donné lieu à un examen aussi approfondi des questions vitales de la politique; jamais elle n'avait occupé si longuement la chambre et passionné davantage l'opinion. Vingt séances ont été consacrées à ce débat, et jusqu'à la fin l'oreille et le cœur du pays l'ont suivi avec une ardeur émue et croissante. Les souffrances de l'agriculture, l'avenir de l'Algérie, n'ont pas saisi l'attention moins fortement que les questions plus excitantes de la liberté politique, et la nation par là même a prouvé que la fièvre était sortie de ses veines, qu'elle s'attachait désormais avec

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