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convient de l'être, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connoissance du bien qui lui arrive est sa joie; et s'il est absent, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connoissance qu'elle a d'en être privée est sa tristesse; mais celui qui accompagne la connoissance qu'elle a qu'il lui seroit bon de l'acquérir est son désir. Et tous ces mouvements de la volonté, dans lesquels consistent l'amour, la joie et la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées raisonnables, et non point des passions, se pourroient trouver en notre âme, encore qu'elle n'eût point de corps. Car, par exemple, si elle s'apercevoit qu'il y a beaucoup de choses à connoître dans la nature qui sont fort belles, sa volonté se porteroit infailliblement à aimer la connoissance de ces choses, c'est-à-dire à la considérer comme lui appartenant. Mais pendant que notre âme est jointe au corps, cet amour raisonnable est ordinairement accompagné de l'autre, qu'on peut nommer sensuel ou sensitif, et qui, comme j'ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et sentiments, dans mon Traité des principes, n'est autre chose qu'une pensée confuse excitée en l'âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle dispose à cette autre pensée plus claire en laquelle consiste l'amour raisonnable. Car, comme dans la soif le sentiment qu'on a de la sécheresse du gosier est une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n'est pas ce désir même, ainsi dans l'amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans les poumons, qui fait qu'on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l'âme incline à joindre à soi de volonté l'objet qui s'y présente. Pour l'ordinaire, les deux amours se trouvent ensemble, car il y a une telle liaison entre l'un et l'autre, que lorsque l'âme juge qu'un objet est digne d'elle, cela dispose aussitôt le cœur aux mouvements qui excitent la passion de l'amour; et lorsque le cœur se trouve ainsi disposé par d'autres causes, il arrive que l'âme imagine des qualités aimables dans des objets où elle ne verroit que des défauts en d'autres temps. (Lett. xxxv, tom. I, pag. 106.)

Comment il faut expliquer l'influence mutuelle de l'esprit et du corps.

Il ne faut pas s'étonner que certains mouvements du cœur se trouvent naturellement joints à certaines pensées avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance; car de ce que notre âme est de telle nature qu'elle a pu être unie à un corps, elle a aussi cette propriété que chacune de ses pensées se peut tellement associer avec quelques mouvements ou autres dispositions de ce corps, que, lorsque les mêmes dispositions se trouvent une autre fois en lui, elles induisent l'âme à la même pensée, et réciproquement, lorsque la même pensée revient, elle prépare le corps à recevoir la même disposition. Ainsi, lorsqu'on apprend une langue, on joint les lettres ou la prononciation de certains mots, qui sont des choses matérielles, avec leurs significations, qui sont des pensées : en sorte que lorsqu'on entend de nouveau les mêmes mots, on conçoit les mêmes choses, et quand on conçoit les mêmes choses on se ressouvient des mêmes mots. Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées, lorsque nous sommes entrés dans le monde, ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles que celles qui les accompagnent ensuite plus tard. (Lett. xxxv, tom. I.)

Correspondance du spirituel et du corporel, vérité qui ne souffre pas d'explication.

Maintenant que l'esprit, qui est incorporel, puisse faire mouvoir le corps, il n'y a ni raisonnement ni comparaison tirée des autres choses qui puisse nous l'apprendre; mais néanmoins nous n'en pouvons douter, puisque des expériences trop certaines et trop évidentes nous le font connoître tous les jours clairement ; et il faut bien prendre garde que cela est l'une des choses qui

sont connues par elles-mêmes, et que nous obscurcissons toutes les fois que nous voulons les expliquer par d'autres.

(Lett. vi, tom. II, pag. 31.)

Vrai sens de l'enthymème cartésien: Je pense, donc je suis.

Après l'axiome péripatéticien : Rien n'est dans l'entendement qui n'ait été dans les sens, je ne connais point de sentence philosophique qui ait fait autant de bruit dans le monde savant que le fameux Je pense, donc je suis, de Descartes. Il a régné pendant près d'un siècle; puis il a subi de fâcheux retours, et on a fini par lui prodiguer autant de mépris qu'on lui avait d'abord prodigué d'éloges. Après l'avoir célébré comme une démonstration invincible de l'existence personnelle, on l'a couvert de ridicule comme ne démontrant rien et renfermant une pétition de principe. Il serait curieux de prouver que cet argument, tour à tour si vanté et si décrié comme argument, n'en est pas un, et que Descartes n'a mis aucun lien logique entre la pensée et l'existence.

Je dois cette justice à M. Dugald Stewart de déclarer qu'il est le seul philosophe, depuis Gassendi jusqu'à nos jours, qui ait osé élever quelques doutes sur la nature de l'enthymème cartésien. « Le célèbre enthymème de Descartes, dit M. D. Stewart, ne mérite pas le mépris avec lequel l'ont traité plusieurs philosophes, qui accusent Descartes d'avoir voulu prouver l'existence par le raisonnement; il me semble plus probable qu'il a voulu seulement diriger l'attention de ses lecteurs sur un fait très-remarquable dans l'histoire de l'esprit humain, savoir: que nous ne connaissons notre propre existence qu'après avoir eu conscience d'une pensée. » Et il ajoute dans une note: « Après avoir u

de nouveau les Méditations de Descartes, je ne sais si je ne pousse pas trop loin l'apologie, et si les paroles de Descartes se prêtent assez au sens que je leur attribue. »>

Et moi aussi j'ai relu souvent les Méditations, mais sans y pouvoir trouver ni la justification de Descartes, ni celle du soupçon de M. D. Stewart. Le donc je suis n'indique-t-il pas un lien logique? Comme Descartes emploie toujours ce mot quand il raisonne, n'est-il pas naturel de croire que ce même mot a ici le même sens que partout ailleurs, et ce rapport des termes ne marque-t-il point celui des procédés intellectuels? Si le donc n'a pas ici un sens logique, pourquoi Descartes ne l'a-t-il pas dit? De plus, si Descartes n'a pas voulu prouver l'existence par le raisonnement, quel procédé la lui révèle ? Où Descartes parlet-il de cet autre procédé ? où le décrit-il? Qu'on cherche dans tout le livre des Méditations un seul passage qui s'y rapporte. Enfin, dans les Principes de philosophie, ouvrage écrit après les Méditations, je lis ces lignes précieuses pour la question qui nous occupe: « Pour que nous connoissions une substance, il faut qu'elle ait quelques attributs que nous puissions remarquer; et il n'y en a aucun qui ne suffise pour cet effet, à cause que l'une de nos notions communes est que le néant ne peut avoir aucuns attributs, propriétés ou qualités; c'est pourquoi lorsqu'on en rencontre quelqu'un, on a raison de conclure qu'il est l'attribut de quelque substance, et que cette substance existe. » Conclure n'appartient-il pas à la langue du raisonnement? Voilà, ce semble, plus de difficultés qu'il n'en faut pour détruire l'autorité du doute de M. D. Stewart.

Cependant M. D. Stewart a raison : Descartes ne raisonne point ici malgré toutes les apparences, et il sait qu'il ne raisonne point, et il le déclare hautement; il connaît le procédé intellectuel qui nous découvre l'existence personnelle, et il le décrit avec autant et plus de précision qu'aucun de ses adversaires ne l'a fait. Ce procédé n'est pas, selon Descartes, le raisonnement, mais une de ces conceptions premières qu'un siècle après Descartes, Reid et Kant ont rendues célèbres sous le titre

de Principes constitutifs de l'esprit humain, de Catégories de l'entendement.

Où se trouve donc cette théorie qui a échappé à tous les regards? Ni dans les Méditations, où M. D. Stewart l'a vainement cherchée, ni dans les Principes, mais dans la polémique sur les Méditations, où elle est comme ensevelie. C'est là qu'il faut la découvrir. En relisant ce long recueil d'Objections et de Réponses, j'y ai trouvé et j'en ai extrait une foule de passages décisifs, où Descartes se défend de raisonner pour arriver à l'idée de l'existence personnelle, et où il établit nettement le vrai procédé qui nous y conduit. Je ne citerai que les passages les plus importants.

Avant Spinosa et Reid, Gassendi avait attaqué l'enthymème de Descartes. « Cette proposition: Je pense, donc je suis, suppose, dit Gassendi, cette majeure : ce qui pense existe, et par conséquent elle implique une pétition de principe. » A quoi Descartes répond: « Je ne fais point de pétition de principe, car je ne suppose point de majeure. Je soutiens que cette proposition Je pense, donc j'existe, est une vérité particulière, qui s'introduit dans l'esprit sans le secours d'une autre plus générale, et indépendamment de toute déduction logique. Ce n'est pas un préjugé, mais une vérité naturelle, qui frappe d'abord et irrésistiblement l'intelligence. Pour vous, ajoute Descartes, vous pensez que toute vérité particulière repose sur une vérité générale dont il faut la déduire par des syllogismes, selon les règles de la dialectique. Imbu de cette erreur, vous me l'attribuez gratuitement; votre méthode constante est de supposer de fausses majeures, de faire des paralogismes et de me les imputer. >>

Si ce passage ne paraissait pas assez clair, le suivant ne laisserait aucun doute sur l'opinion de Descartes. « La notion de l'existence, dit-il dans sa réponse à d'autres objections, est une notion primitive qui n'est obtenue par aucun syllogisme; elle est évidente par elle-même, et notre esprit la découvre par intuition. Si elle étoit le fruit d'un syllogisme, elle supposeroit la majeure,

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