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est des choses que nous ne pouvons apprendre qu'en les voyant. De même, pour apprendre ce que c'est que le doute, ce que c'est que la pensée, il ne faut que douter et penser soi-même. Ainsi de l'existence. Il faut savoir seulement ce qu'on entend par ce mot; aussitôt on connoît la chose, autant du moins qu'il est possible à l'homme de la connoître, et pour cela il n'est besoin de définitions; elles obscurciroient la chose plutôt qu'elles ne l'éclairciroient.

ÉPIST. Puisque Poliandre est content, je me rends également et je ne pousserai pas plus loin la dispute; cependant je ne vois pas qu'il ait beaucoup avancé depuis deux heures que nous sommes ici à raisonner. Tout ce qu'il a appris à l'aide de cette belle méthode que vous vantez tant, c'est qu'il doute, qu'il pense, et qu'il est une chose pensante. Découverte admirable en vérité! Voilà beaucoup de paroles pour bien peu de choses. On aurait pu tout dire en quatre mots, et nous aurions tous été d'accord. Quant à moi, s'il devoit m'en coûter autant de paroles et de temps pour apprendre une chose d'un aussi mince intérêt, j'aurois de la peine à m'y résigner. Nos maîtres nous en disent bien plus et sont beaucoup plus hardis; rien ne les arrête, ils prennent tout sur eux et prononcent sur tout; rien ne les détourne de leur but ni ne les frappe d'étonnement; quoi qu'il arrive enfin, lorsqu'ils se voient trop pressés, une équivoque ou le distinguo les retire de tout embarras. Soyez même certain que leur méthode sera toujours préférée à la vôtre, qui doute de tout et qui craint tellement de broncher qu'en piétinant sans cesse elle n'avance jamais.

EUD. Je n'ai jamais eu le dessein de prescrire à qui que ce soit la méthode qu'il faut suivre dans la recherche de la vérité; j'ai voulu seulement exposer celle dont je me suis servi, afin que si on la juge mauvaise on la jette, si au contraire bonne et utile, d'autres s'en servent aussi. Du reste, je laisse chacun entièrement libre de l'admettre ou de la rejeter. Si maintenant on dit qu'elle ne m'a guère avancé, c'est à l'expérience d'en juger, et je suis certain, pourvu que vous continuiez de me prêter votre atten

tion, que vous-même vous m'avouerez que nous ne pouvons être assez circonspects dans l'établissement des principes, et qu'une fois les principes solidement posés, nous pourrons pousser les conséquences plus loin et les déduire plus facilement que nous n'eussions osé nous le promettre. Aussi je pense que toutes les erreurs qui arrivent dans les sciences viennent de ce que nous avons en commençant jugé avec trop de hâte, en admettant pour principes des choses obscures et dont nous n'avions aucune notion claire et distincte. Ce qui prouve la vérité de cette assertion, c'est le peu de progrès que nous avons faits dans les sciences dont les principes sont certains et connus de tous, tandis que d'autre part, dans celles dont les principes sont obscurs et incertains, ceux qui veulent être sincères sont forcés d'avouer qu'après avoir dépensé beaucoup de temps et lu beaucoup de volumes ils ont reconnu qu'ils ne savoient rien et qu'ils n'avoient rien appris. Ne vous étonnez donc pas, mon cher Épistémon, si, voulant conduire Poliandre dans une voie plus sûre que celle qui m'a été enseignée, je suis sévère au point de ne tenir pour vrai que ce dont j'ai une certitude égale à celle où je suis que j'existe, que je pense et que je suis une chose pensante.

ÉPIST. Vous me paroissez semblable à ces sauteurs qui retombent toujours sur leurs pieds; vous revenez toujours à votre principe; si vous continuez de la sorte, vous n'irez ni loin ni vite. Comment en effet trouverons-nous toujours des vérités dont nous puissions être aussi certains que de notre existence?

EUD. Cela n'est pas aussi difficile que vous le croyez, car toutes les vérités se suivent l'une l'autre et sont unies entre elles par un même lien. Tout le secret consiste à commencer par les premières et par les plus simples, et à s'élever ensuite peu à peu et comme par degrés jusqu'aux vérités les plus éloignées et les plus composées. Or, qui doutera que ce que j'ai posé comme principe ne soit la première de toutes les choses que nous pouvons connoître avec quelque méthode? Il est constant en effet que nous ne pouvons douter d'elle, quand même nous doute

rions de la vérité de tout ce que renferme l'univers. Puis donc que nous sommes certains d'avoir bien commencé, il faut, pour ne pas nous égarer dans la suite, avoir soin, et c'est ce que nous faisons, de ne point admettre comme vrai ce qui est sujet au moindre doute. A cette fin il faut, selon moi, laisser parler Poliandre seul. Car comme il ne suit aucun autre maître que le sens commun, et comme sa raison n'est altérée par aucun préjugé, il est presque impossible qu'il se trompe, ou du moins il s'en apercevra facilement, et il reviendra sans peine dans le droit chemin.

ÉPIST. Écoutons-le donc parler, et laissons-lui exposer les choses qu'il dit être contenues dans votre principe.

POL. Il y a tant de choses contenues dans l'idée que présente un être pensant qu'il nous faudroit des jours entiers pour les développer. Mais pour le moment nous ne traiterons que des principales et de celles qui servent à rendre plus claire la notion de cet être, et qui la distinguent de tout ce qui n'a pas de rapport avec elle. J'entends par être pensant... (Le reste manque.)

EXTRAITS

DES LETTRES DE DESCARTES

Comment l'on doit entendre le doute cartésien appliqué à l'existence de Dieu.

Est-il jamais permis de douter de Dieu? c'est-à-dire peut-on naturellement douter de l'existence de Dieu? Sur quoi je réponds qu'il faut distinguer ce qui, dans un doute, appartient à l'entendement, d'avec ce qui appartient à la volonté : car, pour ce qui est de l'entendement, on ne doit pas demander si quelque chose lui est permise ou non, parce que ce n'est point une faculté élective, mais seulement s'il le peut ; et il est certain qu'il y en a plusieurs de qui l'entendement peut douter de Dieu, et de ce nombre sont ceux qui ne peuvent démontrer évidemment son existence, quoique néanmoins ils aient une vraie foi; car la foi appartient à la volonté, laquelle étant mise à part, le fidèle peut examiner par raison naturelle s'il y a un Dieu, et ainsi douter de Dieu. Pour ce qui est de la volonté, il faut aussi distinguer entre le doute qui regarde la fin et celui qui regarde les moyens; car si quelqu'un se propose pour but de douter de Dieu, afin de persister dans ce doute, il pèche grièvement, de vouloir demeurer incertain sur une chose de telle importance; mais si quelqu'un se propose ce doute comme un moyen pour parvenir à une connoissance plus claire de la vérité, il fait une chose tout à fait pieuse et honnête, parce que personne ne peut vou

loir la fin qu'il ne veuille aussi les moyens; et dans la sainte Écriture même, les hommes sont souvent invités à tâcher d'acquérir la connoissance de Dieu par la raison naturelle. Et celui-là aussi ne fait pas mal qui, pour la même fin, ôte pour un temps de son esprit toute la connoissance qu'il peut avoir de la Divinité car nous ne sommes pas toujours obligés de songer que Dieu existe, autrement il ne nous seroit jamais permis de dormir ou de faire quelque autre chose, car alors nous mettons à part, pour ce temps-là, la connoissance que nous pouvons avoir de la Divinité. (Lett. x, tom. II, pag. 54.)

Cette phrase de Descartes: Je pense, donc je suis, n'est point un raisonnement, mais simplement une connoissance intuitive.

Ne m'avouerez-vous pas que vous êtes moins assuré de la présence des objets que vous voyez, que de la vérité de cette proposition Je pense, donc je suis? Or, cette connoissance n'est point un ouvrage de votre raisonnement ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée; votre esprit la voit, la sent, la manie, et quoique votre imagination, qui se mêle importunément dans vos pensées, en diminue la clarté, la voulant revêtir de ses figures, elle vous est pourtant une preuve de la capacité de votre âme à recevoir de Dieu une connoissance intuitive. (Lett. cxxiv, tom. III, pag. 639.)

Examen de cet autre axiome: Je respire, donc je suis, et comment il se rapporte à l'axiome cartésien.

Lorsqu'on dit je respire, donc je suis, si l'on veut conclure son existence de ce que la respiration ne peut être sans elle, on ne conclut rien, à cause qu'il faudroit auparavant avoir prouvé

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