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Cette règle découle nécessairement des raisons apportées pour la seconde ; cependant il ne faut pas croire qu'elle ne contient rien de nouveau pour faire avancer la science, quoiqu'elle paroisse seulement nous dissuader d'appliquer à certaines choses l'énumération méthodique et n'exposer aucune vérité, puisqu'elle n'enseigne aux étudiants qu'à ne pas perdre leurs soins, et qu'elle emploie à peu près les mêmes raisons que la règle deuxième. Elle montre à ceux qui connoissent parfaitement les sept règles précédentes, par quel moyen ils peuvent, dans l'étude d'une science quelconque, satisfaire eux-mêmes leur esprit au point de n'avoir plus rien à désirer. Car tout homme qui dans la solution de quelque difficulté aura rigoureusement observé les premières règles, et quelque part cependant recevra de cette dernière l'ordre de s'arrêter, connoîtra alors avec certitude qu'il ne peut arriver par aucun moyen à la science qu'il cherche, et cela non par la faute de son esprit, mais parce que la nature même de la difficulté ou la condition humaine s'y oppose. Or, cette connoissance n'est pas une science moindre que celle qui nous montre la nature même des choses, et l'on ne paroîtroit pas d'un esprit sensé si l'on poussoit plus loin la curiosité.

Éclaircissons tout cela par un ou deux exemples. Si un homme qui ne s'occupe que de mathématiques cherche cette ligne qu'en dioptrique on appelle anaclastique, ligne dans laquelle les rayons parallèles se réfractent de manière que tous après la réfraction s'intersectent en un seul point, il s'apercevra facilement d'après les règles cinquième et sixième que la détermination de cette ligne dépend du rapport qui existe entre les angles de réfraction. et les angles d'incidence; mais comme il ne sera pas capable de faire cette recherche, qui regarde la physique et non les mathé matiques, il devra s'arrêter sur le seuil, et rien ne lui servira de demander aux philosophes ou à l'expérience la solution de cette difficulté; car il pécheroit contre la troisième règle. De plus, cette proposition est composée et relative; or, ce n'est que sur les choses simples et absolues qu'on peut en croire l'expérience, comme nous le démontrerons en son lieu. En vain encore sup

posera-t-il entre les angles dont il s'agit quelque rapport qu'il soupçonnera être le véritable; car alors ce ne seroit plus l'anaclastique qu'il chercheroit, mais seulement la ligne qui pourroit rendre compte de sa supposition.

Mais si un homme qui ne s'occupe pas seulement de mathématiques, et qui désire connoître, d'après la première règle, la vérité sur tout ce qu'il rencontre, vient à tomber sur la même difficulté, il ira plus loin et trouvera que le rapport entre les angles d'incidence et les angles de réfraction dépend du changement apporté dans la grandeur respective de ces angles par la différence des milieux; que ce changement à son tour dépend du milieu parce que le rayon traverse la totalité du corps diaphane; que la connoissance de la propriété de pénétrer un corps suppose connue la nature de l'action de la lumière, et qu'enfin, pour comprendre l'action de la lumière, il faut savoir ce que c'est en général qu'une puissance naturelle, dernier terme et le plus absolu dans toute cette série de questions. Lors donc que par l'intuition il aura clairement vu ces propositions, il repassera par les mêmes degrés, selon la règle cinquième, et si au second degré il ne peut découvrir tout d'abord la nature de l'action de la lumière, il énumérera par la règle septième toutes les autres puissances naturelles, afin que de la connoissance de quelqu'une d'entre elles il puisse au moins déduire par analogie la connoissance de celle qu'il ignore. Cela fait, il cherchera de quelle manière le rayon traverse la totalité du corps diaphane, et il poursuivra ainsi par ordre l'examen des autres propositions Jusqu'à ce qu'il arrive enfin à l'anaclastique même cherchée en vain jusqu'à ce jour par beaucoup de philosophes; et cependant je ne vois rien qui puisse empêcher celui qui se serviroit parfaitement de notre méthode de découvrir cette ligne.

Mais donnons l'exemple le plus noble de tous. Si quelqu'un se propose cette question, d'examiner toutes les vérités à la connoissance desquelles la raison humaine suffit, examen que doivent faire, ce me semble, une fois dans leur vie, tous ceux qui veulent sérieusement arriver à la sagesse, il trouvera certaine

ment, à l'aide des règles que j'ai données, qu'on ne peut rien connoître avant de connoître l'intelligence, puisque la connoissance de toutes les choses dépend d'elle, et non pas elle de cette connoissance; puis, après avoir examiné tout ce qui vient immédiatement après la connoissance de l'intelligence pure, il énumérera tous les autres moyens de connoître que nous possédons outre l'intelligence; et il trouvera qu'il n'y en a que deux, l'imagination et les sens. Il emploiera donc tous ses soins à distinguer et à examiner ces trois moyens de connoître, et voyant que la vérité et l'erreur, à proprement parler, ne peuvent être que dans l'intelligence, mais que souvent elles ne tirent leur origine que de l'imagination des sens, il s'appliquera soigneusement à connoître toutes les choses qui peuvent l'égarer afin de s'en garder, et il comptera exactement toutes les voies qui sont ouvertes à l'homme vers la vérité afin de suivre la bonne. Car elles ne sont pas si nombreuses qu'il ne les trouve facilement toutes par une énumération suffisante; et ce qui paroîtra étonnant et incroyable à ceux qui n'en ont pas fait l'expérience, aussitôt qu'il aura distingué les connoissances qui ne font que remplir ou orner la mémoire d'avec celle qui constitue le vrai savant, distinction facile à faire (il y a ici une lacune)... il restera pleinement convaincu que s'il ignore quelque chose, ce n'est faute ni d'esprit ni de capacité, et qu'un autre ne peut rien savoir qu'il ne soit lui-même capable de connoître, pourvu qu'il y applique convenablement son intelligence. Et, bien que souvent on puisse lui proposer beaucoup de questions dont notre règle lui interdise de chercher la solution, cependant il comprendra clairement qu'elles dépassent la portée de l'esprit humain; il ne se croira pas pour cela plus ignorant, mais la certitude même qu'il aura que nul ne peut rien savoir de la question proposée satisfera largement sa curiosité, s'il est raisonnable.

Or, pour ne pas être toujours incertain sur ce que peut notre esprit, et de peur qu'il ne se fatigue mal à propos et inutilement, faut une fois dans sa vie, avant d'aborder l'étude de chaque chose en particulier, avoir cherché soigneusement quelles

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sont les connoissances que peut atteindre la raison humaine. Pour mieux réussir dans cette recherche, il faut toujours, entre deux choses également aisées, commencer par la plus utile.

Cette méthode est semblable à ces arts mécaniques qui se suffisent à eux-mêmes, c'est-à-dire qui donnent à celui qui les exerce les moyens de fabriquer les instruments dont il a besoin. En effet, si quelqu'un voulait exercer l'un de ces arts, l'art du forgeron, par exemple, et qu'il fût privé de tout instrument, il seroit d'abord forcé de prendre pour enclume une pierre dure ou quelque masse de fer, pour marteau un caillou, de disposer deux morceaux de bois en forme de pinces, et de recourir, selon le besoin, à d'autres matériaux semblables. Ces préparatifs achevés, il n'iroit pas se mettre aussitôt à forger, pour l'usage des autres, des épées ou des casques, ou tout autre instrument de fer; mais avant tout il se fabriqueroit des marteaux, une enclume, des pinces, et tous les autres outils qui lui seroient utiles à lui-même.

Cet exemple nous apprend que ce n'est pas à notre début, lorsque nous n'avons encore pu découvrir que des règles peu éclaircies, et qui semblent plutôt nées dans notre esprit que le fruit de l'étude, que nous devons tâcher avec leur aide de terminer les débats des philosophes et de résoudre les problèmes des mathématiciens, mais qu'il faut s'en servir pour chercher avec le plus grand soin tout ce qui est nécessaire à l'examen de la vérité, d'autant plus qu'il n'y a aucune raison pour que cela soit plus difficile à trouver que la solution d'aucune des questions qu'on a coutume d'agiter en géométrie, en physique ou dans les autres sciences.

Or ici aucune question n'est plus importante à résoudre que celle de savoir ce que c'est que la connoissance humaine, et jusqu'où elle s'étend; c'est pourquoi nous réunissons cette double étude dans une seule question que nous pensons devoir examiner la première d'après les règles posées plus haut; c'est ce que doit faire une fois dans sa vie quiconque aime tant soit peu la vérité, parce que cette recherche contient les vrais moyens de

savoir et toute la méthode. Mais rien ne me semble plus absurde que de disputer audacieusement sur les mystères de la nature, sur l'influence des astres, sur les secrets de l'avenir, et autres choses semblables, comme font beaucoup de gens, et de n'avoir jamais cherché si la raison humaine peut approfondir ces matières. Et il ne doit pas nous sembler difficile de déterminer les limites de l'esprit que nous sentons en nous-mêmes, puisque souvent nous n'hésitons pas à porter un jugement sur des choses qui sont hors de nous et qui nous sont totalement étrangères. Ce n'est pas non plus un travail immense que de vouloir embrasser par la pensée tout ce qui est contenu dans l'univers, pour reconnoître comment chaque objet est soumis à l'examen de notre esprit; car il n'y a rien de si multiple ou de si épars que l'on ne puisse, au moyen de l'énumération dont nous avons parlé, circonscrire dans des limites fixes et ramener à un certain nombre de chefs. Pour en faire l'expérience dans la question posée plus haut, divisons en deux parties tout ce qui s'y rattache; en effet, on doit la rapporter soit à nous, qui sommes capables de connoître, soit aux choses mêmes qui peuvent être connues. Discutons séparément ces deux points. Et d'abord nous remarquons bien qu'en nous l'intelligence seule est capable de connoître, mais qu'elle peut être aidée ou empêchée par trois autres facultés, qui sont : l'imagination, les sens et la mémoire. Il faut donc voir par ordre en quoi chacune de ces facultés peut nous nuire, pour nous en garder ou nous être utile, pour en employer toutes les ressources; ce premier point sera donc complétement traité au moyen d'une énumération suffisante, comme la règle suivante le démontre.

Il faut ensuite passer aux choses mêmes et ne les envisager qu'autant qu'elles sont à la portée de notre intelligence; sous ce rapport, nous les divisons en simples et en complexes ou composées. Les simples ne peuvent être que spirituelles ou corporelles, ou spirituelles et corporelles à la fois; les composées sont de deux sortes: l'intelligence apprend de l'expérience que les unes sont telles, avant de pouvoir porter sur elles aucun iu

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