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aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons étant éveillés. Car s'il arrivoit même en dormant qu'on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu'un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l'empêcheroit pas d'être vraie; et pour l'erreur la plus ordinaire de nos songes, qui consiste en ce qu'ils nous représentent divers objets en même façon que font nos sens extérieurs, n'importe pas qu'elle nous donne occasion de nous défier de la vérité de telles idées, à cause qu'elles peuvent aussi nous tromper assez souvent sans que nous dormions: comme lorsque ceux qui ont la jaunisse voient tout de couleur jaune, ou que les astres ou autres corps fort éloignés nous paroissent beaucoup plus petits qu'ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyons le soleil très-clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons bien imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre, sans qu'il faille conclure pour cela qu'il y ait au monde une chimère : car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable, mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité; car il ne seroit pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela; et, pour ce que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant êtres toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu'en nos songes.

CINQUIÈME PARTIE

Je serois bien aise de poursuivre et de faire voir ici toute la chaîne des autres vérités que j'ai déduites de ces premières; mais, à cause que pour cet effet il seroit maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions qui sont en controverse entre les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu'il sera mieux que je m'en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de laisser juger aux plus sages s'il serait utile que le public en fût plus particulièrement informé. Je suis toujours demeuré ferme en la résolution que j'avois prise de ne supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir pour démontrer l'existence de Dieu et de l'âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie qui ne me semblât plus claire et plus certaine que n'avoient fait auparavant les démonstrations des géomètres, et néanmoins j'ose dire que non-seulement j'ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de temps touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter en la philosophie, mais aussi que j'ai remarqué certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou ce qui se fait dans le monde. Puis, en considérant la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus utiles et plus importantes que tout ce que j'avois appris auparavant ou même espéré d'apprendre.

Mais pour ce que j'ai tâché d'en expliquer les principales dans un traité que quelques considérations m'empêchent de publier 1, je ne le saurois mieux faire connoître qu'en disant ici

1. Le Traité du Monde ou de la Lumière, dans lequel Descartes admettoit le mouvement de la terre, et qui fut publié par Clerselier dix-sept ans après la mort de l'auteur.

sommairement ce qu'il contient. J'ai eu dessein d'y comprendre tout ce que je pensois savoir, avant que de l'écrire, touchant la nature des choses matérielles. Mais, tout de même que les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un tableau plat toutes les diverses faces d'un corps solide, en choisissent une des principales, qu'ils mettent seule vers le jour, et, ombrageant les autres, ne les font paroître qu'autant qu'on les peut voir en la regardant; ainsi, craignant de ne pouvoir mettre en mon discours tout ce que j'avois en la pensée, j'entrepris seulement d'y exposer bien amplement ce que je concevois de la lumière, puis, à son occasion, d'y ajouter quelque chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu'elle en procède presque toute : des cieux, à cause qu'ils la transmettent; des planètes, des comètes et de la terre, à cause qu'elles la font réfléchir; et en particulier de tous les corps qui sont sur la terre, à cause qu'ils sont ou colorés, ou transparents ou lumineux; et enfin de l'homme, à cause qu'il en est le spectateur. Même, pour ombrager un peu toutes ces choses et pouvoir dire plus librement ce que j'en jugeois, sans être obligé de suivre ni de réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriveroit dans un nouveau, si Dieu créoit maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer, et qu'il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu'il en composât un chaos aussi confus que les poëtes en puissent feindre, et que par après il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et à laisser agir suivant les lois qu'il a établies. Ainsi, premièrement, je décrivis cette matière, et tâchai de la représenter telle qu'il n'y a rien au monde, ce me semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de l'âme; car même je supposai expressément qu'il n'y avoit en elle aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose dont la connoissance ne fût si naturelle à nos âmes qu'on ne pût pas même feindre

de l'ignorer. De plus, je fis voir quelles étaient les lois de la nature; et, sans appuyer mes raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, je tàchai à démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir qu'elles sont telles qu'encore que Dieu auroit créé plusieurs mondes, il n'y en sauroit avoir aucun où elles manquassent d'être observées. Après cela je montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devoit, en suite de ces lois, se disposer et s'arranger d'une certaine façon qui la rendoit semblable à nos cieux; comment cependant quelques-unes de ses parties devoient composer une terre, et quelques-unes des planètes et des comètes, et quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Et ici, m'étendant sur le sujet de la lumière, j'expliquai bien au long quelle étoit celle qui se devoit trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle traversoit en un instant les immenses espaces des cieux, et comment elle se réfléchissoit des planètes et des comètes vers la terre. J'y ajoutai aussi plusieurs choses touchant la substance, la situation, les mouvements et toutes les diverses qualités de ces cieux et de ces astres; en sorte que je pensois en dire assez pour faire connoître qu'il ne se remarque rien en ceux de ce monde qui ne dût ou du moins qui ne pût paroître tout semblable en ceux du monde que je décrivois. De là je vins à parler particulièrement de la terre : comment, encore que j'eusse expressément supposé que Dieu n'avoit mis aucune pesanteur en la matière dont elle étoit composée, toutes ses parties ne laissoient pas de tendre exactement vers son centre; comment y ayant de l'eau et de l'air sur sa superficie, la disposition des cieux et des astres, principalement de la lune, y devoit causer un flux et reflux qui fût semblable en toutes ces circonstances à celui qui se remarque dans nos mers, et outre cela un certain cours tant de l'eau que de l'air, du levant vers le couchant, tel qu'on le remarque aussi entre les tropiques; comment les montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvoient naturellement s'y former, et les métaux y venir dans les mines, et les plantes y croître dans les campa

gnes, et généralement tous les corps qu'on nomme mêlés ou composés s'y engendrer : et, entre autres choses, à cause qu'après les astres je ne connois rien au monde que le feu qui produise de la lumière, je m'étudiai à faire entendre bien clairement tout ce qui appartient à sa nature, comment il se fait, comment il se nourrit, comment il n'a quelquefois que de la chaleur sans lumière, et quelquefois que de la lumière sans chaleur; comment il peut introduire diverses couleurs en divers corps, et diverses autres qualités; comment il en fond quelquesuns et en durcit d'autres; comment il les peut consumer presque tous ou convertir en cendres et en fumée; et enfin comment de ces cendres, par la seule violence de son action, il forme du verre: car cette transmutation de cendres en verre me semblant être aussi admirable qu'aucune autre qui se fasse en la nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire.

Toutefois je ne voulois pas inférer de toutes ces choses que ce monde ait été créé en la façon que je proposois, car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l'a rendu tel qu'il devoit être. Mais il est certain, et c'est une opinion communément reçue entre les théologiens, que l'action par laquelle maintenant il le conserve est toute la même que celle par laquelle il l'a créé : de façon qu'encore qu'il ne lui auroit point donné au commencement d'autre forme que celle du chaos, pourvu qu'ayant établi les lois de la nature il lui prêtât son concours pour agir ainsi qu'elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par cela seul toutes les choses qui sont purement matérielles auraient pu avec le temps s'y rendre telles que nous les voyons à présent; et leur nature est bien plus aisée à concevoir lorsqu'on les voit naître peu à peu en cette sorte que lorsqu'on ne les considère que toutes faites.

De la description des corps inanimés et des plantes je passai à celle des animaux, et particulièrement à celle des hommes1.

1. Voyez les Traités de l'Homme et de la Formation du fœtus.

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