Page images
PDF
EPUB

temps, lorsqu'elles me paroissent incertaines, peuvent devenir évidentes pour moi par la suite. Le doute et la certitude sont des relations de notre esprit aux objets, et non des propriétés appartenant aux objets eux-mêmes et devant leur demeurer toujours attachées. Les raisons qui m'obligent de douter sont assez fortes, tant que je n'en ai pas trouvé d'autres à leur

opposer.

§ II. Si j'ai rejeté l'esprit, d'abord comme douteux, rien n'empêche que je le puisse reprendre, si j'arrive à le concevoir clairement. Faire la revue de ses anciennes opinions, après les avoir rejetées, c'est vider sa corbeille et n'y replacer les fruits qu'après examen.

§ III. Pour effacer la différence que j'établis entre l'esprit et le corps, et que je fonde sur ce que le premier pense et que le second ne pense pas, mais est étendu, vous appelez corps toutes les choses qui sentent, imaginent et pensent; mais je ne tiens pas aux noms.

§ IV. Je ne demande point toutes les opinions qu'on a pu concevoir de l'âme. Il est faux que je suppose sans démonstration que l'esprit n'est pas corporel; je ne dispute pas des mots corps et âme, mais de deux choses qui sont fort distinctes.

§ V. Je n'ai point dit que je fusse quelqu'une des choses que je croyais être autrefois; au contraire, j'ai admis que je pouvois être quelqu'une des choses qui m'étoient inconnues. Je me suis attribué la pensée, à laquelle j'ai donné le nom d'esprit, et par ce nom je n'ai rien voulu dire de plus qu'une chose qui pense. je n'ai donc pas supposé que l'esprit fût incorporel, je l'ai démontré dans ma sixième Méditation, et, en conséquence, je n'ai pas fait de pétition de principes.

§ VI. En cherchant ce que j'ai pensé que j'étois autrefois, Je cherche ce qu'il me semble maintenant ce que j'ai été. Je n'ai pas posé en principe que j'étois certain d'avoir connu tout ce qui appartenoit au corps, par conséquent on ne peut m'appliquer la fable du paysan.

§ VII. Pour bien philosopher, il faut se résoudre une fois en sa vie à se défaire de toutes ses opinions, quoiqu'il y en ait parmi elles qui puissent être vraies, afin de les reprendre ensuite une à une, et de n'admettre que celles qui sont indubitables. Or, le révérend père, au lieu de s'arrêter à ce dessein se bat contre mon ombre, et croit m'arrêter tout court par ces mots déterminément et indéterminément.

§ VIII. Un concept n'est pas clair parce qu'on le connoît certainement; car on peut savoir certainement une chose (par exemple, une chose révélée) sans la concevoir clairement, et pour que ce concept soit distinct, il n'est pas nécessaire de ne connoître rien autre chose. Du connoître à l'être la conséquence est bonne, parce que nous ne pouvons connoître une chose si elle n'est en effet comme nous la connoissons. Il n'a pas été prouvé qu'aucune substance pensante fût divisible. Les mots déterminément, indéterminément, seuls, comme ils sont ici, n'ont aucun sens. Je n'ai pas trop conclu si vous entendez par là faussement conclu.

§ IX. Votre syllogisme n'est pas de moi; mes écrits n'en justifient ni la majeure ni la mineure. Vous imitez un maçon qui, voyant un architecte creuser une fosse et rejeter le sable et le gravier pour trouver la terre ferme, et y asseoir une chapelle, voudroit faire croire que l'architecte a rejeté aussi les pierres de taille. Ma construction ne pèche ni par les fondements, car je n'ai rejeté que ce qui devoit l'être; ni par les moyens, car je me suis servi de l'équerre et du compas comme les autres; ni par la fin, car je ne me suis pas interdit l'usage de tous les matériaux; ni par excès, car en philosophie on ne sauroit creuser trop profondément; ni par défaut, car, après avoir mis le roc à nu, j'ai élevé dessus une chapelle; ni enfin d'aucune autre façon, car je n'ai pas rejeté définitivement, mais seulement mis de côté les anciens matériaux. Avancer qu'on peut concevoir une chose qui pense sans concevoir un esprit, c'est prétendre qu'on peut concevoir un homme versé dans l'architecture sans concevoir un architecte. N'attribuer la spiritualité qu'à la pensée réflé

chie, c'est n'accorder le talent de l'architecture qu'à celui qu se sait en possession de ce talent. Si la pensée appliquée au corps est matérielle, il en sera de même de la pensée appliquée à elle même; enfin, donner la pensée aux bêtes est pire que de prête le talent de l'architecte au maçon.

[blocks in formation]

ART. 1. Que ce qui est passion au regaru d'un sujet est toujours action à quelque autre égard.

Il n'y a rien en quoi paroisse mieux combien les sciences que nous avons des anciens sont défectueuses qu'en ce qu'ils ont écrit des passions; car, bien que ce soit une matière dont la connoissance a toujours été fort recherchée, et qu'elle ne semble pas être des plus difficiles, à cause que chacun les sentant en soi-même on n'a point besoin d'emprunter d'ailleurs aucune observation pour en découvrir la nature, toutefois ce que les anciens en ont enseigné est si peu de chose, et pour la plupart si peu croyable, que je ne puis avoir aucune espérance d'approcher de la vérité qu'en m'éloignant des chemins qu'ils ont suivis. C'est pourquoi je serai obligé d'écrire ici en même façon que si je traitois d'une matière que jamais personne avant moi n'eût touchée; et pour commencer, je considère que tout ce

1 Ce traité fut écrit en français, pour la princesse Élisabeth, vers 1646. Plus tard l'auteur le revit avec soin et l'augmenta de plus d'un tiers. Il fut imprimé pour la première fois à Amsterdam en 1649.

[ocr errors]

qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu'il arrive; en sorte que, bien que l'agent et le patient soient souvent fort différents, l'action et la passion ne laissent pas d'être toujours une même chose qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels on la peut rapporter.

ART. 2. Que pour connoitre les passions de l'âme il faut distinguer ses fonctions d'avec celles du corps.

Puis aussi je considère que nous ne remarquons point qu'il y ait aucun sujet qui agisse plus immédiatement contre notre âme que le corps auquel elle est jointe, et que par conséquent nous devons penser que ce qui est en elle une passion est communément en lui une action; en sorte qu'il n'y a point de meilleur chemin pour venir à la connoissance de nos passions que d'examiner la différence qui est entre l'âme et le corps, afin de connoître auquel des deux on doit attribuer chacune des fonctions qui sont en nous.

ART. 3. Quelle règle on doit suivre pour cet effet.

A quoi on ne trouvera pas grande difficulté si on prend garde que tout ce que nous expérimentons être en nous, et que nous voyons aussi pouvoir être en des corps tout à fait inanimés, ne doit être attribué qu'à notre corps; et, au contraire, que tout ce qui est en nous, et que nous ne concevons en aucune façon pouvoir appartenir à un corps, doit être attribué à notre âmé.

ART. 4. Que la chaleur et le mouvement des membres procèdent du corps, les pensées de l'âme.

Ainsi, à cause que nous ne concevons point que le corps pense en aucune façon, nous avons raison de croire que toutes sortes de pensées qui sont en nous appartiennent à l'âme; et à

« PreviousContinue »