qu'on pense à l'esprit et au corps à la fois, ces deux choses n'en paroissent pas moins totalement distinctes et inconciliables. Voyant qu'il y a des corps qui ne pensent pas, j'ai jugé que la pensée peut se séparer du corps, et que si elle se trouve dans le corps de l'homme, elle y est jointe et ne fait pas un seul tout avec lui. Si l'on comprend que deux et trois font cinq, sans connoître la distinction de l'âme et du corps, cela vient de ce que le jugement abstrait du nombre n'est pas à l'usage de l'enfance et n'y est pas faussé, tandis que dès la plus tendre jeunesse on conçoit confusément l'esprit et le corps dont on est composé, et le vice de toute connoissance imparfaite est de confondre des éléments qu'on a ensuite beaucoup de peine à séparer. SEPTIÈMES OBJECTIONS OU DISSERTATION TOUCHANT LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE PREMIÈRE QUESTION. S'il faut tenir les choses douteuses pour fausses et comment. De la doctrine de Descartes il résulte : 1° que nous pouvons douter de toutes choses, même des plus claires, jusqu'à ce que nous soyons assurés que Dieu existe; 2° que réputer une chose douteuse, c'est la réputer fausse ou en assurer le contraire; 3° que si le contraire de la chose dont on doute est également incertain, on peut affirmer le contraire de ce contraire, c'est-à-dire justement la chose dont on doute. Réponse. Si par la règle que tout ce qui a la moindre apparence de doute doit être tenu pour faux, on entend qu'il ne faut pas s'appuyer sur les choses incertaines, la règle est légitime; mais si l'on veut dire qu'il faut admettre leur contraire comme existant en effet, et s'y appuyer pour arriver à quelque chose de certain, elle est illégitime. DEUXIÈME QUESTION. Si c'est une bonne méthode de philosopher que de faire une abdication générale de toutes les choses dont on peut douter. Pour juger cette méthode, il faut essayer d'en faire usage. § Ier. On ouvre la voie qui donne entrée à cette méthode. Vous commandez que je rejette toutes les choses que j'ai reçues en ma créance les esprits comme les corps, et que je suive en cela votre exemple; mais quelles raisons vous ont déterminé à ce doute? Si elles sont bonnes, jamais vous ne pourrez revenir à vos premiers jugements; si elles sont mauvaises, comment peuvent-elles influer maintenant sur votre esprit? Vos motifs sont les erreurs des sens, les rêves, la folie. Mais vous devez rejeter tout ce qui a quelque apparence de doute: êtes-vous assuré que les erreurs des sens ne soient pas douteuses? Êtesvous certain qu'il y ait des rêves et des fous? Si vous dites que oui, tout n'est donc pas douteux; si vous dites que non, comment s'appuyer sur ces opinions pour en rejeter d'autres? Avant de faire une abdication générale de toutes choses, il faudroit donc établir une règle certaine pour reconnoître celles qui seroient bien ou mal rejetées. § II. On prépare la voie qui donne l'entrée à cette méthode. « Cette proposition, j'existe, est, dites-vous, nécessairement vraie, toutes les fois que je la conçois en mon esprit. » Que parlez-vous d'esprit? vous l'avez rejeté tout à l'heure. Pour savoir ce que vous êtes, pourquoi recherchez-vous vos anciennes opinions? vous les avez abandonnées comme incertaines. § III. Ce que c'est que le corps. Si vous me demandez l'opinion que je m'en étois formée autrefois, je vous répondrai qu'elle étoit conforme à la vôtre. Si vous voulez connoître toutes les opinions possibles sur le corps, je vous citerai celle des philosophes modernes qui enseignent que le corps est ou étendu actuellement, ou en puissance et indivisible, susceptible d'être mû, comme la pierre lancée en l'air, et de se mouvoir, comme la pierre qui tombe; capable de sentir, comme le chien; de penser, comme le singe, ou d'imaginer, comme le mulet. § IV. Ce que c'est que l'âme. Vous demandez sans doute ici, non-seulement l'opinion que vous vous étiez formée de l'âme, mais tous les jugements qu'on en a portés autrefois; or, quelques-uns diront que l'âme est un corps ayant les trois dimensions, etc. Puisque vous voulez prouver que l'esprit n'est pas corporel, vous devez, non pas le supposer, mais le démontrer, et répondre à toutes les objections qui peuvent vous être faites. § V. On tente l'entrée de cette méthode. Vous êtes quelqu'une des choses que vous croyiez être jadis; vous croyiez qu'il appartenoit à l'esprit de penser: or, vous pensez; vous êtes donc une chose qui pense, un esprit, un entendement, une raison. Mais j'ai cru, moi, que la pensée appartenoit au corps: or, je pense, donc je suis une chose qui pense, une étendue, une chose divisible. Si en vous attribuant la pensée vous prétendez prouver par là que l'âme de l'homme n'est pas corporelle, ne faites-vous pas une pétition de principes? § VI. L'on en tente derechef l'entrée. Vous vous demandez ce que vous avez cru que vous étiez autrefois. Mais autrefois a-t-il existé? J'ai fait une abdication générale de toutes mes croyances, je ne connois plus d'autrefois. Cherchez ce que vous êtes dans ce que vous étiez, c'est admettre cette maxime: Je suis une des choses que j'ai cru être. Vous n'êtes pas certain d'avoir connu tout ce qui est dans le corps, et affirmer que vous n'êtes pas le corps, parce que vous n'êtes aucune des choses que vous y connoissiez autrefois, c'est imiter l'exemple de ce paysan qui, voyant un loup pour la première fois, s'écria que ce n'étoit pas un animal, parce que ce loup ne ressembloit à aucun des animaux qu'il connoissoit. § VII. L'on tente l'entrée pour la troisième fois. Comme vous avez tout rejeté et que vous êtes, par conséquent vous n'êtes rien. Mais je nie maintenant que vous puissiez tout rejeter, car ou bien vous vous exceptez de votre proposition: il n'y a plus • rien, et alors vous êtes nécessairement quelque chose; ou vous vous y comprenez, et alors vous tombez en contradiction avec vous-même. Vous ne savez pas que vous êtes telle chose déterminée, je vous l'accorde, mais vous savez que vous êtes une chose indéterminée. § VIII. L'on tente pour la quatrième fois l'entrée dans cette méthode, et l'on en désespère. Votre concept de la puissance est clair, dites-vous, parce que vous le connoissez certainement, et il est distinct, parce que vous ne connoissez rien autre chose; et si vous existez tel que vous vous connoissez, vous n'êtes qu'une chose qui pense et rien davantage. Or, 1o du connoître à l'être la conséquence n'est pas bonne : la substance qui pense est ou indivisible, comme dans Platon, ou divisible, comme dans le cheval; 2° pesez bien les mots déterminément, indéterminément, distinctement, confusément; 3° ce qui conclut trop ne conclut rien. Si vous ne vous connoissez que comme une substance qui pense et rien autre chose, vous excluez de vous, nonseulement le corps, mais l'esprit. § IX. On fait surement retraite dans l'ancienne forme. De ce principe: « Nulle chose qui est telle que je puis douter si elle existe, n'existe en effet, on peut tirer par syllogisme régulier cette conséquence, que je ne suis pas un corps, et aussi que je ne suis pas un esprit. Ce principe est donc mal posé, et il faut l'abandonner. RÉPONSE à la seconde question : Si c'est une bonne méthode de philosopher que de faire une abdication générale de tout ce qui est douteux. Cette méthode pèche 1o par les principes, en voulant tirer le certain de l'incertain; 2o par la forme, en ne remplaçant le syllogisme par aucun autre procédé et d'ailleurs quel syllogisme pourroit tenir contre le rêve, la folie et le génie trompeur dont elle est sans cesse effrayée? 3o par la conclusion, car elle ne peut arriver à aucun but après s'être fermé tous les chemins; 4° par excès, en voulant prouver que deux et trois font cinq et que les corps existent, choses qui se passent de démonstration; 5° par défaut, car ayant voulu embrasser trop de choses, elle n'a rien tenu, si ce n'est: Je pense, je suis, ce qui est de peu de profit; 6o par péché général, car elle admet la non-existence des corps aussi gratuitement que les autres en admettent l'existence; 7° par péché particulier, en niant ce que les autres affirment; 8° par ignorance, en s'appuyant sur ce principe: il n'y a pas de corps; 9° avec connoissance, car elle s'aveugle elle-même par une abdication volontaire; 10° par concession, lorsqu'on reprend toutes les vieilles opinions qu'elle avoit rejetées; 11° par omission, en ne démontrant pas des choses qu'elle admet pour vraies, comme les erreurs des sens, le rêve perpétuel, etc.; 12° enfin elle pèche en ce qu'elle n'a rien de bon ou rien de nouveau, et qu'elle a beaucoup de superflu; car si par l'abdication générale qu'elle recommande, elle entend une abstraction métaphysique; si elle prétend qu'on peut concevoir sa pensée sans concevoir pour cela rien de l'âme, de l'esprit ou du corps, de même que l'on conçoit l'animal sans concevoir celui qui hennit ou rugit, etc.; si enfin elle veut dire que la conscience de notre pensée ne peut appartenir qu'à une chose spirituelle, tout cela sera bon, mais ne sera pas nouveau; si, au contraire, par l'abdication générale, elle demande une négation absolue, si elle dit qu'on peut penser sans qu'il existe ni âme, ni esprit, ni corps, et que la pensée non réfléchie n'est le propre d'aucun animal, cela sera nouveau mais ne sera pas bon. REMARQUES DE L'AUTEUR SUR LES SEPTIÈMES OBJECTIONS Première question. Le doute général que je demande ne doit s'appliquer qu'aux matières spéculatives et non à la pratique de la vie. Les raisons qui ne suffisent pas pour nous faire douter toujours peuvent légitimer un doute temporaire. En disant qu'il falloit regarder les choses douteuses comme fausses, j'ai voulu dire que dans la recherche de la vérité on ne devoit pas plus tenir compte des incertitudes que des faussetés, mais non pas qu'il fallût affirmer le contraire de ce qu'on révoquoit en doute. DEUXIÈME QUESTION. § I. Si j'ai mis d'abord l'esprit au rang des choses qui me sont inconnues, et que j'aie reconnu ensuite que mon esprit existe, c'est que les choses que je nie dans un |