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Mais certes, quoique au regard d'un corps hydropique ce ne soit qu'une dénomination extérieure quand on dit que sa nature est corrompue lorsque, sans avoir besoin de boire, il ne laisse pas d'avoir le gosier sec et aride; toutefois, au regard de tout le composé, c'est-à-dire de l'esprit ou de l'âme unie au corps, ce n'est pas une pure dénomination, mais bien une véritable erreur de nature, de ce qu'il a soif lorsqu'il lui est très-nuisible de boire; et partant il reste encore à examiner comment la bonté de Dieu n'empêche pas que la nature de l'homme, prise de cette sorte, soit fautive et trompeuse.

Pour commencer donc cet examen, je remarque ici premiè- . rement qu'il y a une grande différence entre l'esprit et le corps, en ce que le corps, de sa nature, est toujours divisible, et que l'esprit est entièrement indivisible; car, en effet, quand je le considère, c'est-à-dire quand je me considère moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense, je ne puis distinguer en moi aucunes parties, mais je connois et conçois fort clairement que je suis une chose absolument une et entière; et quoique tout l'esprit semble être uni à tout le corps, toutefois lorsqu'un pied ou un bras ou quelque autre partie vient à en être séparée, je connois fort bien que rien pour cela n'a été retranché de mon esprit et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir, etc., ne peuvent pas non plus être dites proprement ses parties, car c'est le même esprit qui s'emploie tout entier à vouloir, et tout entier à sentir et à concevoir, etc.; mais c'est tout le contraire dans les choses corporelles ou étendues, car je n'en puis imaginer aucune, pour petite qu'elle soit, que je ne mette aisément en pièces par ma pensée, ou que mon esprit ne divise fort facilement en plusieurs parties, et par conséquent que je ne connoisse être divisible. Ce qui suffiroit pour m'enseigner que l'esprit ou l'âme de l'homme est entièrement différente du corps, si je ne l'avois déjà d'ailleurs assez appris.

Je remarque aussi que l'esprit ne reçoit pas immédiatement l'impression de toutes les parties du corps, mais seulement du cerveau ou peut-être même d'une de ses plus petites parties, à

savoir, de celle où s'exerce cette faculté qu'ils appellent le sens commun, laquelle, toutes les fois qu'elle est disposée de même façon, fait sentir la même chose à l'esprit, quoique cependant les autres parties du corps puissent être diversement disposées, comme le témoignent une infinité d'expériences, lesquelles il n'est pas ici besoin de rapporter.

Je remarque, outre cela, que la nature du corps est telle qu'aucune de ses parties ne peut être mue par une autre partie un peu éloignée, qu'elle ne le puisse être aussi de la même sorte par chacune des parties qui sont entre deux, quoique cette partie plus éloignée n'agisse point. Comme, par exemple, dans la corde A B C D qui est toute tendue, si l'on vient à tirer et remuer la dernière partie D, la première A ne sera pas mue d'une autre façon qu'elle le pourroit aussi être si on tiroit une des parties moyennes B ou C, et que la dernière D demeurât cependant immobile. Et, en même façon, quand je ressens de la douleur au pied, la physique m'apprend que ce sentiment se communique par le moyen des nerfs dispersés dans le pied, qui, se trouvant tendus comme des cordes depuis là jusqu'au cerveau, lorsqu'ils sont tirés dans le pied, tirent aussi en même temps l'endroit du cerveau d'où ils viennent et auquel ils aboutissent, et y excitent un certain mouvement que la nature a institué pour faire sentir de la douleur à l'esprit, comme si cette douleur étoit dans le pied; mais parce que ses nerfs doivent passer par la jambe, par la cuisse, par les reins, par le dos et par le cou, pour s'étendre depuis le pied jusqu'au cerveau, il peut arriver qu'encore bien que leurs extrémités qui sont dans le pied ne soient point remuées, mais seulement quelques-unes de leurs parties qui passent par les reins ou par le cou, cela néanmoins excite les mêmes mouvements dans le cerveau qui pourroient y être excités par une blessure reçue dans le pied, ensuite de quoi il sera nécessaire que l'esprit ressente dans le pied la même douleur que s'il y avoit reçu une blessure; et il faut juger le semblable de toutes les autres perceptions de

nos sens.

Enfin, je remarque que, puisque chacun des mouvements qui se font dans la partie du cerveau dont l'esprit reçoit immédiatement l'impression ne lui fait ressentir qu'un seul sentiment, on ne peut en cela souhaiter ni imaginer rien de mieux sinon que ce mouvement fasse ressentir à l'esprit, entre tous les sentiments qu'il est capable de causer, celui qui est le plus propre et le plus ordinairement utile à la conservation du corps humain lorsqu'il est en pleine santé or l'expérience nous fait connoître que tous les sentiments que la nature nous a donnés sont tels que je viens de dire; et partant il ne se trouve rien en eux qui ne fasse paroître la puissance et la bonté de Dieu. Ainsi, par exemple, lorsque les nerfs qui sont dans le pied sont remués fortement et plus qu'à l'ordinaire, leur mouvement, passant par la moelle de l'épine du dos jusqu'au cerveau, y fait là une impression à l'esprit qui lui fait sentir quelque chose, à savoir, de la douleur, comme étant dans le pied, par laquelle l'esprit est averti et excité à faire son possible pour en chasser la cause, comme très-dangereuse et nuisible au pied. Il est vrai que Dieu pouvoit établir la nature de l'homme de telle sorte que ce même mouvement dans le cerveau fît sentir tout autre chose à l'esprit par exemple, qu'il se fît sentir soi-même, ou en tant qu'il est dans le cerveau, ou en tant qu'il est dans le pied, ou bien en tant qu'il est en quelque autre endroit entre le pied et le cerveau, ou enfin quelque autre chose telle qu'elle peut être; mais rien de tout cela n'eût si bien contribué à la conservation du corps que ce qu'il lui fait sentir. De même, lorsque nous avons besoin de boire, il naît de là une certaine sécheresse dans le gosier qui remue ses nerfs, et par leur moyen les parties intérieures du cerveau; et ce mouvement fait ressentir à l'esprit le sentiment de la soif, parce qu'en cette occasion--là, il n'y a rien qui nous soit plus utile que de savoir que nous avons besoin de boire pour la conservation de notre santé, et ainsi des

autres.

D'où il est entièrement manifeste que, nonobstant la souveraine bonté de Dieu, la nature de l'homme en tant qu'il est

composé de l'esprit et du corps ne peut qu'elle ne soit quelquefois fautive et trompeuse. Car s'il y a quelque cause qui excite non dans le pied, mais en quelqu'une des parties du nerf qui est tendu depuis le pied jusqu'au cerveau, ou même dans le cerveau, le même mouvement qui se fait ordinairement quand le pied est mal disposé, on sentira de la douleur comme si elle étoit dans le pied, et le sens sera naturellement trompé; parce qu'un même mouvement dans le cerveau ne pouvant causer en l'esprit qu'un même sentiment, et ce sentiment étant beaucoup plus souvent excité par une cause qui blesse le pied que par une autre qui soit ailleurs, il est bien plus raisonnable qu'il porte toujours à l'esprit la douleur du pied que celle d'aucune autre partie. Et s'il arrive que parfois la sécheresse du gosier ne vienne pas comme à l'ordinaire de ce que le boire est nécessaire pour la santé du corps, mais de quelque cause toute contraire, comme il arrive à ceux qui sont hydropiques, toutefois il est beaucoup mieux qu'elle trompe en cette rencontre-là que si, au contraire, elle trompoit toujours lorsque le corps est bien disposé, et ainsi des autres.

Et certes cette considération me sert beaucoup non-seulement pour reconnoître toutes les erreurs auxquelles ma nature est sujette, mais aussi pour les éviter ou pour les corriger plus facilement car sachant que tous mes sens me signifient plus ordinairement le vrai que le faux touchant les choses qui regardent les commodités ou incommodités du corps, et pouvant presque toujours me servir de plusieurs d'entre eux pour examiner une même chose, et, outre cela, pouvant user de ma mémoire pour lier et joindre les connoissances présentes aux passées, et de mon entendement qui a déjà découvert toutes les causes de mes erreurs, je ne dois plus craindre désormais qu'il se rencontre de la fausseté dans les choses qui me sont le plus ordinairement représentées par mes sens. Et je dois rejeter tous les doutes de ces jours passés, comme hyperboliques et ridicules, particulièrement cette incertitude si générale touchant le sommeil, que je ne pouvois distinguer de la veille : car à

présent j'y rencontre une très-notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu'elle a de coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés. Et, en effet, si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparoissoit tout soudain et disparoissoit de même, comme font les images que je vois en dormant, en sorte que je ne pusse remarquer ni d'où il viendroit ni où il iroit, ce ne seroit pas sans raison que je l'estimerois un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau et semblable à ceux qui s'y forment quand je dors, plutôt qu'un vrai homme. Mais lorsque j'aperçois des choses dont je connois distinctement et le lieu d'où elles viennent, et celui où elles sont, et le temps auquel elles m'apparoissent, et que, sans aucune interruption, je puis lier le sentiment que j'en ai avec la suite du reste de ma vie, je suis entièrement assuré que je les aperçois en veillant et non point dans le sommeil. Et je ne dois en aucune façon douter de la vérité de ces choses-là, si, après avoir appelé tous mes sens, ma mémoire et mon entendement pour les examiner, il ne m'est rien rapporté par aucun d'eux qui ait de la répugnance avec ce qui m'est rapporté par les autres. Car de ce que Dieu n'est point trompeur, il suit nécessairement que je ne suis point, en cela, trompé; mais, parce que la nécessité des affaires nous oblige souvent à nous déterminer avant que nous ayons eu le loisir de les examiner si soigneusement, il faut avouer que la vie de l'homme est sujette à faillir fort souvent dans les choses particulières, et enfin, il faut reconnoître l'infirmité et la faiblesse de notre nature.

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