Page images
PDF
EPUB

mais le carnage fut fufpendu dès qu'on parla de convoquer un concile. Auffitôt un concile s'affemble dans une falle du palais : cette convocation n'était pas difficile; on fit venir tous les prêtres qu'on trouva. Le patriarche et un évêque difputèrent contre Rafpop, et au fecond fyllogifme on se jeta des pierres au visage. Le concile finit par couper le cou à Rafpop et à quelques-uns de fes fidèles difciples, qui furent exécutés fur les feuls ordres des trois fouverains, Sophie, Ivan et Pierre.

Dans ce temps de trouble il y avait un knès, Chovanskoi, qui, ayant contribué à l'élévation de la princeffe Sophie, voulait pour prix de fes fervices partager le gouvernement. On croit bien qu'il trouva Sophie ingrate. Alors il prit le parti de la dévotion et des rafpopites perfécutés ; il fouleva encore une partie des ftrélitz et du peuple au nom de DIEU: la confpiration fut plus férieufe que l'enthousiasme de Rafpop. Un ambitieux hypocrite va toujours plus loin qu'un fimple fanatique. Chovanskoi ne prétendait pas moins que l'empire; et pour n'avoir désormais rien à craindre, il réfolut de maffacrer et les deux czars, et Sophie, et les autres princeffes, et tout ce qui était attaché à la famille czarienne. Les czars et les princeffes furent obligés de fe retirer au monaftère de la Trinité, à douze lieues de Mofcou. C'était à la fois un couvent, un palais et une fortereffe, comme Mont-Caffin, Corbie, Fulde, Kempten et tant d'autres chez les chrétiens du rite latin. Cemonaftère de la Trinité appartient aux moines bafiliens; il eft entouré de larges foffés et de remparts de brique garnis d'une artillerie nombreuse. Les moines poffedaient quatre lieues de pays à la ronde.

La famille czarienne y était en fureté, plus encore par la force que par la fainteté du lieu. De là Sophie négocia avec le rebelle, le trompa, l'attira à moitié chemin, et 1682. lui fit trancher la tête, ainfi qu'à un de fes fils et à trente-sept strélitz qui l'accompagnaient.

Le corps des ftrélitz, à cette nouvelle, s'apprête à - marcher en armes au couvent de la Trinité; il menace de tout exterminer la famille czarienne fe fortifie; les boyards arment leurs vaffaux; tous les gentilshommes accourent; une guerre civile fanglante commençait. Le patriarche apaifa un peu les ftrélitz les troupes qui venaient contre eux de tous côtés les intimidèrent: ils passèrent enfin de la fureur à la crainte, et de la crainte à la plus aveugle foumiffion; changement ordinaire à la multitude. Trois mille fept cents des leurs, fuivis de leurs femmes et de leurs enfans, fe mirent une corde au cou, et marchèrent en cet état au couvent de la Trinité, que trois jours auparavant ils voulaient réduire en cendres. Ces malheureux fe rendirent devant le monaftère, portant deux à deux un billot et une hache; ils fe profternèrent à terre, et attendirent leur fupplice; on leur pardonna. Il s'en retournèrent à Moscou en béniffant leurs maîtres, et prêts fans le favoir à renouveler tous leurs attentats à la première occafion.

Après ces convulfions l'Etat reprit un extérieur tranquille; Sophie eut toujours la principale autorité, abandonnant Ivan à fon incapacité, et tenant Pierre en tutelle. Pour augmenter fa puiffance, elle la partagea avec le prince Bafile Gallitzin, qu'elle fit généraliffime, administrateur de l'Etat et garde des fceaux; homme fupérieur en tout genre à tout ce qui était alors dans

cette cour orageuse, poli, magnifique, n'ayant que de grands deffeins, plus inftruit qu'aucun ruffe, parce qu'il avait reçu une éducation meilleure, poffédant même la langue latine prefque totalement ignorée en Ruffie; homme d'un efprit actif, laborieux, d'un génie. au-deffus de fon fiècle, et capable de changer la Ruffie s'il en avait eu le temps et le pouvoir comme il en avait la volonté. C'est l'éloge que fait de lui la Neuville, envoyé pour lors de la Pologne en Ruffie; et les éloges des étrangers font moins fufpects.

Ce miniftre contint la milice des ftrélitz en diftribuant les plus mutins dans des régimens en Ukraine, à Cafan, en Sibérie. C'eft fous fon adminiftration que la Pologne, long-temps rivale de la Ruffie, céda, en 1686, toutes fes prétentions fur les grandes provinces de Smolensko et de l'Ukraine. C'est lui qui le premier fit envoyer, en 1687, une ambaffade en France, pays qui était depuis vingt ans dans toute fa gloire par les conquêtes et les nouveaux établiffemens de Louis XIV, par fa magnificence et fur-tout par la perfection des arts, fans lesquels on n'a que de la grandeur et point de gloire véritable. La France n'avait eu encore aucune correfpondance avec la Ruffie, on ne la connaiffait pas; et l'académie des infcriptions célébra par une médaille cette ambaffade, comme fi elle fût venue des Indes: mais, malgré la médaille, l'ambaffadeur Dolgorouki échoua; il essuya même de violens dégoûts par la conduite de fes domeftiques: on eût mieux fait de tolérer leurs fautes; mais la cour de Louis XIV ne pouvait prévoir alors que la Ruffie et la France compteraient un jour parmi leurs avantages celui d'être étroitement alliées.

1688.

L'Etat était alors tranquille au dedans, toujours refferré du côté de la Suède, mais étendu du côté de la Pologne fa nouvelle alliée, continuellement en alarmes vers la Tartarie Crimée, et en méfintelligence avec la Chine pour les frontières.

Ce qui était le plus intolérable pour cet empire, et ce qui marquait bien qu'il n'était point parvenu encore à une administration vigoureuse et régulière, c'eft que le kan des Tartares de Crimée exigeait un tribut annuel de foixante mille roubles, comme la Turquie en avait impofé un à la Pologne.

La Tartarie Crimée eft cette même Cherfonèfe taurique, célèbre autrefois par le commerce des Grecs et plus encore par leurs fables; contrée fertile et toujours barbare, nommée Crimée du titre des premiers kans qui s'appelaient crim avant les conquêtes 1687. des enfans de Gengis. C'eft pour s'affranchir et fe de la honte d'un tel tribut que le premier venger miniftre Gallitzin alla lui-même en Crimée à la tête d'une armée nombreuse. Ces armées ne reffemblaient en rien à celles que le gouvernement entretient aujourd'hui; point de difcipline, pas même de régiment bien armé, point d'habits uniformes, rien de régulier; une milice, à la vérité, endurcie au travail et à la difette, mais une profufion de bagages qu'on ne voit pas même dans nos camps où règne le luxe. Ce nombre prodigieux de chars qui portaient des munitions et des vivres dans des pays dévaftés et dans des déferts, nuifit aux entreprises fur la Crimée. On fe trouva dans de vaftes folitudes fur la rivière de Samare fans magafins. Gallitzin fit dans ces déferts ce qu'on n'a point, je pense, fait ailleurs : il employa

trente mille hommes à bâtir fur la Samare une ville qui pût fervir d'entrepôt pour la campagne prochaine ; elle fut commencée dès cette année, et achevée en trois mois, l'année suivante, toute de bois, à la vérité, avec deux maifons de briques et des remparts de gazon, mais munie d'artillerie et en état de défense.

C'eft tout ce qui fe fit de fingulier dans cette expédition ruineuse. Cependant Sophie régnait : Ivan n'avait que le nom de czar; et Pierre, âgé de dix-fept ans, avait déjà le courage de l'être. L'envoyé de Pologne, la Neuville, réfidant alors à Mofcou, et témoin oculaire de ce qui fe paffa, prétend que Sophie et Gallitzin engagèrent le nouveau chef des ftrélitz à leur facrifier leur jeune czar: il paraît au moins que fix cents de ces ftrélitz devaient s'emparer de fa perfonne. Les mémoires fecrets que la cour de Ruffie m'a confiés affurent que le parti était près de tuer Pierre I: le coup allait être porté, et la Ruffie était privée à jamais de la nouvelle exiftence qu'elle a reçue depuis, Le czar fut encore obligé de fe fauver au couvent de la Trinité, refuge ordinaire de la cour menacée de la foldatefque. Là il convoque les boyards de fon parti, assemble une milice, fait parler aux capitaines des ftrélitz, appelle à lui quelques allemands établis dans Mofcou depuis long-temps, tous attachés à fa perfonne, parce qu'il favorifait déjà les étrangers, Sophie et Ivan, reftés dans Mofcou, conjurent le corps des ftrélitz de leur demeurer fidèle; mais la caufe de Pierre, qui fe plaint d'un attentat médité contre fa perfonne et contre fa mère, l'emporte fur celle d'une princeffe et d'un czar dont le feul aspect éloignait les cœurs. Tous les complices furent punis avec une

« PreviousContinue »