Page images
PDF
EPUB

autres faux Démétrius s'élevèrent l'un après l'autre. Cette fuite d'impoftures fuppofait un pays tout en défordre. Moins les hommes font civilifés, plus il eft aifé de leur en impofer. On peut juger à quel point ces fraudes augmentaient la confufion et le malheur public. Les Polonais, qui avaient commencé les révolutions en établissant le premier faux Démétri, furent fur le point de régner en Ruffie. Les Suédois partagèrent les dépouilles du côté de la Finlande, et prétendirent auffi au trône; l'Etat était menacé d'une ruine entière.

[ocr errors]

Au milieu de ces malheurs une affemblée compofée des principaux boyards élut pour fouverain, en 1613, un jeune homme de quinze ans ; ce qui ne paraiffait pas un moyen sûr de finir les troubles. Ce jeune homme était Michel Romano, (p) grand-père du czar Pierre, fils de l'archevêque de Roftou, furnommé Philarète, et d'une religieufe, allié par les femmes aux anciens czars.

Il faut favoir que cet archevêque était un seigneur puiffant que le tyran Boris avait forcé de fe faire prêtre. Sa femme Sheremeto fut auffi contrainte de prendre le voile : c'était un ancien usage des tyrans occidentaux chrétiens latins: celui des chrétiens grecs était de crever les yeux. Le tyran Démétri donna à Philarete, l'archevêché de Roftou, et l'envoya ambasfadeur en Pologne. Cet ambaffadeur était prifonnier chez les Polonais alors en guerre avec les Ruffes; tant le droit des gens était ignoré chez tous ces peuples. Ce fut pendant fa détention que le jeune Romano,

(p) Les Ruffes écrivent Romanow: les Français ne fe fervent point du w. On prononce auffi Romanof.

fils de cet archevêque, fut élu czar. On échangea fon père contre des prifonniers polonais, et le jeune czar créa fon père patriarche : ce vieillard fut fouverain en effet fous le nom de fon fils.

Si un tel gouvernement paraît fingulier aux étrangers, le mariage du czar Michel Romano le femble davantage. Les monarques des Ruffies ne prenaient plus des épouses dans les autres Etats, depuis l'an 1490. Il paraît que depuis qu'ils eurent Cafan et Aftracan, ils fuivirent prefqu'en tout les coutumes afiatiques, et principalement celle de ne fe marier qu'à leurs fujettes.

Ce qui reffemble encore plus aux ufages de l'ancienne Afie, c'eft que pour marier un czar, on fefait venir à la cour les plus belles filles des provinces; la grande maîtreffe de la cour les recevait chez elle, les logeait féparément, et les fefait manger toutes enfemble. Le czar les voyait ou fous un nom emprunté, ou fans déguisement. Le jour du mariage était fixé, fans que le choix fût encore connu ; et le jour marqué, on présentait un habit de noce à celle fur qui le

choix fecret était tombé : on diftribuait d'autres habits aux prétendantes qui s'en retournaient chez elles. Il y eut quatre exemples de pareils mariages.

C'est de cette manière que Michel Romano époufa Eudoxe, fille d'un pauvre gentilhomme, nommé Streshneu. Il cultivait fes champs lui-même avec ses domeftiques, lorfque des chambellans, envoyés par le czar avec des préfens, lui apprirent que fa fille était fur le trône. Le nom de cette princeffe eft encore cher à la Ruffie. Tout cela eft éloigné de nos mœurs, et n'en eft pas moins refpectable.

Il est néceffaire de dire qu'avant l'élection de Romano, un grand parti avait élu le prince Ladillas, fils du roi de Pologne, Sigifmond III. Les provinces voifines de la Suède avaient offert la couronne à un frère de Gustave-Adolphe : ainfi la Ruffie était dans la même fituation où l'on a vu fi fouvent la Pologne, chez qui le droit d'élire un monarque a été une fource de guerres civiles. Mais les Ruffes n'imitèrent point les Polonais qui font un contrat avec le roi qu'ils élifent. Quoiqu'ils euffent éprouvé la tyrannie, ils fe foumirent à un jeune homme fans rien exiger de lui.

La Ruffie n'avait jamais été un royaume électif : mais la race mafculine des anciens fouverains ayant manqué, fix czars ou prétendans ayant péri malheureusement dans les derniers troubles, il fallut, comme on l'a vu, élire un monarque ; et cette élection caufa de nouvelles guerres avec la Pologne et la Suède, qui combattirent pour leurs prétendus droits au trône de Ruffie. Ces droits de gouverner une nation malgré elle, ne se soutiennent jamais long-temps. Les Polonais d'un côté, après s'être avancés jufqu'à Mofcou, et après des pillages qui étaient les expéditions militaires de ces temps-là, conclurent une trève de quatorze ans. La Pologne, par cette trève, demeura en poffeffion du duché de Smolensko, dans lequel le Borysthène prend fa fource. Les Suédois firent auffi la paix ; ils reftèrent en poffeffion de l'Ingrie, et privèrent les Ruffes de toute communication avec la mer Baltique, de forte que cet empire refla plus que jamais féparé du refte de l'Europe.

Michel Romano, depuis cette paix, régna tranquille, et il ne fe fit dans fes Etats aucun changement qui

corrompît ni qui perfectionnât l'administration. Après fa mort, arrivée en 1645, fon fils, Alexis Michaelovitz, ou fils de Michel, âgé de feize ans, régna par le droit héréditaire. On peut remarquer que les czars étaient facrés par le patriarche fuivant quelques rites de Conftantinople, à cela près que le patriarche de Ruffie était affis fur la même eftrade avec le fouverain, et affectait toujours une égalité qui choquait le pouvoir fuprême.

Alexis

Michaelovitz,

Alexis fe maria comme fon père, et choifit parmi les filles qu'on lui amena celle qui lui parut la plus fils de Michel. aimable. Il époufa une des deux filles du boyard Miloflauski, en 1647, et enfuite une Nariskin, en 1671. Son favori Morofou époufa l'autre. On ne peut donner à ce Morofou un titre plus convenable que celui de vifir, puifqu'il était defpotique dans l'empire, et que fa puiffance excita des révoltes parmi les ftrélitz et le peuple, comme il eft arrivé fouvent à Conftantinople.

Le règne d'Alexis fut troublé par des féditions fanglantes, par des guerres intestines et étrangères. Un chef des cofaques du Tanaïs, nommé Stenko-Rafin voulut fe faire roi d'Aftracan; il infpira long-temps la terreur; mais enfin vaincu et pris, il finit par le dernier fupplice, comme tous fes femblables, pour lefquels il n'y a jamais que le trône ou l'échafaud. Environ douze mille de fes partisans furent pendus, dit-on, fur le grand chemin d'Aftracan. Cette partie du monde était celle où les hommes étant le moins gouvernés par les mœurs, ne l'étaient que par les fupplices; et de ces fupplices affreux naiffaient la fervitude et la fureur fecrète de la vengeance.

Alexis eut une guerre contre la Pologne; elle fut heureuse, et terminée par une paix qui lui affura la poffeffion de Smolensko, Kiovie et l'Ukraine: mais il fut malheureux avec les Suédois, et les bornes de l'empire étaient toujours très-refferrées du côté de la Suède.

Les Turcs étaient alors plus à craindre; ils tombaient fur la Pologne, et menaçaient les pays du czar, voifins de la Tartarie crimée, l'ancienne Cherfonèse taurique. Ils prirent, en 1671, la ville importante de Kaminiek, et tout ce qui dépendait de la Pologne en Ukraine. Les cofaques de l'Ukraine, qui n'avaient jamais voulu de maîtres, ne favaient alors s'ils appartenaient à la Turquie, à la Pologne ou à la Ruffie. Le fultan Mahomet IV, vainqueur des Polonais, et qui venait de leur impofer un tribut, demanda avec tout l'orgueil d'un ottoman et d'un vainqueur, que le czar évacuât tout ce qu'il poffédait en Ukraine, et fut refufé avec la même fierté. On ne favait point alors déguiser l'orgueil par les dehors de la bienféance. Le fultan, dans fa lettre, ne traitait le fouverain des Ruffies que de hofpodar chrétien, et s'intitulait très - glorieuse majesté, roi de tout l'univers. Le czar répondit qu'il n'était pas fait pour fe foumettre à un chien de mahométan, et que fon cimeterre valait bien le fabre du grand feigneur.

Alexis alors forma un deffein qui femblait annoncer l'influence que la Ruffie devait avoir un jour dans l'Europe chrétienne. Il envoya des ambaffadeurs au pape et à prefque tous les grands fouverains de l'Europe, excepté à la France, alliée des Turcs, pour tâcher de former une ligue contre la Porte ottomane. Ses ambaffadeurs ne réuffirent dans Rome qu'à ne point baiser les pieds du pape, et n'obtinrent ailleurs que des

[ocr errors]
« PreviousContinue »