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HISTORIQUE ET CRITIQUE.

§. I.

LORSQUE, vers le commencement du fiècle où nous fommes, le czar Pierre jetait les fondemens de Pétersbourg ou plutôt de fon empire, perfonne ne prévoyait le fuccès. Quiconque aurait imaginé alors qu'un fouverain de Ruffie pourrait envoyer des flottes victorieufes aux Dardanelles, fubjuguer la Crimée, chaffer les Turcs de quatre grandes provinces, dominer fur la mer Noire, établir la plus brillante cour de l'Europe, et faire fleurir tous les arts au milieu de la guerre, quiconque l'eût dit n'eût paffé que pour un vifionnaire.

Mais un vifionnaire plus avéré est l'écrivain qui prédit, en 1762, dans je ne fais quel contrat focial ou infocial, que l'empire de Ruffie allait tomber. Il dit en propres mots : Les Tartares, fes fujets ou fes voifins, deviendront fes maîtres et les nôtres cela me paraît infaillible.

C'est une étrange manie que celle d'un polisson qui parle en maître aux fouverains, et qui prédit infailliblement la chute prochaine des empires, du fond du tonneau où il prêche, et

qu'il croit avoir appartenu autrefois à Diogène. (1) Les étonnans progrès de l'impératrice Catherine II et de la nation ruffe, font une preuve affez forte que Pierre le grand a bâti sur un fondement ferme et durable.

Il eft même de tous les légiflateurs, après Mahomet, celui dont le peuple s'eft le plus fignalé après lui. Les Romulus et les Thésée n'en approchent pas. (2)

(1) Nous ne croyons pas que jamais les Tartares fe rendent les maîtres de l'Europe. Les lumières, dont il ne faut pas confondre les progrès avec la perfection des arts, de la poëfie, de l'éloquence, ne peuvent manquer de s'accroître et de fe répandre et elles oppofent aux Tartares une barrière que la férocité ne peut

vaincre.

Mais le célèbre 7. 7. avait pris le parti de foutenir que plus on était ignorant, plus on avait de raison et de vertu. Nous fommes fâchés que dans ce paffage et dans quelques autres M. de Voltaire ait paru refuser à un homme libre le droit de parler avec liberté des fouverains, et de juger leurs actions; mais fi l'on examine ces paffages, on verra que dans tous il défend un prince, qu'il regarde comme un homme fupérieur, contre un écrivain qu'il n'eftime point. Ce n'eft donc pas à un citoyen qu'il refuse le droit de juger les rois, c'est à un déclamateur qu'il refuse celui de juger un grand homme. On peut croire qu'il s'eft trompé dans fon jugement fur le mérite d'un philofophe ou d'un hiftorien, mais on ne doit pas l'accufer d'avoir commis envers le genre humain le crime de s'être élevé contre un de fes droits.

(2) Le czar Pierre avait des Etats immenfes, beaucoup d'hommes et de productions; il forma une armée et une flotte, et dès-lors il eut formé un puiffant empire. Rome n'était qu'un village, et en quatre fiècles de victoires continuelles elle forma un empire fix fois plus peuplé que celui de Ruffie et fix fois plus grand, fi on ne compte pas les déferts pour des provinces.

Une preuve affez belle qu'on doit tout en Ruffie à Pierre le grand, eft ce qui arriva dans la cérémonie de l'action de grâces rendues à DIEU, felon l'usage, dans la cathédrale de Péterfbourg, pour la victoire du comte d'Orlof qui brûla la flotte ottomane toute entière, en 1770.

Le prédicateur, nommé Platon, et digne de ce nom, passa, au milieu de fon discours, de la chaire où il parlait, au tombeau de Pierre le grand, et embraffant la ftatue de ce fondateur : C'eft toi, dit-il, qui as remporté cette victoire, c'eft toi qui as conftruit parmi nous le premier vaisseau, &c. &c. Ce trait que nous avons rapporté ailleurs, et qui charmera la postérité la plus reculée, eft, comme la conduite de plufieurs officiers ruffes, un exemple du fublime.

Un comte de Shouvalof, chambellan de l'impératrice Elifabeth, l'homme de l'empire peut-être le plus inftruit, voulut, en 1759, communiquer à l'hiftorien de Pierre les documens authentiques néceffaires, et on n'a écrit que d'après

eux.

§. II.

Le public a quelques prétendues histoires de Pierre le grand; la plupart ont été compofées fur des gazettes. Celle qu'on a donnée à Amfterdam, en quatre volumes, sous le nom du boyard Neftefuranoy, eft une de ces fraudes

typographiques trop communes. Tels font les mémoires d'Espagne fous le nom de dom Juan de Colmenar, l'hiftoire de Louis XIV compofée par le jéfuite la Motte fur de prétendus mémoires d'un miniftre d'Etat, et attribuée à la Martinière; telles font l'hiftoire de l'empereur Charles VI et celle du prince Eugène, et tant d'autres.

C'est ainsi qu'on a fait fervir le bel art de l'imprimerie au plus méprifable des commerces. Un libraire de Hollande commande un livre comme un manufacturier fait fabriquer des étoffes; et il fe trouve malheureusement des écrivains que la néceffité force de vendre leur peine à ces marchands, comme des ouvriers à leurs gages; de-là tous ces infipides panégyriques et ces libelles diffamatoires dont le public eft surchargé : c'est un des vices les plus honteux de notre fiècle.

Jamais l'histoire n'eut plus besoin de preuves authentiques que dans nos jours, où l'on trafique fi infolemment du menfonge. L'auteur qui donne au public l'hiftoire de l'empire de Ruffie fous Pierre le grand, eft le même qui écrivit, il y a trente ans, l'hiftoire de Charles XII, fur les mémoires de plufieurs perfonnes publiques qui avaient long-temps vécu auprès de ce monarque. La préfente hifloire eft une confirmation et un fupplément de la première.

On fe croit obligé ici, par refpect pour le public et pour la vérité, de mettre au jour un témoignage irrécufable, qui apprendra quelle foi on doit ajouter à l'histoire de Charles XII.

Il n'y a pas longtemps que le roi de Pologne, duc de Lorraine, se fesait relire cet ouvrage, à Commerci; il fut fi frappé de la vérité de tant de faits dont il avait été le témoin, et fi indigné de la hardieffe avec laquelle on les a combattus dans quelques libelles et dans quelques journaux, qu'il voulut fortifier, par le fceau de fon témoignage, la croyance que mérite l'hiftorien; et que, ne pouvant écrire lui-même, il ordonna à un de fes grands officiers d'en dreffer un acte authentique. (*)

Cet acte envoyé à l'auteur lui causa une surprise d'autant plus agréable qu'il venait d'un roi auffi inftruit de tous ces événemens que Charles XII lui-même, et qui d'ailleurs eft connu dans l'Europe par fon amour pour le vrai, autant que par fa bienfefance.

On a une foule de témoignages auffi inconteftables fur l'hiftoire du Siècle de Louis XIV, ouvrage non moins vrai et non moins important, qui respire l'amour de la patrie, mais dans lequel cet efprit de patriotisme n'a rien dérobé à la vérité, et n'a jamais ni outré le

(*) Il est imprimé au devant de l'hiftoire de Charles XII.

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