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1718.

un monarque fur qui la terre a les yeux fe réfout-il à faire empoifonner lâchement celui qu'il peut faire périr par le glaive de la justice? Veut-on fe noircir dans la poftérité par le titre d'empoifonneur et de parricide, quand on peut fi aifément ne fe donner que celui d'un juge févère ?

Il paraît qu'il réfulte de tout ce que j'ai rapporté, que Pierre fut plus roi que père, qu'il facrifia fon propre fils aux intérêts d'un fondateur et d'un légiflateur, et à ceux de fa nation qui retombait dans l'état dont il l'avait tirée, fans cette févérité malheureuse. Il eft évident qu'il n'immola point fon fils à une marâtre, et à l'enfant mâle qu'il avait d'elle, puisqu'il le menaça fouvent de le déshériter avant que Catherine lui eût donné ce fils, dont l'enfance infirme était menacée d'une mort prochaine, et qui mourut en effet bientôt après. Si Pierre avait fait un fi grand éclat, uniquement pour complaire à sa femme; il eût été faible, infenfé et lâche, et certes il ne l'était pas. Il prévoyait ce qui arriverait à fes fondations et à fa nation, fi l'on fuivait après lui fes vues. Toutes fes entreprises ont été perfectionnées felon fes prédictions; fa nation eft devenue célèbre et respectée dans l'Europe, dont elle était auparavant féparée; et fi Alexis eût régné, tout aurait été détruit. Enfin, quand on confidère cette catastrophe, les cœurs fenfibles frémiffent, et les févères approuvent.

Ce grand et terrible événement eft encore fi frais dans la mémoire des hommes, on en parle fi fouvent avec étonnement, qu'il eft abfolument néceffaire d'examiner ce qu'en ont dit les auteurs contemporains. Un de ces écrivains faméliques, qui prennent

hardiment le titre d'hiftorien, parle ainfi dans fon livre 1718. dédié au comte de Bruhl, premier miniflre du roi de Pologne, dont le nom peut donner du poids à ce qu'il avance: Toute la Ruffe eft perfuadée que le czarovitz ne mourut que du poifon préparé par la main d'une marâtre. Cette accufation eft détruite par l'aveu que fit le czar au duc de Holstein, que la czarine Catherine lui avait confeillé d'enfermer dans un cloître fon fils condamné,

A l'égard du poifon donné depuis par cette impératrice même à Pierre fon époux, ce conte fe détruit lui-même par le feul récit de l'aventure du page et des tablettes. Un homme s'avife-t-il d'écrire fur fes tablettes: Il faut que je me reffouvienne de faire enfermer mafemme? Sont-ce-là de ces détails qu'on puiffe oublier, et dont on foit obligé de tenir regiftre? Si Catherine avait empoisonné fon beau-fils et fon mari, elle eût fait d'autres crimes: non-feulement on ne lui a jamais reproché aucune cruauté, mais elle ne fut connue que par fa douceur et par fon indulgence.

Il est néceffaire à présent de faire voir ce qui fut la première caufe de la conduite d'Alexis, de fon évafion, de fa mort, et de celle des complices qui périrent par la main du bourreau. Ce fut l'abus de la religion, ce furent des prêtres et des moines; et cette fource de tant de malheurs eft affez indiquée dans quelques aveux d'Alexis que nous avons rapportés, et fur-tout dans cette expreffion du czar Pierre dans une lettre à fon fils Ces longues barbes pourront vous tourner à leur fantaisie. (4)

(4) Ces longues barbes pouvaient fignifier également ceux des russes, qui malgré la loi tyrannique et ridicule du czar n'avaient pas voulu fe faire rafer: mais il eft certain que les prêtres entrèrent pour beaucoup, dans les diffentions de la famille du czar.

1718.

Voici prefque mot à mot comment les mémoires d'un ambassadeur à Pétersbourg expliquent ces paroles:,, Plufieurs eccléfiaftiques, dit-il, attachés à leur ,, ancienne barbarie, et plus encore à leur autorité " qu'ils perdaient à mefure que la nation s'éclairait, ,, languiffaient après le règne d'Alexis, qui leur pro,, mettait de les replonger dans cette barbarie fi chère. "De ce nombre était Dozithée, évêque de Roftou. Il ,, fuppofa une révélation de St Démétrius. Ce faint lui ,, était apparu, et l'avait affuré, de la part de DIEU, " que Pierre n'avait pas trois mois à vivre; qu'Eudoxie, ,, renfermée dans le couvent de Sufdal, et religieufe ,, fous le nom d'Hélène, ainfi que la princeffe Marie, ,, fœur du czar, devait monter fur le trône, et régner " conjointement avec fon fils Alexis. Eudoxie et Marie ⚫ eurent la faibleffe de croire cette impofture; elles en ,, furent fi perfuadées qu'Hélène quitta dans fon " couvent l'habit de religieufe, reprit le nom d'Eudoxie, "fe fit traiter de majefté, et fit effacer des prières " publiques le nom de fa rivale Catherine; elle ne " parut plus que revêtue des anciens habits de céré

monie que portaient les czarines. La tréforière du ,, couvent fe déclara contre cette entreprise. Eudoxie " répondit hautement: Pierre a puni les ftrélitz, qui "avaient outrage fa mère, mon fils Alexis punira quiconque " aura infulté la fienne. Elle fit renfermer la tréforière

dans fa cellule. Un officier, nommé Etienne Glebo, ,, fut introduit dans le couvent. Eudoxie en fit l'inf"trument de fes deffeins, et l'attacha à elle par fes " faveurs. Glebo répand, dans la petite ville de Sufdal ,, et dans les environs, la prédiction de Dozithée.

Cependant les trois mois s'écoulèrent. Eudoxie

,, reproche à l'évêque que le czar eft encore en vie. 1718. • Les péchés de mon père en font cause, dit Dozithée; il " eft en purgatoire, et il m'en a averti. Auffitôt Eudoxie

fait dire mille meffes des morts; Dozithée l'affure qu'elles ,, opèrent; il vient au bout d'un mois lui dire que fon ,, père a déjà la tête hors du purgatoire ; un mois après " le défunt n'en a plus que jufqu'à la ceinture: enfin , il ne tient plus au purgatoire que par les pieds; et ›, quand les pieds feront dégagés, ce qui est le plus difficile, le czar Pierre mourra infailliblement.

La princeffe Marie, perfuadée par Dozithée, fe ,, livra à lui, à condition que le père du prophète "fortirait inceffamment du purgatoire, et que la " prédiction s'accomplirait; et Glebo continua fon " commerce avec l'ancienne czarine.

"Ce fut principalement fur la foi de ces prédictions que le czarovitz s'évada, et alla attendre la mort de ,, fon père dans les pays étrangers. Tout cela fut bien" tôt découvert. Dozithée et Glebo furent arrêtés; les ,, lettres de la princeffe Marie à Dozithée, et d'Hélène ,, à Glebo furent lues en plein fénat. La princeffe Marie ,, fut enfermée à Shluffelbourg; l'ancienne czarine ,, transférée dans un autre couvent où elle fut prison,, nière. Dozithée et Glebo, tous les complices de cette

vaine et fuperftitieuse intrigue, furent appliqués à " la question, ainfi que les confidens de l'évafion ,, d'Alexis. Son confeffeur, fon gouverneur, fon maréchal de cour moururent tous dans les fupplices. On voit donc à quel prix cher et funefte Pierre le grand acheta le bonheur qu'il procura à fes peuples; combien d'obstacles publics et fecrets il eut à furmonter au milieu d'une guerre longue et difficile, des ennemis

1718. au dehors, des rebelles au dedans, la moitié de fa famille animée contre lui, la plupart des prêtres obstinément déclarés contre fes entreprises, prefque toute la nation irritée long-temps contre fa propre félicité, qui ne lui était pas encore sensible; des préjugés à détruire dans les têtes, le mécontentement à calmer dans les cœurs. Il fallait qu'une génération nouvelle, formée par fes foins, embrafsât enfin les idées de bonheur et de gloire que n'avaient pu fupporter leurs pères. (5)

CHAPITRE XI.

Travaux et établissemens, vers l'an 1718 et fuivans.

PENDANT cette horrible catastrophe il parut bien que Pierre n'était que le père de fa patrie, et qu'il confidérait fa nation comme fa famille. Les fupplices

(5) Cette hiftoire a été écrite d'après des mémoires et des pièces originales envoyés de Russie. On voit que le czar a fait condamner fon fils par des efclaves dont la basseffe et la barbare hypocrifie cft prouvée par le ftyle même de la fentence. Le czarovitz mourut presque subitement le lendemain de fa condamnation. Quelle fut précisément la cause de fa mort? c'eft ce qu'il eft difficile de favoir. Mais fi le czar voulait conferver la vie à son fils, et fe contenter de le priver de la fucceffion au trône, quelle plate et abominable comédie que cette condamnation à mort! quelle cruauté dans la lecture de cette sentence au malheureux czarovitz! cette conduite du czar qui aurait cause la mort de fon fils, ferait moins criminelle, fans doute, que l'affaffinat juridique, ou l'empoisonnement d'Alexis, mais elle ferait plus odieuse et plus méprisable.

On pourrait proposer cette question: Eft-il permis à un despote de faire périr fon fucceffeur naturel lorfqu'il le croit imbécille? mais cette question n'en peut être une que pour ceux qui regarderaient le defpotifme comme un gouvernement légitime.

dont

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