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1712. reconnue publiquement czarine, pour prix d'avoir fauvé fon époux et fon armée.

Les acclamations avec lefquelles ce mariage fut reçu dans Pétersbourg étaient fincères mais les applaudiffemens des fujets aux actions d'un prince abfolu font toujours fufpects: ils furent confirmés par tous les efprits fages de l'Europe, qui virent avec plaifir, prefque dans le même temps, d'un côté l'héritier de cette vafte monarchie, n'ayant de gloire que celle de fa naissance, marié à une princeffe; et de l'autre un conquérant, un légiflateur partageant publiquement fon lit et fon trône avec une inconnue, captive à Marienbourg, et qui n'avait que du mérite. L'approbation même eft devenue plus générale, à mefure que les efprits fe font plus éclairés par cette faine philofophie qui a fait tant de progrès depuis quarante ans, philofophie fublime et circonfpecte, qui apprend à ne donner que des refpects extérieurs à toute espèce de grandeur et de puiffance, et à réserver les refpects véritables pour les talens et pour les fervices.

Je dois fidèlement rapporter ce que je trouve, concernant ce mariage, dans les dépêches du comte de Baffevitz, confeiller aulique à Vienne, et longtemps miniftre de Holftein à la cour de Ruffie. C'était un homme de mérite, plein de droiture et de candeur, et qui a laiffé en Allemagne une mémoire précieufe. Voici ce qu'il dit dans fes lettres : "La czarine avait été non-feulement néceffaire à , la gloire de Pierre, mais elle l'était à la confer" vation de sa vie. Ce prince était malheureusement fujet à des convulfions douloureufes, qu'on

,, croyait être l'effet d'un poifon qu'on lui avait 1712. " donné dans fa jeuneffe. Catherine feule avait ,, trouvé le fecret d'apaifer fes douleurs par des " foins pénibles et des attentions recherchées dont elle feule était capable, et fe donnait toute entière " à la confervation d'une fanté auffi précieuse à ,, l'Etat qu'à elle-même. Ainfi le czar, ne pouvant " vivre fans elle, la fit compagne de fon lit et de fon , trône. Je me borne à rapporter fes propres paroles.

La fortune qui, dans cette partie du monde, avait produit tant de fcènes extraordinaires à nos yeux, et qui avait élevé l'impératrice Catherine, de l'abaiffement et de la calamité, au plus haut degré d'élévation, la fervit encore fingulierement quelques années après la folennite de fon mariage.

Voici ce que je trouve dans le manuscrit curieux d'un homme qui était alors au fervice du czar, et qui parle comme témoin.

,, Un envoyé du rọi Augufte, à la cour du czar, " retournant à Drefde par la Courlande, entendit ,, dans un cabaret un homme qui paraissait dans la

misère, et à qui on fefait l'accueil infultant que cet " état n'infpire que trop aux hommes. Cet inconnu ,, piqué dit qu'on ne le traiterait pas ainfi s'il pouvait ,, parvenir à être présenté au czar, et que peut être , il aurait dans fa cour de plus puiffantes protections » qu'on ne penfait.

L'envoyé du roi Augufte, qui entendit ce difcours, , eut la curiofité d'interroger cet homme, et fur " quelques réponfes vagues qu'il en reçut, l'ayant , confidéré plus attentivement, il crut démêler dans

fes traits quelques reffemblances avec l'impératrice.

1712. Il ne put s'empêcher, quand il fut à Drefde, " d'en écrire à un de fes amis à Pétersbourg. La ,, lettre tomba dans les mains du czar, qui envoya "'ordre au prince Repnin, gouverneur de Riga, de ,, tâcher de découvrir l'homme dont il était parlé ,, dans la lettre. Le prince Repnin fit partir un homme ,, de confiance pour Mittau en Courlande; on décou,, vrit l'homme; il s'appelait Charles Scavronski; il " était fils d'un gentilhomme de Lithuanie, mort ,, dans les guerres de Pologne, et qui avait laiffé , deux enfans au berceau, un garçon et une fille. "L'un et l'autre n'eurent d'éducation que celle qu'on ,, peut recevoir de la nature dans l'abandon général ,, de toutes choses. Scauronski, féparé de fa fœur dès , la plus tendre enfance, savait feulement qu'elle " avait été prise dans Marienbourg, en 1704, et la " croyait encore auprès du prince Menzikoff, où il ❞ penfait qu'elle avait fait quelque fortune.

"Le prince Repnin, fuivant les ordres exprès de "fon maître, fit conduire à Riga Scavronski, fous " prétexte de quelque délit dont on l'accufait; on fit ,, contre lui une espèce d'information, et on l'envoya fous bonne garde à Pétersbourg, avec ordre de le " bien traiter fur la route.

,, Quand il fut arrivé à Pétersbourg, on le mena ,, chez un maître-d'hôtel du czar, nommé Shepleff.

Ce maître-d'hôtel, inftruit du rôle qu'il devait " jouer, tira de cet homme beaucoup de lumières ,, fur fon état, et lui dit enfin que l'accufation qu'on' "avait intentée contre lui à Riga était très-grave, " mais qu'il obtiendrait justice, qu'il devait présenter "une requête à fa majefté, qu'on drefferait cette

,, requête en fon nom, et qu'on ferait en forte qu'il 1712. " pût la lui donner lui-même.

"Le lendemain le czar alla dîner chez Shepleff: , on lui présenta Scauronski: ce prince lui fit beau"coup de queftions, et demeura convaincu, par la "naïveté de fes réponses, qu'il était le propre frère ,, de la czarine. Tous deux avaient été dans leur enfance en Livonie. Toutes les réponfes que fit "Scavronski aux queftions du czar fe trouvaient ,, conformes à ce que fa femme lui avait dit de fa ,, naissance et des premiers malheurs de fa vie.

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,, Le czar, ne doutant plus de la vérité, propofa le ,, lendemain à fa femme d'aller dîner avec lui chez " ce même Shepleff : il fit venir, au fortir de table, ,, ce même homme qu'il avait interrogé la veille. Il ,, vint vêtu des mêmes habits qu'il avait portés dans ,, le voyage; le czar ne voulut point qu'il parût ,, dans un autre état que celui auquel fa mauvaise " fortune l'avait accoutumé.

Il l'interrogea encore devant fa femme. Le manufcrit porte qu'à la fin il lui dit ces propres mots : Cet homme eft ton frère: allons, Charles, baife la main de l'impératrice, et embraffe ta fœur.

L'auteur de la relation ajoute que l'impératrice tomba en défaillance, et que lorfqu'elle eut repris fes fens, le czar lui dit : Il n'y a là rien que de fimple; ce gentilhomme eft mon beau-frère; s'il a du mérite, nous en ferons quelque chofe, s'il n'en a point, nous n'en ferons

rien.

Il me femble qu'un tel discours montre autant de grandeur que de fimplicité, et que cette grandeur eft très-peu commune. L'auteur dit que Scavronski refta

1712. long-temps chez Shepleff, qu'on lui affigna une penfion confidérable, et qu'il vécut très - retiré. Il ne pouffe pas plus loin le récit de cette aventure, qui fervit feulement à découvrir la naiffance de Catherine: mais on fait d'ailleurs que ce gentilhomme fut créé comte, qu'il époufa une fille de qualité, et qu'il eut deux filles mariées à des premiers feigneurs de Ruffie. Je laiffe au peu de perfonnes qui peuvent être inftruites de ces détails, à démêler ce qui est vrai dans cette aventure, et ce qui peut y avoir été ajouté. L'auteur du manufcrit ne paraît pas avoir raconté ces faits dans la vue de débiter du merveilleux à fes lecteurs, puifque fon mémoire n'était point deftiné à voir le jour. Il écrit à un ami avec naïveté ce qu'il dit avoir vu. Il fe peut qu'il fe trompe fur quelques circonftances, mais le fonds paraît très-vrai; car, fi ce gentilhomme avait fu qu'il était frère d'une perfonne fi puiffante, il n'aurait pas attendu tant d'années pour fe faire reconnaître. Cette reconnaissance, toute fingulière qu'elle paraît, n'eft pas fi extraordinaire que l'élévation de Catherine: l'une et l'autre font une preuve frappante de la destinée, et peuvent fervir à nous faire fufpendre notre jugement, quand nous traitons de fables tant d'événemens de l'antiquité, moins oppofés peut-être à l'ordre commun des chofes que toute l'hiftoire de cette impératrice.

Les fêtes que Pierre donna pour le mariage de fon fils et le fien ne furent pas des divertiffemens paffagers qui épuifent le trefor, et dont le fouvenir refte à peine. Il acheva la fonderie des canons et les bâtimens de l'amirauté; les grands chemins furent perfectionnés; de nouveaux vaiffeaux furent conftruits;

il

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