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s'entretinrent debout pour éviter les embarras du cérémonial.

Il n'y eut rien de marqué dans fon féjour à Vienne que l'ancienne fête de l'hôte et de l'hôteffe, que Léopold renouvela pour lui, et qui n'avait point été en ufage pendant fon règne. Cette fête, qui fe nomme Wurtchafft, fe célèbre de cette manière. L'empereur eft l'hôtelier, l'impératrice l'hôtelière, le roi des Romains, les archiducs, les archiducheffes font d'ordinaire les aides, et reçoivent dans l'hôtellerie toutes les nations vêtues à la plus ancienne mode de leur pays; ceux qui font appelés à la fête tirent au fort des billets. Sur chacun eft écrit le nom de la nation et de la condition qu'on doit repréfenter. L'un a un billet de mandarin chinois, l'autre de mirza tartare, de fatrape perfan ou de fénateur romain; une princeffe tire un billet de jardinière ou de laitière; un prince eft paysan ou foldat. On forme des danfes convenables à tous ces caractères. L'hôte, l'hôteffe et fa famille fervent à table. Telle eft l'ancienne inftitution: (gg) mais dans cette occafion le roi des Romains, Jofeph, et la comteffe de Traun repréfentèrent les anciens Egyptiens; l'archiduc Charles et la comteffe de Valstein figuraient les Flamands du temps de Charles-Quint. L'archiducheffe Marie-Elifabeth et le comte de Traun étaient en tartares; l'archiducheffe Jofephine avec le comte de Vorkla étaient à la perfane; l'archiducheffe Marianne et le prince Maximilien de Hanovre, en payfan de la Nord-Hollande. Pierre s'habilla en paysan de Frise, et on ne lui adressa la parole qu'en cette qualité, en lui parlant toujours du

(gg) Manufcrits de Pétersbourg et de le Fort.

grand czar de Ruffie. Ce font de très-petites particularités; mais ce qui rappelle les anciennes mœurs peut à quelques égards mériter qu'on en parle.

Pierre était prêt à partir de Vienne pour aller achever de s'inftruire à Venife, lorfqu'il eut la nouvelle d'une révolte qui troublait fes Etats.

CHAPITRE X.

CONJURATION

PUNIE.

Milice des ftrélitz abolie. Changemens dans les ufages, dans les mœurs, dans l'Etat et dans l'Eglife.

Il avait pourvu à tout en partant, et même aux moyens de réprimer une rebellion. Ce qu'il fefait de grand et d'utile pour fon pays fut la caufe même de cette révolte.

De vieux boyards, à qui les anciennes coutumes étaient chères; des prêtres, à qui les nouvelles paraiffaient des facriléges, commencèrent les troubles. L'ancien parti de la princeffe Sophie fe réveilla. Une de fes fœurs, dit-on, renfermée avec elle dans le même monastère, ne fervit pas peu à exciter les efprits: on représentait de tous côtés combien il était à craindre que des étrangers ne vinffent inftruire la nation. (hh) Enfin qui le croirait? la permiffion que le czar avait donnée de vendre du tabac dans fon empire, malgré (hh) Manufcrits de le Fort.

Septembre

1698.

le clergé, fut un des grands motifs des féditieux. La fuperftition, qui dans toute la terre eft un fléau fi funefte et fi cher aux peuples, paffa du peuple ruffe aux ftrélitz répandus fur les frontières de la Lithuanie: ils s'affemblèrent, ils marchèrent vers Mofcou, dans le deffein de mettre S phie fur le trône, et de fermer le retour à un czar qui avait violé les ufages en ofant s'inftruire chez les étrangers. Le corps commandé par Shein et par Gordon, mieux difcipliné qu'eux, les battit à quinze lieues de Mofcou; mais cette fupériorité d'un général étranger fur l'ancienne milice, dans laquelle plufieurs bourgeois de Mofcou étaient enrôlés, irrita encore la nation.

Pour étouffer ces troubles, le czar part fecrètement de Vienne, paffe par la Pologne, voit incognito le roi Augufte, avec lequel il prend déjà des mefures pour s'agrandir du côté de la mer Baltique. Il arrive enfin à Moscou, et furprend tout le monde par fa préfence: il récompenfe les troupes qui ont vaincu les ftrélitz: les prifons étaient pleines de ces malheureux. Si leur crime était grand, le châtiment le fut auffi. Leurs chefs, plufieurs officiers et quelques prêtres furent condamnés à la mort; (ii) quelques-uns furent roués, deux femmes enterrées vives. On pendit autour des murailles de la ville, et on fit périr dans d'autres fupplices deux mille ftrélitz; (kk) leurs corps reftèrent deux jours expofés fur les grands chemins, et fur-tout autour du monaftère où refidaient les princeffes Sophie et Eudoxe. On érigea des colonnes de pierre où le

(ii) Mémoires du capitaine et ingénieur Perri, employé en Ruffie par Pierre le grand. Manufcrits de le Fort.

(kk) Manufcrits de le Fort.

crime

crime et le châtiment furent gravés. Un très-grand nombre qui avaient leurs femmes et leurs enfans à Mofcou furent difperfés avec leur famille dans la Sibérie, dans le royaume d'Aftracan, dans le pays d'Azoph: par-là du moins leur punition fut utile à l'Etat; ils fervirent à défricher et à peupler des terres qui manquaient d'habitans et de culture.

Peut-être fi le czar n'avait pas eu besoin d'un exemple terrible, il eût fait travailler aux ouvrages publics une partie des ftrélitz qu'il fit exécuter, et qui furent perdus pour lui et pour l'Etat; la vie des hommes devant être comptée pour beaucoup, furtout dans un pays où la population demandait tous les foins d'un légiflateur: il crut devoir étonner et fubjuguer pour jamais l'efprit de la nation par l'appareil et par la multitude des fupplices. Le corps entier des ftrélitz, qu'aucun de fes prédéceffeurs n'aurait ofé feulement diminuer, fut caffé à perpétuité, et leur nom aboli. Ce grand changement fe fit fans la moindre résistance, parce qu'il avait été préparé. Le fultan des Turcs, Ofman, comme on l'a déjà remarqué, fut déposé dans le même fiècle et égorgé, pour avoir laiffé feulement foupçonner aux janiffaires qu'il voulait diminuer leur nombre. Pierre eut plus de bonheur, ayant mieux pris fes mesures. Il ne refta de toute cette grande milice des ftrélitz que quelques faibles régimens qui n'étaient plus dangereux, et qui cependant, confervant encore leur ancien efprit, se révoltèrent dans Aftracan, en 17 05, mais furent bientôt réprimés.

12 mars

Autant Pierre avait déployé de févérité dans cette affaire d'Etat, autant il montra d'humanité quand 1699. N. ft. il perdit, quelque temps après, fon favori le Fort, qui Hiftoire de Ruffie.

I

mourut d'une mort prématurée, à l'âge de quarantefix ans. Il l'honora d'une pompe funèbre telle qu'on en fait aux grands fouverains. Il affifta lui-même au convoi, une pique à la main, marchant après les capitaines au rang de lieutenant qu'il avait pris dans le grand régiment du général, enfeignant à la fois à fa nobleffe à respecter le mérite et les grades militaires.

On connut après la mort de le Fort que les changemens préparés dans l'Etat ne venaient pas de lui, mais du czar. Il s'était confirmé dans fes projets par les converfations avec le Fort, mais il les avait tous conçus, et il les exécuta fans lui.

Dès qu'il eut détruit les ftrélitz, il établit des régimens réguliers fur le modèle allemand; ils eurent des habits courts et uniformes, au lieu de ces jaquettes incommodes dont ils étaient vêtus auparavant : l'exercice fut plus régulier.

Les gardes préobazinsky étaient déjà formées : ce nom leur venait de cette première compagnie de cinquante hommes que le czar, jeune encore, avait exercée dans la retraite de Préobazinsky, du temps que fa fœur Sophie gouvernait l'Etat ; et l'autre régiment des gardes était auffi établi.

Comme il avait paffé lui-même par les plus bas grades militaires, il voulut que les fils de fes boyards et de ses knès commençaffent par être foldats avant d'être officiers. Il en mit d'autres fur fa flotte à Véronife et vers Azoph, et il fallut qu'ils fiffent l'apprentissage de matelot. On n'ofait refufer un maître qui avait donné l'exemple. Les Anglais et les Hollandais travaillaient à mettre cette flotte en état, à conftruire des éclufes, à établir des chantiers où l'on pût carener

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