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où l'efpérance le guidait, il s'embarqua, en 1675, avec un colonel allemand nommé Verftin, qui s'était fait donner par le czar Alexis, père de Pierre, une com-, miffion de lever quelques foldats dans les Pays-Bas, et de les amener au port d'Archangel. Mais quand on y arriva après avoir effuyé tous les périls de la mer, le czar Alexis n'était plus; le gouvernement avait change; la Ruffie était troublée; le gouverneur d'Archangel laiffa long-temps Verflin, le Fort et toute fa troupe dans la plus grande misère, et les menaça de les envoyer au fond de la Sibérie: chacun fe fauva comme il put. Le Fort manquant de tout alla à Moscou, et se préfenta au résident de Danemarck, nommé de Horn, qui le fit fon fecrétaire; il y apprit la langue ruffe; quelque temps après il trouva le moyen d'être préfenté au czar Pierre. L'aîné Ivan n'était pas ce qu'il lui fallait; Pierre le goûta, et lui donna d'abord une compagnie d'infanterie. A peine le Fort avait-il fervi; il n'était point favant; il n'avait étudié à fond aucun art, mais il avait beaucoup vu avec le talent de bien voir; sa conformité avec le czar était de devoir tout à fon génie : il favait d'ailleurs le hollandais et l'allemand que Pierre apprenait, comme les langues de deux nations qui pouvaient être utiles à fes deffeins. Tout le rendit agréable à Pierre; il s'attacha à lui; les plaifirs commencèrent fa faveur, et les talens la confirmèrent il fut confident du plus dangereux deffein que pût former un czar, celui de se mettre en état de caffer un jour fans péril la milice féditieuse et barbare des ftrélitz. Il en avait coûté la vie au grand fultan ou padisha Ofman, pour avoir voulu réformer les janiffaires. Pierre, tout jeune qu'il était, s'y prit

avec plus d'adreffe qu'Ofman. Il forma d'abord dans fa maison de campagne, Préobazinsky, une compagnie de cinquante de fes plus jeunes domeftiques; quelques enfans de boyards furent choifis pour en être officiers: mais, pour apprendre à ces boyards une fubordination qu'ils ne connaiffaient pas, il les fit paffer par tous les grades, et lui-même en donna l'exemple, fervant d'abord comme tambour, enfuite foldat, fergent et lieutenant dans la compagnie. Rien n'était plus extraordinaire ni plus utile: les Ruffes avaient toujours fait la guerre comme nous la fefions du temps du gouvernement féodal, lorfque des feigneurs fans expérience menaient au combat des vaffaux fans difcipline et mal armés; méthode barbare, fuffifante contre des armées pareilles, impuiffante contre des troupes régulières.

Cette compagnie, formée par le feul Pierre, fut bientôt nombreuse, et devint depuis le régiment des gardes préobazinsky. Une autre compagnie formée fur ce modèle devint l'autre régiment des gardes femenousky.

Il y avait déjà un régiment de cinq mille hommes fur lequel on pouvait compter, formé par le général Gordon, écoffais, et compofé prefque tout entier d'étrangers. Le Fort, qui avait porté les armes peu de de temps, mais qui était capable de tout, fe chargea de lever un régiment de douze mille hommes, et il en vint à bout; cinq colonels furent établis fous lui; il fe vit tout d'un coup général de cette petite armée, levée en effet contre les ftrélitz, autant que contre les ennemis de l'Etat.

Ce qu'on doit remarquer, (u) et ce qui confond bien l'erreur téméraire de ceux qui prétendent que la révocation de l'édit de Nantes et fes fuites avaient coûté peu d'hommes à la France, c'est que le tiers de cette armée, appelée régiment, fut compofé de français réfugiés. Le Fort exerça fa nouvelle troupe, comme s'il n'avait jamais eu d'autre profeffion.

Pierre voulut voir une de ces images de la guerre, un de ces camps dont l'usage commençait à s'introduire en temps de paix. On conftruifit un fort, qu'une partie de fes nouvelles troupes devait défendre, et que l'autre devait attaquer. La différence entre ce camp et les autres fut qu'au lieu de l'image d'un combat, (x) on donna un combat réel, dans lequel il y eut des foldats de tués et beaucoup de bleffés. Le Fort, qui commandait l'attaque, reçut une blesfure confidérable. Ces jeux fanglans devaient aguerrir les troupes; cependant il fallut de longs travaux, et même de longs malheurs pour en venir à bout. Le czar mêla ces fêtes guerrières aux foins qu'il fe donnait pour la marine; et comme il avait fait le Fort général de terre fans qu'il eût encore commandé, il le fit amiral fans qu'il eût jamais conduit un vaiffeau: mais il le voyait digne de l'un et de l'autre. Il eft vrai que cet amiral était fans flotte, et que ce général n'avait d'armée que fon régiment.

On réformait peu à peu le grand abus du militaire, cette indépendance des boyards qui amenaient à l'armée les milices de leurs payfans: c'était le véritable

(u) Manufcrits du général le Fort. (x) Ibidem.

gouvernement des Francs, des Huns, des Goths et des Vandales, peuples vainqueurs de l'empire romain dans fa décadence, et qui euffent été exterminés, s'ils avaient eu à combattre les anciennes légions romaines difciplinées, ou des armées telles que celles de nos jours.

Bientôt l'amiral le Fort n'eut pas tout à fait un vain titre; il fit construire par des hollandais et des vénitiens des barques longues, et même deux vaiffeaux d'environ trente pièces de canon, à l'embouchure de la Véronife qui fe jette dans le Tanaïs; ces vaiffeaux pouvaient descendre le fleuve, et tenir en respect les Tartares de la Crimée. Les hoftilités avec ces peuples fe renouvelaient tous les jours. Le czar avait à choisir, en 1689, entre la Turquie, la Suède et la Chine, à qui il ferait la guerre. Il faut commencer par faire voir en quels termes il était avec la Chine, et quel fut le premier traité de paix que firent les Chinois.

ON

СНАР I TRE V I I.

Congrès et traité avec les Chinois. (y)

N doit d'abord fe repréfenter quelles étaient les limites de l'empire chinois et de l'empire ruffe. Quand on eft forti de la Sibérie proprement dite, et qu'on a laiffé loin au midi cent hordes de tartares, calmouks blancs, calmouks noirs, monguls mahométans, monguls nommésidolâtres, on avance vers le cent trentième

(y) Tiré des mémoires envoyés de la Chine, de ceux de Pétersbourg et des lettres rapportées dans l'histoire de la Chine compilée par du Halde.

degré de longitude, et au cinquante-deuxième de latitude fur le fleuve d'Amur ou d'Amour. Au nord de ce fleuve eft une grande chaîne de montagnes qui s'étend jufqu'à la mer Glaciale par-delà le cercle polaire. Ce fleuve, qui coule, l'espace de cinq cents lieues, dans la Sibérie et dans la Tartarie chinoise, va fe perdre après tant de détours dans la mer de Kamshatka. On affure qu'à fon embouchure dans cette mer on pêche quelquefois un poiffon monftrueux, beaucoup plus gros que l'hippopotame du Nil, et dont la mâchoire eft d'un ivoire plus dur et plus parfait. On prétend que cet ivoire fefait autrefois un objet de commerce, qu'on le tranfportait par la Sibérie, et que c'eft la raifon pour laquelle on en trouve encore plufieurs morceaux enfouis dans les campagnes. C'est cet ivoire foffile dont nous avons déjà parlé; mais on prétend qu'autrefois il y eut des éléphans en Sibérie, que des tartares vainqueurs des Indes amenèrent dans la Sibérie plufieurs de ces animaux dont les os fe font confervés dans la terre.

Ce fleuve d'Amour est nommé le fleuve Noir par les Tartares mantchoux, et le fleuve du Dragon par les Chinois.

C'était (2) dans ces pays fi long-temps inconnus que la Chine et la Ruffie se disputaient les limites de leurs empires. La Ruffie poffédait quelques forts vers le fleuve d'Amour, à trois cents lieues de la grande muraille. Il y eut beaucoup d'hoftilités entre les Chinois et les Ruffes, au fujet de ces forts: enfin les deux Etats entendirent mieux leurs intérêts; l'empereur

(z) Mémoires des jéfuites Pereira et Gerbillon.

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