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XIX.

Ce que Montaigne a de bon ne peut être acquis que difficilement. Ce qu'il a de mauvais (j'entends hors les mœurs) eût pu être corrigé en un moment, si on l'eût averti qu'il faisait trop d'histoires et qu'il parlait trop de soi.

XX.

Lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes, comme, par exemple, la lune, à qui on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc. Car la maladie principale de l'homme est la curiosité inquiète des choses qu'il ne peut savoir; et il ne lui est pas si mauvais d'être dans l'erreur que dans

cette curiosité inutile.

XXI.

L'homme aime la malignité; mais ce n'est pas contre les malheureux, mais contre les heureux superbes : on se trompe autrement.

Il faut plaire à ceux qui ont les sentiments humains et tendres.

L'épigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien; parce qu'elle ne les console pas, et ne fait que donner une pointe à la gloire de l'auteur. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta.

XXII.

Toutes les fausses beautés que nous blàmons en Cicéron ont des admirateurs, et en grand nombre.

XXIII.

Les mots diversement rangés font un divers sens; et les sens diversement rangés font différents effets.

XXIV.

Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue

à la paume, c'est une même balle dont on joue l'un et l'autre; mais l'un la place mieux.

J'aimerais autant qu'on me dit que je me suis servi des mots anciens; et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par leur différente disposition.

XXV.

Certains auteurs, parlant de leurs ouvrages, disent: Mon livre, mon commentaire, mon histoire, etc. Ils sentent leurs bourgeois qui ont pignon sur rue et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire: Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur.

XXVI.

Les langues sont des chiffres où non les lettres sont changées en lettres, mais les mots en mots; de sorte qu'une langue inconnue est déchiffrable.

XXVII.

Il y a un certain modèle d'agrément et de beauté qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte, telle qu'elle est, et la chose qui nous plaît. Tout ce qui est formé sur ce modèle nous agrée : soit maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivières, arbres, chambres, habits, etc. Tout ce qui n'est point fait sur ce modèle déplaît à ceux qui ont le bon goût.

Rien ne fait mieux entendre combien un faux sonnet est ridicule, que d'en considérer la nature et le modèle, et de s'imaginer ensuite une femme ou une maison faite sur ce modèle-là.

XXVIII. Beauté poétique.

Comme on dit beauté poétique, on devrait aussi dire

beauté géométrique et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point : et la raison en est qu'on sait bien quel est l'objet de la géométrie et qu'il consiste en preuves, et quel est l'objet de la médecine et qu'il consiste en la guérison; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrément qui est l'objet de la poésie. On ne sait ce que c'est que ce modèle naturel qu'il faut imiter; et à faute de cette connaissance, on a inventé de certains termes bizarres, siècle d'or, merveille de nos jours, fatal, etc.; et on appelle ce jargon beauté poétique.

Mais qui s'imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie demoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes dont il rira, parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrément d'une femme que l'agrément des vers. Mais ceux qui ne s'y connaîtraient pas l'admireraient en cet équipage; et il y a bien des villages où on la prendrait pour la reine : et c'est pourquoi nous appelons `les sonnets faits sur ce modèle-là, les reines de villages.

XXIX.

Je n'ai jamais jugé d'une même chose exactement de même. Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant : il faut que je fasse comme les peintres, et que je m'en éloigne, mais non pas trop. De combien donc ? Devinez.

XXX.

Ceux qui jugent d'un ouvrage sans règle sont à l'égard des autres comme ceux qui ont une montre à l'égard de ceux qui n'en ont point. L'un dit: Il y a deux heures; l'autre dit: Il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre; je dis à l'un: Vous vous ennuyez; et à l'autre : Le temps ne vous dure guère; car il y a une heure et demie. Et je me moque de ceux qui disent que le temps me dure à moi, et que j'en juge par fantaisie: ils ne savent pas que je juge par ma montre.

380 PENSÉES SUR L'ÉLOQUENCE ET LE STYLE.

XXXI.

On ne passe point dans le monde pour se connaître en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poëte; de mathématicien, etc. Mais les gens universels ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poëte et de brodeur.

Les gens universels ne sont appelés ni poëtes, ni géomètres, etc.; mais ils sont tout cela, et jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu'on parlait quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors on s'en souvient; car il est également de ce caractère qu'on ne disc point d'eux qu'ils parlent bien lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien quand il en est question.

C'est donc une fausse louange qu'on donne à un homme, quand on dit de lui, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a pas recours à un homme quand il s'agit de juger de quelques vers.

XXXII.

Honnête homme. Il faut qu'on n'en puisse dire ni il est mathématicien, ni prédicateur, ni éloquent; mais il est honnête homme. Cette qualité universelle me plaît seule. Quand en voyant un homme on se souvient de son livre, c'est mauvais signe : je voudrais qu'on ne s'aperçût d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en user. Ne quid nimis, de peur qu'une qualité ne l'emporte et ne fasse baptiser. Qu'on ne songe point `qu'il parle bien sinon quand il s'agit de bien parler; mais qu'on y songe alors.

SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR.

L'homme est né pour penser: aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les pensées pures qui le rendraient heureux s'il pouvait toujours les soutenir le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie à laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est-à-dire qu'il est nécessaire qu'il soit quelquefois agité des passions dont il sent dans son cœur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont les plus convenables à l'homme et qui en renferment beaucoup d'autres sont l'amour et l'ambition : elles n'ont guère de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles s'affaiblissent l'une l'autre réciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.

Quelque étendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion; c'est pourquoi quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moitié de ce qu'elles seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre. L'âge ne détermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions; elles naissent dès les premières années et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Néanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les années: cela est pourtant fort rare.

La vie de l'homme est misérablement courte. On la compte depuis la première entrée dans le monde; pour moi, je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison et depuis qu'on commence à être ébranlé

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