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ordre, sans en rien dire, d'apporter des cierges et tout ce qu'il fallait pour le faire communier le lendemain matin.

Ces apprêts ne furent pas inutiles; mais ils servirent plus tôt que nous n'avions pensé; car, à environ minuit, il lui prit une convulsion si violente, que, quand elle fut passée, nous crûmes qu'il était mort, et nous avions cet extrême déplaisir avec tous les autres, de le voir mourir sans le Saint-Sacrement, après l'avoir demandé si souvent avec tant d'instance. Mais Dieu, qui voulait récompenser un désir si fervent et si juste, suspendit comme par miracle cette convulsion, et lui rendit son jugement entier, comme dans sa parfaite santé; en sorte que M. le curé, entrant dans sa chambre avec le sacrement, lui cria : « Voici celui que vous avez tant désiré. » Ces paroles achevèrent de le réveiller; et comme M. le curé approcha pour lui donner la communion, il fit un effort, et il se leva seul à moitié, pour le recevoir avec plus de respect; et M. le curé l'ayant interrogé, suivant la coutume, sur les principaux mystères de la foi, il répondit distinctement : « Oui, monsieur, je crois tout cela de tout mon cœur. » Ensuite il reçut le saint viatique et l'extrême-onction avec des sentiments si tendres, qu'il en versait des larmes. Il ré- · pondit à tout, remercia M. le curé; et lorsqu'il le bénit avec le saint ciboire, il dit : « Que Dieu ne m'abandonne jamais! » Ce qui fut comme ses dernières paroles; car, après avoir fait son action de grâces, un moment après ses convulsions le reprirent, qui ne le quittèrent plus, et qui ne lui laissèrent pas un instant de liberté d'esprit; elles durèrent jusqu'à sa mort, qui fut vingt-quatre heures après, le dix-neuvième d'août mil six cent soixante-deux, à une heure du matin, âgé de trente-neuf ans et deux mois.

De ce que j'ai ouï dire par M. Pascal, mon oncle, non pas à moi, mais à des personnes de ses amis en ma présence. J'avais alors seize ans et demi'.

1o On me demande si je ne me repens pas d'avoir fait les Provinciales. Je réponds que, bien loin de m'en repentir, si j'avais à les faire présentement, je les ferais encore plus fortes.

2o On me demande pourquoi j'ai nommé les noms des auteurs où j'ai pris toutes les propositions abominables que j'y ai citées. Je réponds que, si j'étais dans une ville où il y eût douze fontaines, et que je susse certainement qu'il y en a une qui est empoisonnée, je serais obligé d'avertir tout le monde de n'aller point puiser de l'eau à cette fontaine; et comme on pourrait croire que c'est une pure imagination de ma part, je serais obligé de nommer celui qui l'a empoisonnée, plutôt que d'exposer toute une ville à s'empoi

sonner.

3o On me demande pourquoi j'ai employé un style agréable, railleur et divertissant. Je réponds que si j'avais écrit en style dogmatique, il n'y aurait eu que les savants qui l'auraient lu, et ceux-là n'en avaient pas besoin, en sachant autant que moi là-dessus : ainsi j'ai cru qu'il fallait écrire d'une manière propre à faire lire mes lettres par les femmes et les gens du monde, afin qu'ils connussent le danger de toutes ces maximes et de toutes ces propositions qui se répandaient alors partout, et auxquelles on se laissait facilement persuader.

4° On me demande si j'ai lu moi-même tous les livres que je cite. Je réponds que non : certainement il aurait fallu que j'eusse passé

1 Ce récit est de Marguerite Périer, née en 1646, morte en 1733, âgée de quatrevingt-sept ans. On le trouve dans le Recueil de Pièces pour servir à l'Histoire de Port-Royal; Utrecht, 1740, pages 272, 279-280, et dans le Mémoire de mademoiselle Périer sur sa famille, publié intégralement par M. Cousin dans le Bulletin du Bibliophile, novembre 1844.

ma vie à lire de très-mauvais livres; mais j'ai lu deux fois Escobar tout entier ; et pour les autres, je les ai fait lire par de mes amis; mais je n'en ai pas employé un seul passage sans l'avoir lu moimême dans le livre cité, et sans avoir examiné la matière sur laquelle il est avancé, et sans avoir lu ce qui précède et ce qui suit, pour ne point hasarder de citer une objection pour une réponse; ce qui aurait été reprochable et injuste.

M. Pascal parlait peu de science; cependant, quand l'occasion s'en présentait, il disait son sentiment sur les choses dont on lui parlait. Par exemple, sur la philosophie de M. Descartes, il disait assez ce qu'il pensait; il était de son sentiment sur l'automate, et n'en était point sur la matière subtile, dont il se moquait fort; mais il ne pouvait souffrir sa manière d'expliquer la formation de toutes choses, et il disait trèssouvent :

Je ne puis pardonner à Descartes : il aurait bien voulu, dans toute sa philosophie, pouvoir se passer de Dieu; mais il n'a pu s'empêcher de lui accorder une chiquenaude, pour mettre le monde en mouvement; après cela il n'a plus que faire de Dieu.

ÉLOGE DE M. BLAISE PASCAL,

PAR M. NICOLE'.

Quoique M. Pascal ait été généralement loué par les savants comme un homme d'un très-grand esprit, il y en a peu néanmoins qui ont bien connu quel en était le caractère et l'élévation. Ce qui faisait proprement le mérite de ce rare génie n'était pas une vaste érudition, qui est le fruit d'un travail long et pénible. C'est là le partage des savants ordinaires, mais ce ne fut pas celui de M. Pascal, qui était né plutôt pour inventer les sciences que pour les apprendre, puisqu'il tirait du riche fonds de son esprit ce que les autres sont obligés d'aller puiser dans les monuments des anciens.

Il avait une mémoire prodigieuse, mais elle consistait à retenir les choses plutôt que les paroles; en sorte qu'il disait sans s'en élever davantage, qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien compris. Le mérite singulier de M. Pascal consistait donc dans l'intelligence de son esprit, qu'il avait si étendue, si claire et si vive, que l'on ne sait si en cela il a jamais eu son pareil. De là venait cette pénétration incroyable pour découvrir dans chaque objet ce qu'il renfermait de plus caché, et ce goût si délié et si exquis pour trouver la vérité, qu'elle paraissait se présenter à lui comme d'elle-même et à découvert, tandis qu'elle semblait fuir les yeux des autres. De là venait encore, soit pour parler, soit pour écrire, cette éloquence que la force et la lumière de la vérité rendaient vive et animée plutôt que le feu de la dispute. Son esprit lui fournissait une riche abondance de pensées et d'expressions choisies et pleines d'énergie; mais cette fécondité était en lui le fruit de la nature plutôt que de l'art et de l'industrie.

Ce n'est pas qu'il ne fût instruit des préceptes de l'art; mais ceux

'Cet éloge, adressé à madame Périer par Nicole, est extrait du Recueil de Pièces pour servir à l'Histoire de Port-Royal; Utrecht, 1740, 1 vol.

qu'il suivait n'étaient pas ces préceptes ordinaires qu'on trouve dans les livres de rhétorique, mais d'autres, plus ignorés et plus difficiles à découvrir, que la nature, qui n'avait rien de plus secret pour lui, lui avait dictés. C'était sur ces préceptes qu'il jugeait de ses propres écrits et de ceux des autres; en sorte que, lorsqu'il voulait user d'une rigoureuse critique, il faisait toucher au doigt une si grande quantité de défauts dans les écrits qui étaient les plus vantés pour l'élégance, que ceux même qui en avaient été les admirateurs étaient les premiers à rétracter le jugement favorable qu'ils en avaient porté. Mais cette même critique qu'il exerçait rarement sur les écrits des autres, il en faisait toujours usage à l'égard des siens, et souvent il ne faisait point difficulté de recommencer dix fois à composer de nouveau un écrit que ses amis trouvaient parfait : tant son esprit était fécond à produire toujours de nouvelles pensées, dont les dernières surpassaient toujours les premières.

Lorsqu'il n'était encore qu'enfant, il apprit sans maître, ou plutôt il inventa en quelque sorte la géométrie et les mathématiques. Il s'y rendit ensuite, dans sa jeunesse, plus habile que les plus grands maîtres, et il aurait fait de pareils progrès dans la physique s'il n'eût, dès un âge peu avancé, reconnu la vanité et abandonné l'étude de ces sortes de connaissances. Il se donna ensuite tout entier à la théologie et à la morale, ne trouvant que cette étude qui fût digne d'un chrétien et même d'un homme. Au reste, en s'y appliquant, il ne chercha ni à paraître devant les hommes ni à satisfaire sa curiosité, mais uniquement à régler sa vie et à nourrir sa piété. Il était si assidu à lire l'Écriture-Sainte qu'il la savait presque toute par cœur. L'amour de la religion donnait des forces à son corps exténué, et son cœur, qui en était pénétré, faisait que son esprit ne pouvait s'appliquer à autre chose. Il n'eut pas moins d'exactitude à en remplir les devoirs que de lumière pour les découvrir; et cet homme, qui était naturellement d'un caractère bon et aimable, devint bientôt par l'infusion de la grâce un parfait chrétien.

Quoique après avoir abandonné à vingt-cinq ans l'étude des lettres profanes, il en ait encore vécu quinze, à peine a-t-il joui d'une

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