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donc misérable, puisqu'il l'est; mais il est bien grand, puisqu'il le connaît.

VIII.

Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête; car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds; mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée ce serait une pierre ou une brute.

C'est donc la pensée qui fait l'être de l'homme, et sans quoi on ne peut le concevoir. Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous? Est-ce la main? est-ce le bras? est-ce la chair? est-ce le sang? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel.

IX.

Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité; mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres. Par l'espace l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée je le comprends.

X.

L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser: une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.

XI.

L'homme est visiblement fait pour penser; c'est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de

penser comme il faut : or l'ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin.

Or, à quoi pense le monde? Jamais à cela; mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers, courir la bague, etc., à se bâtir, à se faire roi, sans penser à ce que c'est qu'être roi et qu'être homme.

XII.

Toute la dignité de l'homme est en la pensée.

La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts, pour être méprisable. Mais elle en a de tels, que rien n'est plus ridicule.

Qu'elle est grande par sa nature! qu'elle est basse par ses défauts!

XIII.

Il est dangereux de trop faire voir à l'homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. Mais il est très-avantageux de lui représenter l'un et l'autre.

Il ne faut pas que l'homme croie qu'il est égal aux bêtes, ni [qu'il croie qu'il est égal] aux anges, ni qu'il ignore l'un et l'autre ; mais qu'il sache l'un et l'autre.

XIV.

Que l'homme maintenant s'estime son prix. Qu'il s'aime; car il a en lui une nature capable de bien; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se méprise, parce que cette capacité est vide; mais qu'il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu'il se haïsse, qu'il s'aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d'être heureux; mais il n'a point de vérité, ou constante, ou satisfaisante.

Je voudrais donc porter l'ho nme à désirer d'en trou

ver, à être prêt et dégagé des passions pour la suivre où il la trouvera; sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions, je voudrais bien qu'il haït en soi la concupiscence qui le détermine d'elle-même, afin qu'elle ne l'aveuglât point pour faire son choix, et qu'elle ne l'arrêtât point quand il aura choisi.

XV.

A mesure qu'on a plus de lumière, on découvre plus de grandeur et de bassesse dans l'homme.

Le commun des hommes: Ceux qui sont plus élevés. Les philosophes: Ils étonnent le commun des hommes. Les chrétiens: Ils étonnent les philosophes.

Qui s'étonnera donc de voir que la religion ne fait que connaître à fond ce qu'on reconnaît d'autant plus qu'on a plus de lumière?

XVI.

Je sens que je peux n'avoir point été; car le moi consiste dans ma pensée : donc moi qui pense n'aurais point été si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé; donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini; mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini.

ARTICLE XIX.

DES PUISSANCES TROMPEUSES '.

1. Imagination.

C'est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne

'Titre indiqué par le manuscrit de Pascal.

aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.

Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres; elle fait croire, douter, nier la raison; elle suspend les sens, elle les fait sentir; elle a ses fous et ses sages et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature! Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux à l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se

gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l'ardeur de la charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelque grande vérité qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

:

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Qui ne sait que la vue de chats, de rats, l'écrasement d'un charbon, etc., emportent la raison hors des gonds? Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un poëme de face.

L'affection ou la haine changent la justice de face: et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide! combien son geste hardi le fait-il paraître meilleur aux juges dupés par cette apparence! Plaisante raison qu'un vent manie et à tout sens!

Je ne veux pas rapporter tous ses effets1; je rapporterais presque toutes les actions des hommes qui ne branlent presque que par ses secousses. Car la raison a été obligée de céder, et la plus sage prend pour ses principes ceux que l'imagination des hommes a témérairement introduits en chaque lieu.

'Les effets de l'imagination.

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