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Si les membres des communautés naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communautés ellesmêmes doivent tendre à un autre corps plus général, dont elles sont membres. L'on doit tendre au général. Nous naissons donc injustes et dépravés.

LX.

Qui ne hait point en soi son amour-propre et cet instinct qui le porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n'est si opposé à la justice et à la vérité? car il est faux que nous méritions cela; et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la même chose. C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire, et dont il faut nous défaire.

Cependant aucune religion [que la chrétienne] n'a remarqué que ce fût un péché, ni que nous y fussions nés, ni que nous fussions obligés d'y résister, ni n'a pensé à nous en donner les remèdes.

LXI.

[Il y a une] guerre intestine de l'homme entre la raison et les passions. [Il pourrait jouir de quelque paix] s'il n'avait que la raison sans passions... s'il n'avait que les passions sans raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l'un qu'ayant guerre avec l'autre. Ainsi il est toujours divisé, et contraire à lui-même.

Si c'est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu.

LXII.

Il est indubitable que l'âme soit mortelle ou immortelle, cela doit mettre une différence entière dans la morale; et cependant les philosophes ont conduit la morale indépendamment de cela.

Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

LXIII.

Dieu ayant fait le ciel et la terre, qui ne sentent point le bonheur de leur être, il a voulu faire des êtres qui le connussent et qui composassent un corps de membres pensants; car nos membres ne sentent point le bonheur de leur union, de leur admirable intelligence, du soin que la nature a d'y influer les esprits, et de les faire croître et durer. Qu'ils seraient heureux, s'ils le sentaient, s'ils le voyaient! Mais il faudrait pour cela qu'ils eussent intelligence pour le connaître, et bonne volonté pour consentir à celle de l'âme universelle. Que si, ayant reçu l'intelligence, ils s'en servaient à retenir en eux-mêmes la nourriture, sans la laisser passer aux autres membres, ils seraient non-seulement injustes, mais encore misérables, et se haïraient plutôt que de s'aimer : leur béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant à consentir à la conduite de l'âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu'ils ne s'aiment eux-mêines.

LXIV.

Etre membre est n'avoir de vie, d'être et de mouvement que par l'esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant.

Cependant il croit être un tout; et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n'ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s'égarer et s'étonne dans l'incertitude de son être, et sentant bien qu'il n'est pas corps, et cependant ne voyant point qu'il soit membre d'un corps. Enfin, quand

il vient à se connaître, il est comme revenu chez soi et ne s'aime plus que pour le corps; il plaint ses égarements passés.

Il ne pourrait pas par sa nature aimer une autre chose, sinon pour soi-même et pour se l'asservir, parce que chaque chose s'aime plus que tout. Mais en aimant le corps il s'aime soi-même parce qu'il n'a d'être qu'en lui, par lui et pour lui: qui adhæret Deo unus spiri

tus est.

Le corps aime la main; et la main, si elle avait une volonté, devrait s'aimer de la même sorte que l'âme l'aime tout amour qui va au delà est injuste.

Adhærens Deo unus spiritus est: on s'aime parce qu'on est membre de JÉSUS-CHRIST. On aime JÉSUS-CHRIST parce qu'il est le corps dont on est membre. Tout est un. L'un est l'autre, comme les trois personnes.

Il ne faut aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Si le pied avait toujours ignoré qu'il appartînt au corps et qu'il y eût un corps dont il dépendit, s'il n'avait eu que la connaissance et l'amour de soi et qu'il vint à connaître qu'il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d'avoir été inutile au corps qui lui a influé sa vie, qui l'eût anéanti s'il l'eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparait de lui! quelles prières d'y être conservé ! et avec quelle soumission se laisserait-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu'à consentir à être retranché s'il le faut, ou il perdrait sa qualité de membre, car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est.

Pour faire que les membres soient heureux, il faut qu'ils aient une volonté et qu'ils la conforment au corps.

LXV.

La concupiscence et la force sont les sources de toutes

nos actions purement humaines : la concupiscence fait les volontaires; la force, les involontaires.

LXVI.

Les platoniciens, et même Épictète et ses sectateurs, croient que Dieu est seul digne d'être aimé et admiré, et ont désiré d'être aimés et admirés des hommes; et ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils se sentent pleins de sentiments à l'aimer et l'adorer, et qu'ils y trouvent leur joie principale, qu'ils s'estiment bons, à la bonne heure. Mais s'ils s'y trouvent répugnants, s'ils n'ont aucune pente qu'à se vouloir établir dans l'estime des hommes, et que pour toute perfection ils fassent seulement que, sans forcer les hommes, ils leur fassent trouver leur bonheur à les aimer, je dirai que cette perfection est horrible. Quoi! ils ont connu Dieu, et n'ont pas désiré uniquement que les hommes l'aimassent, mais que les hommes s'arrêtassent à eux! ils ont voulu être l'objet du bonheur volontaire des hommes !

LXVII.

Il est vrai qu'il y a de la peine en entrant dans lá piété. Mais cette peine ne vient pas de la piété qui commence d'être en nous, mais de l'impiété qui y est encore. Si nos sens ne s'opposaient pas à la pénitence, et que notre corruption ne s'opposât pas à la pureté de Dieu, il n'y aurait en cela rien de pénible pour nous. Nous ne souffrons qu'à proportion que le vice qui nous est · naturel résiste à la grâce surnaturelle. Notre cœur se sent déchiré entre ces efforts contraires. Mais il serait bien injuste d'imputer cette violence à Dieu, qui nous attire, au lieu de l'attribuer au monde, qui nous retient. C'est comme un enfant que sa mère arrache d'entre les bras des voleurs, et qui doit aimer dans la peine qu'il souffre la violence amoureuse et légitime de celle qui procure sa liberté, et ne détester que la violence

impétueuse et tyrannique de ceux qui le retiennent injustement. La plus cruelle guerre que Dieu puisse faire aux hommes, dans cette vie, est de les laisser sans cette guerre qu'il est venu apporter. Je suis venu apporter la guerre, dit-il; et pour instruire de cette guerre, je suis venu apporter le fer et le feu (MATTH., 10, 34; Luc, 12, 46). Avant lui, le monde vivait dans une fausse paix. LXVIII. Sur les confessions et absolutions sans marque

de regret.

Dieu ne regarde que l'intérieur : l'Église ne juge que par l'extérieur. Dieu absout aussitôt qu'il voit la pénitence dans le cœur; l'Église, quand elle la voit dans les œuvres. Dieu fera une Église pure au dedans, qui confonde par sa sainteté intérieure et toute spirituelle l'impiété intérieure des sages superbes et des pharisiens; et l'Église fera une assemblée d'hommes dont les mœurs extérieures sont si pures, qu'elles confondent les mœurs des païens. S'il y a des hypocrites, mais si bien déguisés qu'elle n'en reconnaisse pas le venin, elle les souffre; car, encore qu'ils ne soient pas reçus de Dieu qu'ils ne peuvent tromper, ils le sont des hommes qu'ils trompent. Et ainsi elle n'est pas déshonorée par leur conduite, qui paraît sainte.

Mais vous voulez que l'Église ne juge ni de l'intérieur, parce que cela n'appartient qu'à Dieu, ni de l'extérieur, parce que Dieu ne s'arrête qu'à l'intérieur; et ainsi, lui ôtant tout choix des hommes, vous retenez dans l'Église les plus débordés et ceux qui la déshonorent si fort, que les synagogues des Juifs et les sectes des philosophes les auraient exilés comme indignes, et les auraient abhorrés comme impies.

LXIX.

La loi n'a pas détruit la nature, mais elle l'a instruite : la grâce n'a pas détruit la loi, mais elle l'a fait exercer.

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