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occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines; et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avait pas d'application, comme je dirai dans son lieu.

Immédiatement après cette expérience, et lorsqu'il n'avait pas encore vingt-quatre ans, la Providence ayant fait naître une occasion qui l'obligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de telle sorte, par cette lecture, qu'il comprit parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre objet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si nécessaire et si utile, qu'il termina toutes ses recherches, de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connaissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avait été jusque alors préservé, par une protection de Dieu particulière, de tous les vices de la jeunesse ; et, ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'était jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignait cette obligation à toutes les autres qu'il avait à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avait inspiré dès l'enfance, lui donnant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étaient souvent réitérées par un père pour qui il avait une très-grande estime, et en qui il voyait une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisaient une si grande impression sur son esprit, que, quelques discours qu'il entendît faire aux liber

l'eau dans les pompes à une élévation de trente-deux pieds; enfin Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en imaginant l'expérience du Puy-deDôme, moyen neuf et décisif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Équilibre des liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'air furent achevés en l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 1663, un an après la mort de l'auteur. (A.-M. )

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tins, il n'en était nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connaissaient pas la nature de la foi. Et ainsi cet esprit si grand, si vaste et si rempli de curiosités, qui cherchait avec tant de soin la cause et la raison de tout, était en même temps soumis à toutes les choses de la religion comme un enfant ; et cette simplicité a régné en lui toute sa vie. De sorte que, depuis même qu'il se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de son esprit à connaître et à pratiquer la perfection de la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les talents que Dieu lui avait donnés, n'ayant fait autre chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi de Dieu jour et nuit.

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignorait pourtant pas les décisions de l'Église contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il était le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paraître le zèle qu'il avait pour la religion.

Il était alors à Rouen, où mon père était employé pour le service du roi ; et il y avait aussi en ce même temps un homme qui enseignait une nouvelle philosophie, qui attirait tous les curieux. Mon frère ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, il y fut avec eux; mais ils furent bien surpris, dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tirait des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvait par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'était pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire, mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avait de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avait des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir

premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistait à l'avis qu'on lui donnait. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis; de sorte qu'ils crurent qu'il était de leur devoir de le dénoncer à M: du Bellay, qui faisait pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêque. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, l'ayant interrogé, il fut trompé par une profession de foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance qui lui était donné par trois jeunes hommes.

Cependant, aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut, ce qui les obligea d'aller trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il était accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avaient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments; et on peut dire que ce fut sincèrement, car il n'a jamais témoigné de fiel contre ceux qui lui avaient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il était lui-même trompé par les fausses conclusions qu'il tirait de ses faux principes. Aussi était-il bien certain qu'on n'avait eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la perfection chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandait sur toute la maison. Mon père même, n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte, par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout à fait chrétienne; et ma sœur, qui avait des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui était dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent,

fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous les avantages qu'elle avait tant aimés jusque alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant faite religieuse dans une maison très-sainte et très-austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avait ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement, le 4 octobre 1661, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servait pour opérer tous ces biens, était travaillé par des maladies continuelles et qui allaient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connaissait pas d'autre science que la perfection, il trouvait une grande différence entre celle-là et celle qui avait occupé son esprit jusque alors; car, au lieu que ses indispositions retardaient les progrès des autres, celle-ci, au contraire, le perfectionnait dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffrait. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

Il avait entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvait-il faire que goutte à goutte: mais comme il avait outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte : ce qui était un véritable supplice, et qui faisait mal au cœur à tous ceux qui étaient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour se rétablir entièrement il fallait qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourrait les occasions de se divertir. Mon frère eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu'il y voyait

A Port-Royal.

du danger; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique, par la miséricorde de Dieu, il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l'appelait à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s'était autrefois servi de mon frère lorsqu'il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde.

Elle était alors religieuse, et elle menait une vie si sainte, qu'elle édifiait toute la maison. Étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle était redevable, après Dieu, des grâces. dont elle jouissait, ne fût pas dans la possession de ces grâces; et comme mon frère la voyait souvent, elle lui en parlait souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avait persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout à fait les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie, au péril même de sa santé, parce qu'il crut que le salut était préférable à toutes choses.

Il avait pour lors trente ans, et il était toujours infirme, et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort1.

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier, et fut demeurer quelque temps à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il voulait quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le règlement de sa

' Il y a ici une assez longue lacune; madame Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni des questions proposées à Pascal par Fermat, discutées dans les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avaient produit en 1654 le Traité du Triangle arithmétique, ouvrage très-court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer-les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver ainsi les sommes de leurs carrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important, qu'elles conduisent à celles du binôme de Newton, lorsque l'exposant du binôme est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Éloge de Pascal par Condorcet.) (A.-M.)

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