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l'existence a et à l'idée de vivre de l'existence b, ne peut se rencontrer que dans l'état d'irrésolution; tant que cet état dure, l'acte d'élection et la résolution proprement dite ne sont pas possibles, et la formule de M. Delaperche: « C'est indifféremment l'existence a ou l'existence b que je choisis» (p. 120) est incompatible avec l'action délibérée.

Le libre arbitre s'exerce généralement dans les cas où l'esprit est suspendu entre des motifs, entre des modes d'existence supposée, si l'on veut, dont les valeurs sont de différente nature et rigoureusement incomparables, rapportés qu'ils sont à différents temps, à différentes personnes, etc. etc. A cause de cela, les degrés égaux d'acceptation de M. Delaperche ne sont pas applicables: ils supposent une possibilité de mesure qui n'existe point. Dans le vrai, l'agent est suspendu, par exemple, entre l'idée qu'il a d'un plaisir qu'il peut se procurer à présent, mais se procurer seulement à l'exclusion d'un bien futur d'un autre genre, et l'idée de ce dernier bien qu'il peut atteindre, mais seulement en se privant de ce plaisir. En tant qu'il délibère, il n'est pas exact de dire qu'il accorde un même degré d'acceptation à ses deux existences encore imaginaires, car même en l'état d'irrésolution le plus achevé, l'esprit se porte itérativement à un point de vue et à l'autre, fait prévaloir en idée une chose et la chose opposée, oscille entre telle acceptation et l'acceptation inverse; et lorsqu'enfin il se décide, il n'y a plus pour lui qu'une seule acceptation qui est tout le contraire de l'indifférence. La liberté est cause de l'existence préférée, non de l'existence indifférente; et ce qui fait qu'elle est néanmoins la liberté, c'est qu'elle ne dépend pas en entier des antécédents, mais qu'elle est, qu'elle fait, qu'elle se fait, en une certaine existence présente dont les existences antérieures ne renferment pas toutes les conditions. La liberté est une évocation volontaire plus radicale que celle que M. Delaperche a définie, encore qu'on ne puisse non plus l'abstraire totalement des conditions où son exercice est placé dans l'ordre naturel des choses.

L'erreur de M. Delaperche donnerait au déterminisme une forte prise contre ses théories morales. Au demeurant, elle n'altère pas ces théories mêmes, qui sont conformes à celles qu'appuierait une notion du libre arbitre mieux adaptée aux exigences de la question après deux mille ans de polémique.

Après avoir posé la liberté, revenons à l'esprit initial et aux esprits créés ou spéciaux. Il y a des esprits entièrement dépendants, que l'esprit initial amène à une certaine nature déterminée a priori, en disposant de leurs existences perceptives et de leurs actes volontaires. Quant aux esprits libres, ils partent de certaines perceptions communiquées; ils produisent ensuite quelques actes libres auxquels l'esprit initial obtempère, et dont les conséquences logiques arrivent à déterminer leurs natures. Au reste, les esprits libres, après qu'ils ont atteint une détermination définitive, et les esprits dépendants ou instinctifs eux-mêmes, sont capables de certains choix libres, mais sans importance; c'est l'opinion de l'auteur, qui paraît ainsi confondre les actes en apparence arbitraires, peut-être au fond physiologiquement prédéterminés, des animaux avec les produits les plus caractéristiques de la liberté morale (p. 373). Occupons-nous de cette dernière.

<< L'esprit initial a en vue pour chaque esprit libre créé une nature finale présentant un type de perfection partielle. Mais il ne dépend pas uniquement de

l'esprit initial que l'esprit libre parvienne à cette nature... Il faudrait qu'un tel esprit n'usât de sa liberté de choix que conformément au désir de l'esprit initial, ce qui peut évidemment être ou ne pas être. » L'esprit initial avait pour but de créer des esprits indépendants qui parvinssent d'eux-mêmes à leurs natures relativement parfaites, et non des esprits qu'il fallût maintenir dans la dépendance ou y ramener; il respectera donc leurs natures acquises: « L'esprit initial qui verra un esprit créé parvenu à sa nature finale, devra constamment accéder aux actes volontaires qui émaneront désormais d'un tel esprit, dans la manière dont il lui répartira les diverses perceptions à lui dévolues. L'existence finale, la nature finale d'un esprit créé sera le résultat des libres choix de cet esprit et se continuera nécessairement. L'esprit initial vivra du parfait souvenir d'un certain nombre d'esprits parvenus à des natures finales, librement choisies par eux, mais opposées aux natures finales désirées par lui... Dans le second cas, l'esprit initial sera obligé, par le fait des esprits restreints, de choisir entre le désir qu'il a de les voir vivre d'une nature désirée par lui, et le désir qu'il a de les voir vivre d'une nature librement choisie par eux. L'esprit initial, qui veut avant tout créer des esprits libres, des esprits devant leur nature définitive aux libres choix qu'ils auront formés, subordonne le premier de ses désirs au second, et, obligé de choisir l'un à l'exclusion de l'autre, accepte positivement le désir qu'il a de voir les esprits créés vivre d'une nature librement choisie par eux, accepte négativement le désir qu'il a de voir ces mêmes esprits vivre de la nature qu'il leur destinait subsidiairement ».

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Nous retrouvons avec intérêt, dans ce passage, l'ordinaire théorie chrétienne sur la permission du mal moral, mais dégagée, et pour ainsi dire assainie par la position nette et franche de deux thèses: celle du libre choix réel, imprévoyable, chez l'homme, et celle de la postériorité des informations divines aux actes humains. Ce respect de Dieu pour la volonté de sa créature est d'autant plus à remarquer ici que c'est Dieu qui soutient constamment l'existence des « esprits variables » (vulgo, des âmes) en liant les « esprits élémentaires » (vulgo, les éléments intellectuels) les uns aux autres par la chaîne du souvenir. Il est donc l'auteur matériel de la conservation des faits mêmes qui répugnent à sa nature morale, mais qu'il répugnerait encore plus à cette nature d'anéantir. « L'esprit initial, se demande M. Delaperche, voyant des esprits variables libres définitivement parvenus à une nature non désirée par lui, pourrait-il cesser de créer des esprits élémentaires ayant respectivement souvenir de ces esprits variables? Non, car d'une part, la détermination de l'esprit initial serait attentatoire au désir accepté des esprits variables, qui, veulent se perpétuer dans une nature non désirée par l'esprit initial; elle serait en outre attentatoire à l'intention première de l'esprit initial, qui était de créer des esprits variables indéfiniment continués; elle laisserait d'ailleurs subsister indéfiniment dans l'esprit initial le pai fait souvenir de certains esprits variables parvenus par le fait de leurs actes libres à une nature non désirée par l'esprit initial. L'esprit initial, qui aurait deux motifs pour ne pas limiter les esprits variables en question, n'en aurait aucun pour les limiter» (P. 376).

Il nous reste à faire connaître la manière dont M. Delaperche conçoit l'épreuve d'un esprit libre dans la vie présente, et celle dont il se peint le « monde normal »

destiné à consacrer les résultats définitifs de cette épreuve chez les différents esprits. Nous tâcherons de donner une autre fois une idée de cette partie originale de l'œuvre que nous analysons. Quelques citations bien choisies suffiront pour cela, et nous abrégerons nos propres observations, car nous avons déjà présenté les critiques qui s'offrent naturellement à notre point de vue.

Depuis notre premier compte rendu de l'ouvrage de M. D., nous avons reçu de l'auteur deux réclamations portant sur des erreurs de fait :

» 1o La démonstration générale de l'impossibilité des choses composées est donnée succinctement, nous dit M. D., mais est donnée aux alinéas 9 et 10 du § 6 du livre I ». Nous répondons que cette « démonstration » ne nous a point échappé. Si nous avons omis d'en parler, brevitatis causa, c'est que nous l'avons jugée sujette à une objection du même ordre que la démonstration plus développée à laquelle nous nous sommes rapporté pour attaquer ce point faible du système de M. D.

» 2° L'esprit créé, nous fait observer l'auteur, n'a pas pour perceptions celles auxquelles l'esprit initial a appliqué l'acte d'attention restrictive absolue, mais celles auxquelles l'esprit initial n'a pas appliqué cet acte. L'esprit créé est l'esprit qui se trouve substitué à l'esprit initial par l'effet médiat de l'acte d'attention: si je ne dis pas que l'esprit créé est ce que devient l'esprit initial par l'effet médiat de l'acte d'attention, c'est que, comme vous l'a vez très-bien compris, je n'admets pas la substance. »>

Nous convenons ici d'une erreur matérielle sur l'interprétation des mots attention restrictive. Nous avons cru qu'il s'agissait d'une attention négative, c'està-dire prise négativement, donnant exclusion à son sujet en faveur d'un autre sujet. Heureusement cette méprise verbale n'a pu altérer le fond de notre appréciation, car de cette manière, comme de la manière dont M. D. l'entend, les << perceptions de l'esprit créé » sont toujours celles que l'esprit initial abandonne, ou auxquelles il renonce comme siennes, en agissant sur ses propres actes d'attention. Nous n'avons rien à retirer de nos objections.

BIBLIOGRAPHIE

L'IMPÔT SUR LE CAPITAL, SON APPLICATION, SES AVANTAGES, SES CONSÉQUENCES, par

Ménier. (Paris, 1872, Guillaumin.)

Dans cet opuscule intéressant se trouvent réunies diverses lettres relatives à la réforme de l'assiette de l'impôt, précédemment publiées dans la Revue universelle. L'auteur y expose avec une grande clarté les considérations qui l'ont porté à se ranger parmi les défenseurs de l'impôt sur le capital. On se rappelle que cette idée de l'impôt unique sur le capital fut vivement soutenue en 1849 par M. Émile de Girardin, qui l'opposait, d'une part, aux impôts múltiples, directs ou indirects de l'empirisme fiscal, de l'autre, à l'impôt unique sur le revenu. M. M. vient de reprendre cette thèse qui avait, à cette époque, attiré l'attention du public et gagné

la faveur de l'opinion par sa simplicité et par son aspect tout à la fois rationnel et pratique.

Pour M. M., comme pour M. Émile de Girardin, l'État peut et doit être considéré comme une société d'assurance formée par le concours et la cotisation de tous les citoyens, pour la défense de la liberté au dehors, le maintien de l'ordre, la circulation des produits, la communication des idées, etc., au dedans. L'impôt est la prime payée pour cette assurance; le rôle délivré par le fisc à chaque contribuable en est la police. Cette prime d'assurance doit naturellement être payée au prorata, non plus de la valeur locative, des ouvertures domiciliaires, de la superficie territoriale; non plus enfin de la propriété vraie ou fausse, ou de l'exercice plus ou moins lucratif de cette propriété; mais du capital net que possède chaque individu. « Admettons, comme hypothèse, dit M. M., que la France n'ait aucune organisation financière. Une rançon de guerre lui est imposée dans cette situation. A qui la réclamera-t-on ? N'est-ce pas exclusivement à ceux qui possèdent, l'ennemi faisant tout bonnement main-basse sur les propriétés et richesses qu'il trouve? Et comment réparera-t-on le plus vite possible les pertes subies? N'est-ce pas en redoublant d'activité industrielle, en poussant par tous les moyens à la production? Est-ce que, dans ce cas, l'intérêt des possédants ne leur prescrirait pas d'aider à ce mouvement de réparation, en faisant tous les frais nécessaires pour que l'outillage de la production et de la circulation soit mis en bon état de fonctionner? En effet, comment, dans cette même hypothèse de l'absence de toute organisation administrative et financière de la France, s'y prendraient les propriétaires pour mettre en valeur leurs domaines, maisons, usines, carrières, mines, etc? Ils se hàteraient de se constituer en syndicats, pour établir à frais communs et au marc le franc de leur fortune, des routes, des canaux, des chemins de fer, aussi bien que l'organisation de la police et de la défense des propriétés, etc., sans songer à demander le concours financier de celui qui ne possède rien (p. 34 et 35). »

Nous nous proposons de revenir avant longtemps sur cette question importante de l'assiette et de la répartition de l'impôt; nous aurons alors à examiner et à discuter les théories proposées et les moyens d'applications. Dès à présent, nous devons dire que tout en repoussant la conception de l'impôt-assurance, nous reconnaissons sans peine que l'impôt personnel et proportionnel sur le revenu du capital et du travail, qui serait à nos yeux l'impôt idéal, présente de sérieuses difficultés pratiques, surtout en raison de l'inégale certitude des revenus. Un avantage qui doit frapper dans l'impôt uniforme sur le capital net, c'est qu'il condamne les capitaux à une activité croissante, qu'il ne leur permet pas de dormir, de rester oisifs et improductifs, sous peine d'être entamés, qu'il les pousse et les intéresse à redoubler sans cesse d'efforts pour augmenter leurs revenus, en recherchant, pour les soutenir, les entreprises hardies et les initiatives fécondes.

Le rédacteur-gérant, F, PILLON.

TARIS. IMPRIMERIE DE E. MARTINET, RUE MIGNON,

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