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Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée
Par les mains de Girot la crecelle est tirée.
Ils sortent à l'instant, et, par d'heureux efforts,
Du lugubre instrument font crier les ressorts.
Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale
Monte dans le palais, entre dans la grand❜salle,
Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit,
Fait sortir le démon du tumulte et du bruit.

Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent;
Déja de toutes parts les chanoines s'éveillent :
L'un croit que le tonnerre est tombé sur les toits,
Et que l'église brûle une seconde fois (1);

L'autre, encore agité de vapeurs plus funebres,
Pense être au jeudi saint, croit que l'on dit tenebres,
Et déja tout confus, tenant midi sonné,

En soi-même frémit de n'avoir point dîné.

Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles Louis, la foudre en main, abandonnant Versailles, Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux, Fait dans les champs de Mars déployer ses drapeaux; Au seul bruit répandu de sa marche étonnante, Le Danube s'ément, le Tage s'épouvante, Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer, Et le Batave encore est prêt à se noyer.

Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse:
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse.
Pour les en arracher Girot s'inquiétant

Va crier qu'au chapitre un repas les attend.
Ce mot dans tous les cœurs répand la vigilance :
Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence.
Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
Flatte d'un doux espoir son appétit naissant.
Mais, ô d'un déjeuner vaine et frivole attente!
A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente,

(1) Le toit de la sainte Chapelle fut brûlé en 1618.

Le chantre désolé, lamentant son malheur,
Fait mourir l'appétit et naitre la douleur.
Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable,
Osé encor proposer qu'on apporte la table.
Mais il a beau presser, aucun ne lui répond:
Quand, le premier rompant ce silence profond,
Alain tousse, et se leve; Alain, ce savant homme,
Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme,
Qui possede Abéli, qui sait tout Raconis,
Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.

N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste, Ce coup part, j'en suis sûr, d'une main janséniste. Mes yeux en sont témoins: j'ai vu moi-même hier ume Entrer chez le prélat le chapelain Garnier. Arnauld, cet hérétique ardent à nous détruire, Par ce ministre adroit tente de le séduire : Sans doute il aura lu dans son saint Augustin Qu'autrefois saint Louïs érigea ce lutrin; Il va nous inonder des torrents de sa plume. Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume. Consultons sur ce point quelque auteur signalé; Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé : Etudions enfin, il en est temps encore; Et, pour ce grand projet, tantôt dès que Rallumera le jour dans l'onde enseveli, Que chacun prenne en main le moelleux Abéli (1). Ce conseil imprévu de nouveau les étonne : Sur-tout le gras Evrard d'épouvante en frissonne. Moi, dit-il, qu'à mon âge, écolier tout nouveau, J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau ! O le plaisant conseil! Non, non, songeons à vivre : Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre.

l'aurore

(1) Fameux auteur, qui a fait la Moelle théologique (Medulla theologica).

Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran :
Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an;
Sur quelle vigne à Reims nous avons hypotheque :
Vingt muids rangés chez moi font ma bibliotheque.
En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser :
Mon bras seul sans latin saura le renverser.

Que m'importe qu'Arnauld me condamne ou m'approuve?

J'abats ce qui me nuit par-tout où je le trouve: C'est là mon sentiment. A quoi bon tant d'apprêts? Du reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais.

Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage, Rétablit l'appétit, réchauffe le courage:

Mais le chantre sur-tout en paroît rassuré.
Oui, dit-il, le pupitre a déja trop duré.

Allons sur sa ruine assurer ma vengeance:
Donnons à ce grand œuvre une heure d'abstinence;
Et qu'au retour tantôt un ample déjeûner
Long-temps nous tienne à table, et s'unisse au dîner.
Aussitôt il se leve, et la troupe fidele

Par ces mots attirants şent redoubler son zele.
Ils marchent droit au chœur d'un pas audacieux,
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte`,
Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte,
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;
Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main.
Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,
Et son corps entr'ouvert chancele, éclate, et tombe:
Tel sur les monts glacés des farouches Gelons (1)
Tombe un chêne battu des voisins aquilons;
Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées.
La masse est emportée, et ses ais arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

(1) Peuples de Sarmatie, voisins du Borysthene.

CHANT CINQUIEM E.

L'AURORE cependant, d'un juste effroi troublée,
Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
Et contemple long-temps, avec des yeux confus,
Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus.
Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidele
Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès,
Et sur un bois détruit bâtit mille procès.
L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage,
Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge;
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
Vient étaler au jour les crimes de la nuit.

Au récit imprévu de l'horrible insolence,
Le prélat hors du lit impétueux s'élance.
Vainement d'un breuvage à deux mains apporté
Gilotin avant tout le veut voir humecté :

Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête;
L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,
Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux:
Tel Hercule filant rompoit tous les fuseaux.
Il sort demi-paré. Mais déja sur sa porte
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur,
Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur.
Mais le vieillard condamne un projet inutile.
Nos destins, sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
Son antre n'est pas loin; allons la consulter,
Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.

Il dit à ce conseil, où la raison domine,
Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine,

Et bientôt, dans le temple, entend, non sans frémir,
De l'antre redouté les soupiraux gémir.

Entre ces vieux appuis dont l'affrèuse grand'salle
Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale,
Est un pilier fameux (1), des plaideurs respecté,
Et toujours de Normands à midi fréquenté.
Là, sur des tas poudreux de saes et de pratique,
Hurle tous les matins une Sibylle étique :
On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux
Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux.
La Disette au teint blême, et la triste Famine,
Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine,
Enfants infortunés de ses raffinements,
Troublent l'air d'alentour de longs gémissements.
Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
Pour consumer autrui, le monstre se consume;
Et, dévorant maisons, palais, châteaux entiers.
Rend pour des monceaux d'or de vains tas de papiers.
Sous le coupable effort de sa noire insolence,
Thémis a vu cent fois chanceler sa balance.
Incessamment il va de détour en détour:

Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :
Tantôt, les yeux en feu, c'est un lion superbe ;
Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l'herbe.
En vain, pour le domter, le plus juste des rois
Fit régler le chaos des ténébreuses lois :

Ses griffes, vainement par Pussort (2) accourcies,
Se ralongent déja, toujours d'encre noircies;
Et ses ruses, perçant et digues et remparts,
Par cent breches déja rentrent de toutes parts.

Le vieillard humblement l'aborde et le salue;
Et faisant, avant tout, briller l'or à sa vue:
Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir

(1) Le pilier des consultations.

(2) M. Pussort, conseiller d'état, est celui qui a le și contribué à faire le code.

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