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PREMIÈRE PARTIE.

L'HOMME, dès qu'il sut réfléchir, s'étonna de lui-même, et sentit le besoin de se connaître. Les premiers sages furent ceux qui s'occupèrent de cette importante étude. Ils voulurent d'abord pénétrer trop avant; de là tous les rêves de l'antiquité, quand elle espéra lever le voile mystérieux qui cache l'origine et les destinées de l'homme. Ses efforts furent plus heureux dans des recherches moins ambitieuses. Socrate, dit-on, ramena le premier la philosophie sur la terre. Il en fit une science usuelle qui s'appliquait à nos besoins et à nos faiblesses; science d'observation et de raisonnement qui nous prenait tels que nous sommes, pour nous rendre tels que nous devons ètre, et nous étudiait pour nous corriger. Considérée sous ce point de vue, la morale ne peut se trouver que chez les peuples civilisés; elle suppose des esprits développés par l'exercice de la. réflexion, et des caractères mis en jeu par les

rapports de la vie sociale. Aussi la voyons-nous passer de la Grèce dans Rome, lorsque Rome victorieuse fut devenue savante et polie. Mais, depuis la chute de l'empire romain, cette science, il faut l'avouer, resta long-temps ignorée des peuples de l'Europe. Le pédantisme et la superstition ne sont guère favorables à l'étude réfléchie que l'esprit humain fait sur lui-même; et la scholastique est bien loin de la morale.

En Italie même, où le génie des arts fut si précoce, la saine raison tarda long-temps à paraître; et, pour la trouver en France, il faudrait aller jusqu'aux belles années de Louis-le-Grand, si Montaigne n'avait paru dès le seizième siècle.

Né d'un père qui admirait la science, sans la juger, sans s'y connaître, et voulait donner à son fils un bien dont il était privé lui-même, il eut, dès le berceau, un précepteur à côté de sa nourrice, et apprit, pour ainsi dire, à bégayer dans la langue latine. Cette première facilité détermina son goût pour la lecture, et le jeta naturellement dans l'étude de l'antiquité, qui présentait à son esprit, avide de savoir, des plaisirs toujours nouveaux, sans le fatiguer par les efforts qu'exige l'intelligence d'un idiome étranger.

Poètes, orateurs, historiens, philosophes, il dévore tout avec une égale ardeur. Il va de Rome dans la Grèce, qu'il ne connut jamais aussi bien,

parce qu'il ne la connut pas dès l'enfance; mais il trouve dans Amyot un interprète agréable, un guide auquel il aime à se confier. Une imagination vive et curieuse lui fait parcourir mille objets; une disposition particulière de son esprit lui fait observer tout ce qui se rapporte à l'homme, ses lois, ses mœurs, ses coutumes, et l'intéresse non seulement à l'histoire générale, mais, pour ainsi dire, aux anecdotes de l'espèce humaine. Enfin, parvenu à l'âge mûr, il s'amuse à se rappeler tout ce qu'il a vu, senti, pensé, découvert en soi-même ou dans les autres. Il jette ses idées dans l'ordre, ou plutôt dans le désordre où elles se présentent, tantôt s'élevant aux plus sublimes spéculations de l'ancienne philosophie, tantôt descendant aux plus simples détails de la vie commune, parlant de tout, se mêlant toujours lui-même à ses discours, et faisant de cette espèce d'égoïsme, si insupportable dans les livres ordinaires, le plus grand charme du sien.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs, et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même, lui fournissent à tout moment des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire

ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsque enfin il vient à décider ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien. Une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter; et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme. Peut-être aussi cette manière de composer convenait mieux au caractère de Montaigne, ennemi d'un long travail et d'une application soutenue. Il parle beaucoup de morale, de politique, de littérature; il agite, à la fois, mille questions; mais il ne propose jamais un système. Sa réserve tient à sa paresse autant qu'à son jugement. Il lui en coûterait de poser des principes, de tirer des conséquences, et d'établir, à force de raisonnements, la vérité, ou ce que l'on prend pour elle. Cette entreprise lui paraîtrait trop laborieuse, et la justesse de son esprit l'avertit que souvent elle ne serait pas moins inutile que téméraire. Il aime mieux se borner à ce qu'il voit au moment où il parle, et semble vouloir n'affirmer qu'une chose à la fois. Ce n'est pas le moyen de faire secte; aussi, jamais philosophe n'en fut plus éloigné que Montaigne. Il dit trop naïvement et le pour et le contre. Au moment où vous croyez tenir sa pensée, vous êtes

déconcerté par un changement soudain, qu'au reste il ne prévoyait pas lui-même plus que vous. Une pareille incertitude, qui prouve plus de franchise que de faiblesse, n'aurait pas dû, ce semble, exciter la sévère indignation de Pascal. Cet inexorable moraliste, si grand par son génie encore au-dessus de ses ouvrages, ne craint pas d'affirmer que Montaigne met toutes choses dans un doute si universel et si général, que, l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule sur ellemême dans un cercle perpétuel et sans repos.

Pascal n'abuse-t-il pas ici de la puissance de son imagination, pour imposer à notre faiblesse par l'énergie de la parole? Quel est ce fantôme d'incrédulité qu'il prend plaisir à élever lui-même, pour l'écraser aisément sous le poids de son invincible éloquence? Où peut-il donc trouver dans les aveux d'un philosophe si ingénieux et si modeste cet incorrigible pyrrhonien, poursuivi par le doute jusque dans son doute même, et changeant de folie, sans pouvoir en guérir? Montaigne n'a jamais douté ni de Dieu ni de la vertu. L'apologie de Raymond de Sébonde renferme la plus éloquente profession de foi sur l'existence de la divinité; et les orateurs sacrés n'ont jamais peint avec plus de force les tourments du vice, et la joie de la bonne conscience. Du reste, Montaigne trouve dans la nature de l'homme de terribles

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