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non pas de nous, mais de la fortune; est tué, sans étre vaincu?

Et cette phrase, aurait-elle paru faible à Démosthène? Il y a des pertes triomphantes à l'envi des victoires; et ces quatre Victoires sœurs, de Salamine, de Platée, de Mycale, de Sicile, n'osèrent opposer toute leur gloire ensemble à la gloire de la déconfiture du roi Léonidas et des siens au pas des Thermopyles.

Quelquefois chez Montaigne cette grandeur est portée trop loin, et se rapproche un peu de la grandeur souvent outrée de Sénèque et de Lucain. Il aimait ces deux auteurs. Il ne haïssait pas les images hardies jusqu'à l'exagération, les expressions éblouissantes, les coups de pinceau plus énergiques que réguliers. On doit le pardonner à l'extrême vivacité de son imagination. Malgré ce penchant naturel, dans ses jugements littéraires, il donne toujours la préférence aux auteurs de l'antiquité qui ont réuni la pureté du goût à l'éclat du talent: Virgile est pour lui le premier des poètes; et si la philosophie de Cicéron lui paraît trop chargée de longueries d'apprêts, il trouve son éloquence incomparable. Quand il emprunte quelque idée brillante à Lucain ou à Sénèque, jamais il ne l'affaiblit; mais il sait presque toujours la rendre plus naturelle. Le bon sens tempérait en lui l'imagination, et retenait sa pensée dans de

justes bornes, lors même que ses paroles trop vives et trop impétueuses s'élançaient avec une sorte d'irrégularité.

Ce bon sens qui dirige tous ses raisonnements, qui se fait remarquer au milieu de ses saillies, et ne l'abandonne pas même dans ses caprices et dans ses écarts, devait lui présenter en foule ces pensées heureuses et précises que l'on aime à retenir parce qu'elles trouvent sans cesse leur application, et que l'on peut appeler les proverbes des sages. Dans ce genre, j'oserai dire qu'il a donné les plus heureux modèles d'un style dont La Rochefoucauld passe ordinairement pour le premier inventeur. Nulle part vous ne trouverez un plus grand nombre de sentences d'une brièveté énergique, où les mots suffisent à peine à l'idée qui se montre d'elle-même. Je n'essaierai pas de multiplier les exemples. On y verrait avec étonnement cette diction si riche en termes pittoresques, si chargée de circonlocutions ingénieuses, d'expressions redoublées, d'épithètes accumulées, si féconde en développements oratoires et poétiques, se resserrer tout à coup dans les bornes du plus rigoureux laconisme, et ne plus employer les paroles que pour le besoin de l'intelligence. Cet art d'être court, sans ôter rien à la justesse et à la clarté, semble une des perfections du langage humain c'est au moins un des avantages que les

langues obtiennent avec le plus de peine et le plus tard,après avoir été long-temps travaillées en tous d'habiles écrivains.

sens par

Il est encore un autre mérite qui semblerait au premier coup-d'œil tenir à l'écrivain beaucoup plus qu'à l'idiome, et qui cependant ne se montre guère que dans les langues épurées et polies, dont il devient en quelque sorte le dernier raffinement; c'est l'esprit. Quel sens faut-il attacher à ce mot, ou plutôt en combien de sens divers est-il permis de l'entendre? Qu'est-ce que l'esprit? Voltaire luimême, après en avoir prodigué les exemples, désespère de le définir et d'en indiquer toutes les formes. Toutefois, il est permis d'avancer que l'esprit, quel qu'il soit, se réduisant presque toujours à une manière de parler délicate, fine, détournée, se produit avec plus d'avantage à mesure que les ressources d'une langue sont plus variées et mieux connues. Au commencement du siècle de Louis XIV, quelques hommes écrivaient avec génie; le reste ne couvrait le manque de génie par

aucun agrément; et la sentence de Boileau se trouvait de la plus rigoureuse exactitude :

Il n'est pas de degré du médiocre au pire,

Dans le siècle suivant, la littérature se rendit pl. s accessible: il fut permis d'être médiocre, sans être méprisable; et la faiblesse ornée avec art put mé

riter quelque estime. Ceux qui ne pouvaient atteindre aux grandes beautés composèrent ingénieusement de petites choses. Ceux qui ne trouvaient point de pensées neuves cherchèrent des expressions heureuses. A défaut de vastes conceptions, il fallut perfectionner les détails. On mit de l'esprit dans le style: les écrivains du second ordre en firent leur principal ornement; et les grands écrivains n'en dédaignèrent pas l'usage. Champfort ne brille que par l'esprit qu'il montre dans son style; Montesquieu en laisse beaucoup apercevoir dans le sien.

Mais ce mérite, qui, bien éloigné d'être le premier de tous, exige du moins beaucoup d'art et d'étude, il est assez extraordinaire de le trouver au plus haut degré dans Montaigne, placé à une époque presque barbare, et maniant une langue dépourvue de grace et de souplesse.

Comment cet écrivain si naturel et si négligé connaît-il déjà tout le jeu des paroles, ces nuances fines et subtiles, ces rapprochements délicats, ces oppositions piquantes, ces artifices de l'art d'écrire, et, pour ainsi dire, ces ruses de style, auxquelles on a recours lorsque le siècle de l'invention est passé? En les employant quelquefois avec la délicatesse de Fontenelle, ou la malice de Duclos, il ne perd jamais la naïveté qui forme le trait le plus marqué de son caractère et de son talent;

et, par un mélange difficile à concevoir, mais trèsréel, on trouve souvent en lui la simplicité de l'antique bonne foi et la finesse de l'esprit moderne. Pour expliquer ce problême d'un auteur qui réunit dans sa manière d'écrire celles de plusieurs siècles, il suffit de se souvenir qu'il avait devant les yeux les divers âges de la littérature latine, et les étudiait indifféremment : il a dû nous deviner plus d'une fois, en imitant Pline le jeune. Des phrases vives et coupées, des bons mots, des traits, des épigrammes, convenaient d'ailleurs très-bien dans un style décousu, qui, comme le dit l'auteur lui-même, ne va que par sauts et par gambades. Le désordre est souvent pénible: il faut du moins qu'il ait quelque chose d'amusant. Montaigne abuse beaucoup de son lecteur. Ces chapitres qui parlent de tout, excepté de ce que promettait le titre, ces digressions qui s'embarrassent l'une dans l'autre, ces longues parenthèses qui donnent le temps d'oublier l'idée principale, ces exemples qui viennent à la suite des raisonnements et ne s'y rapportent pas, ces idées qui n'ont d'autre liaison que le voisinage des mots, enfin cette manie continuelle de dérouter l'attention du lecteur, pourrait fatiguer; et l'on serait quelquefois tenté de ne plus suivre un écrivain qui ne veut jamais avoir de marche assurée un trait inattendu nous ramène, un mot plaisant nous

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