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considéré comme philosophe et comme moraliste: jamais d'exagération, jamais de système orgueilleusement chimérique: quelquefois des idées incertaines, parce qu'il y a beaucoup d'incertitude dans l'esprit humain; toujours une candeur et une bonne foi qui feraient pardonner l'erreur même.

Quand je me représente ces divers caractères, trop faiblement crayonnés dans un éloge imparfait, et que j'essaie d'embrasser d'une seule vue ce talent si varié, si naturel, cette imagination si vraie et si vive, je suis frappé de plusieurs ressemblances sensibles que j'aperçois entre Montaigne et l'un de nos plus célèbres écrivains, le seul que l'on ne puisse comparer à personne. Je ne sais si je m'abuse je crains qu'un parallèle ne semble toujours un lieu commun, et qu'un rapprochement de Voltaire et de Montaigne ne soit au moins un paradoxe. Mais, en écartant les plus brillantes productions de Voltaire, en ne choisissant qu'une seule partie de så gloire, ses Mélanges de métaphysique et de morale, ne découvre-t-on pas en effet plusieurs rapports remarquables entre deux hommes si différents? Des deux côtés, je vois une vaste lecture, une immense variété de souvenirs, et cette même mobilité d'imagination qui passe rapidement sur chaque objet, dans l'impatience de les parcourir tous à la fois. Des deux côtés, je suis étonné de tout le chemin que je fais en

quelques instants, et du grand nombre d'idées que je trouve en quelques pages. Tous deux se montrent doués d'une raison supérieure. Montaigne, aussi vif, et cependant plus verbeux, plus diffus; c'est le tort de son siècle : Voltaire, quelquefois moins profond, a toujours plus de justesse et de netteté; c'est le mérite du sien. Tous deux ont connu les faiblesses et les inconséquences de l'homme; tous deux rient de l'espèce humaine le rire de Voltaire est plus amer; ses railleries plus cruelles. Tous deux cependant respirent l'amour de l'humanité. Celui de Voltaire est plus ardent, plus courageux, plus infatigable. On connaît assez la haine de l'un et de l'autre pour le charlatanisme et l'hypocrisie. Montaigne a mieux su s'arrêter. Voltaire confond trop souvent les objets les plus saints de la vénération publique avec de vaines superstitions que l'on doit détruire par le ridicule. Tous deux ont pensé hardiment, et ont exprimé franchement leurs pensées. La franchise de Voltaire est plus maligne, et celle de Montaigne plus naïve; mais tous deux ont oublié trop souvent la décence dans les idées et même dans l'expression; et nous devons leur en faire un reproche: car le plus grand tort du génie, c'est de faire rougir la pudeur, et d'offenser la vertu.

SECONDE PARTIE.

Si Montaigne n'avait que le mérite assez rare de dire souvent la vérité, il aurait, on peut le croire, comme Charron son imitateur, obtenu plus d'estime que de succès, et plus d'éloges que de lecteurs. Ceux même qui se piquent d'aimer avant tout la raison veulent encore qu'elle soit assez ornée pour être agréable; et l'on ne cherche pas l'instruction dans un livre où l'on craint de trouver l'ennui. Montaigne plaît, amuse, intéresse par la naïveté, l'énergie, la richesse de son style et les vives images dont il colore sa pensée. Ce charme se fait sentir aux hommes qui n'ont jamais réfléchi sur les secrets de l'art d'écrire; mais il mérite d'être particulièrement analysé par tous ceux qui font leur étude de cet art si difficile, même pour le génie.

Je sais que l'on pourrait attribuer une partie du plaisir que donne le style de Montaigne à l'ancienneté de son langage. L'élégant Fénélon lui

même regrettait quelquefois l'idiome de nos pères. Il y trouvait je ne sais quoi de court, de naïf, de hardi, de vif et de passionné. On doit avouer en effet que les priviléges, ou plutôt les licences du vieux français, le retranchement des articles, l'usage des inversions, la hardiesse habituelle des tours, le grand nombre d'expressions proverbiales que les livres empruntaient à la conversation, l'abondance des termes et la facilité de les employer tous sans blesser la bienséance, tant d'autres libertés que nous avons remplacées par des entraves, favorisaient l'écrivain, et donnaient au style un air d'aisance et d'enjouement qui charme dans les sujets badins, et pourrait offrir un amusant contraste dans les sujets sérieux. Cependant la langue française n'avait encore réussi que dans les joyeusetés folátres. Ronsard égarait son talent par une imitation maladroite des langues anciennes; et Amyot n'avait pu rendre que par une heureuse naïveté la précision énergique et l'élégance audacieuse de Plutarque. Il nous est donc permis de dire avec Voltaire : ce n'est pas le langage de Montaigne, c'est son imagination qu'il faut regretter. Je ne dissimulerai pas cependant que ces expressions d'un autre siècle, ces formes antiques, et, pour ainsi dire, ce premier débrouillement d'une langue, aujourd'hui perfectionnée peut-être jusqu'au point d'être affaiblie, présen

tent un intérêt de curiosité qui peut inviter à la lecture. Mais l'emploi si naturel, les alliances si hardies, les effets si pittoresques de ces termes surannés; ces coupes savantes, ces mots pleins d'idées, ces phrases où, par la force du sens, l'auteur a trouvé l'expression qui ne peut vieillir et deviné la langue de nos jours, voilà ce que l'on admire dans Montaigne, voilà ce qu'il n'a pas reçu de son idiome encore rude et grossier, mais ce qu'il lui a donné par son génie.

L'imagination est la qualité dominante du style de Montaigne. Cet homme n'a point de supérieur dans l'art de peindre par la parole. Ce qu'il pense, il le voit; et par la vivacité de ses expressions, il le fait briller à tous les yeux. Telle est la prompte sensibilité de ses organes, et l'activité de son ame. Il rendait les impressions aussi fortement qu'il les recevait.

Le philosophe Malebranche, tout ennemi qu'il était de l'imagination, admire celle de Montaigne, et l'admire trop peut-être; il veut qu'elle fasse seule le mérite des Essais, et qu'elle y domine, au préjudice de la raison. Nous n'accepterons pas un pareil éloge. Montaigne se sert de l'imagination pour produire au dehors ses sentiments tels qu'ils sont empreints dans son ame. Sa chaleur vient de sa conviction; et ses paroles animées sont nécessaires pour conserver toute sa pensée,

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