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d'esprit, on trouve, dit Pascal, qu'il y a plus d'hommes originaux. N'est-il pas également vrai de dire qu'avec plus d'esprit encore on découvrirait l'homme original, dont tous les hommes ne sont que des nuances et des variétés qui le reproduisent avec diverses altérations, mais ne le dénaturent jamais! Voilà ce que Montaigne a voulu trouver, et ce qu'il ne pouvait chercher qu'en luimême. C'est ainsi qu'il nous jugeait en s'appréciant, et qu'il faisait notre histoire en nous racontant la sienne. Mais en même temps qu'il étudie dans lui-même le caractère de l'homme, il étudie dans tous les hommes les modifications sans nombre dont ce caractère est susceptible. De là tant de récits sur tous les peuples du monde, sur leurs religions, leurs lois, leurs usages, leurs préjugés; de là cette immense collection d'anecdotes antiques et modernes sur tous sujets et en tous genres; entreprises hardies, sages conseils, exemples de vices ou de vertus, fautes, erreurs, faiblesses, pensées ou paroles remarquables. De là cette foule sans nombre de figures différentes qui passent tour à tour devant nos yeux, depuis les philosophes d'Athènes jusqu'aux sauvages du Canada. Placé au milieu de ce tableau mouvant, Montaigne voit et entend tous les personnages, les confrontant avec lui-même, et se persuadant de plus en plus que la coutume décide presque de

tout; qu'il n'y a du reste qu'un petit nombre de choses assurées qu'il faut croire, quelques choses probables qu'il faut discuter, beaucoup de choses convenues qu'il faut respecter pour le bien général.

Mais si le scepticisme de Montaigne, plus modéré que celui de tant d'autres philosophes, ne touche jamais aux principes conservateurs de l'ordre social, sa raison en a d'autant plus de force pour attaquer les préjugés ridicules ou funestes dont ses contemporains étaient infatués; et d'abord n'oublions pas que le siècle de Montaigne était encore le temps de l'astrologie, des sorciers, des faux miracles, et de ces guerres de religion, les plus cruelles de toutes; n'oublions pas que les hommes les plus respectables partageaient les erreurs et la crédulité du vulgaire; et qu'enfin, écrivant plusieurs années après l'auteur des Essais, le judicieux de Thou rapportait, et croyait peut-être, toutes les absurdités merveilleuses qui font rire de pitié dans un siècle éclairé. Combien aimeronsnous alors que Montaigne sache trouver la cause de tant d'erreurs dans notre curiosité et dans notre vanité! S'agit-il d'un fait incroyable? Nous disons*: Comment est-ce que cela se fait ? Et nous découvrons une raison; mais se fait-il? eút été mieux dit. Une fois persuadés, nous croyons

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pas

que *c'est ouvrage de charité de persuader les autres, et, pour ce faire, chacun ne craint d'ajouter de son invention autant qu'il en voit étre nécessaire à son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu'il pense étre en la conception d'autruy. Et c'est ainsi que les sottises s'accréditent et se perpétuent. Il est des sottises qui ne sont que ridicules; il en est d'affreuses. Montaigne se moque des unes, et combat les autres avec les armes de la raison et de l'humanité. Il plaint ces malheureuses victimes de la superstition de leurs juges et de la leur, qui s'attribuaient un pouvoir sacrilége sur toute la nature, et ne pouvaient échapper aux flammes du bûcher.

On a beaucoup parié des paradoxes de Montaigne. Quelques-uns surtout ont reçu de la plume d'un écrivain éloquent une célébrité nouvelle, qui nous oblige d'en rendre à leur véritable auteur ou la gloire ou le blâme. Personne n'ignore que, dans la fameuse question proposée par l'Académie de Dijon, le philosophe génevois, en se déclarant avec une sorte d'animosité le détracteur des sciences et des arts, en affectant de les accuser en son nom, ne fait cependant que répéter les reproches que l'auteur des Essais avait allégués deux siècles avant lui. J'ajouterai qu'en les répé

* Montaigne.

tant il les exagère, et que, voulant faire un système de ce qui n'est chez son modèle qu'une opinion hasardée par caprice, comme tant d'autres, il s'éloigne beaucoup plus de la vérité, et tombe dans une plus choquante erreur. Il est permis d'être sévère avec Rousseau : la plus rigoureuse censure n'atteindra jamais jusqu'à sa gloire; ses admirateurs même peuvent lui reprocher, en général, d'outrer les idées qu'il emprunte. Si Montaigne nous dit, avec autant de vérité que de bonhomie, Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon, elle qui nous menait si heureusement et si sûrement, Rousseau ne craint pas de nous redire: Tout est bien, sortant des mains de l'auteur des choses; tout dégénère entre les mains de l'homme. C'est ainsi l'Émile peut souvent paraître une exagération des idées de Montaigne, sur l'éducation de l'enfance et l'art de former les hommes.

que

Ce n'est pas que, sur plusieurs points de cet intéressant sujet, Rousseau ne mérite notre reconnaissance, pour avoir renouvelé, avec toutes les séductions de son talent, des vérités utiles et trop négligées. La nécessité de diriger avec soin les premières années de l'enfance, de prendre ses inclinations dès le berceau, et de les conduire, ou plutôt de les laisser aller au bien, sans gêne et sans effort; la grande importance de l'éducation phy

sique, les exercices du corps tournant au profit de l'ame, l'art de former la raison en l'accoutumant à se faire des idées plutôt que d'en recevoir, l'inutilité des études qui n'occupent que la mémoire, le secret de faire trouver les choses au lieu de les montrer, tant d'autres idées qui n'en sont pas moins vraies pour être peu suivies, ont heureusement passé des écrits de Montaigne dans l'ouvrage de Rousseau.

Montaigne haïssait le pédantisme : mais il aimait la science, quoiqu'il en ait médit quelquefois. Il convient que c'est un grand ornement et un outil de merveilleux service. Cependant ce qu'il exige avant tout dans un gouverneur, c'est le jugement. Je veux, dit-il, qu'il ait plutôt la téte bien faite que bien pleine. Quand le gouverneur aura formé le jugement de son élève, il peut lui permettre l'étude de toutes les sciences. Notre ame s'élargit, d'autant plus qu'elle se remplit. Ce langage n'est pas celui d'un ennemi des lettres. Et comment Montaigne aurait-il pu se défendre de les aimer! Elles firent l'occupation et le charme de sa vie; elles élevèrent sa raison au-dessus de celle de ses contemporains, qui les étudiaient aussi, mais qui ne savaient pas s'en servir. Elles firent de lui un sage; et, ce qu'il estimait peut-être bien plus, elles en firent un homme heureux.

Telle est l'idée que je me forme de Montaigne,

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