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depuis environ trente ans, je ne sçay comment on pourroit recognoistre ce que chacune porteret selon son estat, ou autrement. CELT. Je ne doute pas qu'il n'y eust grande difficulté en cela. Mais vous plaist-il que j'adjouste une exception que met cest historien, apres qu'il dict, Chacune selon son estat? PHIL. Pourquoy ne me plairet-il? CELT. Ce n'est pas une exception telle que vous penseriez, touchant quelcune qui se seroit habillee plus richement que son estat ne portoit : mais au contraire d'une qui se seroit contentee de beaucoup moins en cest endroit, que ce qu'elle pouvoit faire. Et est expressément rendue la raison pourquoy elle le faisoit. en quoy il y a un grand los pour elle, lequel merite d'estre en memoire perpetuelle : et pareillement il y a une tresbonne leçon pour celles d'entre les dames de la cour, qui s'estudient à la conservation de leur honneur, et notamment de leur pudicité. PHIL. Mon Dieu, que j'ay grand envie d'ouir ceste histoire. CELT. Il dit, Exceptee Ælis1, la comtesse de Saleberi, qui y vint le plus simplement atournee qu'elle peut. Et puis il rend ceste raison, Pourtant qu'elle ne vouloit mie que le roy s'abandonnast à trop la regarder. car elle n'avoit pensee ni voulonté d'obeir à luy en nul vilain cas, qui pust tourner au deshonneur d'elle et de

Elis. Froissard reproduisant une erreur de Jean Le Bel, Chron., II, 5, donne à la comtesse de Salisbury le nom d'Alice; elle s'appelait Catherine et était fille de Guillaume de Grandisson.

son mari. Et ce qui est bien à noter, c'est que expressement pour avoir moyen de voir ceste dame il faisoit ceste grand' feste de jouste, ainsi que cest historien l'appelle. PHIL. Avet-il racomté auparavant l'amourachement du roi ? CEL. Ouy : environ douze pages auparavant : où il faut noter tout le contraire de ce qu'il dit en l'autre passage. Car là nous lisons qu'elle se trouva avec les autres dames pour comparoir devant le roy, le plus simplement atournee qu'elle peut et la premiere fois qu'elle se presenta à luy, sortant de son chasteau, pour le recevoir, il est dict qu'elle estoit tant richement vestue que chacun s'en esmerveilloit. PHIL. C'est bien tout le contraire, comme vous dites. CEL. Mais toutesfois vous trouverez qu'elle avoit raison lors de s'habiller le plus richement qu'il luy estoit possible, et encore plus de raison puis apres de faire le contraire : et qu'elle se gouvernoit en ceci par une grande prudence, de laquelle peuvent et doivent faire leur prouffit les dames de la cour, qui (comme j'ay dit parci devant) s'estudient à la conservation de leur pudicité. Car lors qu'elle se presenta au roy en un si riche atour, elle ne sçavoit pas ce qu'elle sceut depuis: tellement qu'ainsi comme alors on pouvoit dire qu'elle faisoit cela pour le mieux, aussi quand elle fit le contraire, c'estoit pour le mieux. PHIL. Mais qu'est-ce qu'elle ne sçavet pas, qu'elle sceut depuis ? CELT. Elle ne sçavoit pas à quel roy elle avoit à faire. PHIL. Comment? avet elle à faire au

roy? CEL. Vous savez bien que je veux dire: n'y allez point à la malice pour ceste heure. Je di qu'elle ne sçavoit pas de quel naturel estoit le roy, lequel pour lors elle avoit à recevoir et qu'ainsi soit, elle ne se contenta de le mener en autres lieux de son chasteau, luy la tenant tousjours par la main, mais le mena aussi en sa chambre. puis l'ayant laissé un bien peu de temps, (pour aller caresser les seigneurs qui estoyent venus avec luy, et pour commander à ses gens de haster le disner) elle vint le trouver avec une chere fort joyeuse et voyant qu'au contraire il pensoit et musoit souvent, luy dit, Cher sire, pourquoy pensez-vous si fort? tant penser n'appartient pas bien à vous, vostre grace sauve ainçois deussiez vous mener feste et joye, quand vous avez enchassé vos ennemis, qui ne vous ont osé attendre: et deussiez laisser aux autres penser du demourant. PHIL. Quelle response luy fit le roy? CELT. Haa, chere dame, sçachez que depuisque j'entray ceans, il m'est un songe advenu, duquel je ne me prenois garde. si m'y convient penser, et si ne sçay qu'advenir il m'en pourra. mais je ne sçay comment j'en pourray mon cœur oster.

PHIL. Vela une merveilleuse fiction. car quelle apparence y-avoit-il de parler d'un songe qui luy estet advenu depuis que il estet entré en ce chasteau, veu que depuis il n'avet point dormi? CEL. Il est bien certain que depuis il n'avet point dormi, comme aussi le temps n'en avoit pas

esté. Et combien qu'il y ait en Froissard, Depuis que j'entray ceans, si est-ce qu'il faut entendre non du jour precedent (car il estoit entré ce jour mesme, et n'y pouvoit pas avoir plus de deux ou trois heures) mais comme s'il eust dict, Depuis que je suis entré ceans. Mais ici il faut considerer que c'est d'un homme surpris d'amour, et surpris aussi quant à faire response à une interrogation : d'autant que loisir ne luy estoit donné de penser à ce qu'il devoit respondre. Or qu'il fut surpris d'amour, Froissard l'avoit desja dict. Car apres avoir usé de ces mots, Chacun la regardoit à merveilles, et le roy mesme ne se pouvoit tenir de la regarder : et bien luy estoit advis qu'oncques n'avoit veu si noble, si frisque, ne si belle dame : il adjouste incontinent apres, Si le ferit tantost une estincelle de fine amour au cœur, qui luy dura par longtemps. Car il luy sembloit qu'au monde n'y avoit dame qui tant fust à aimer comme elle. PHI. Et que respondit-elle au roy quant à ce songe? CELT. Voyci qu'elle respondit de mot à mot (au moins selon le recit de Froissard) Haa, cher sire, vous deussiez toujours faire bonne chere, pour vos gens mieux conforter : et laisser le penser et le muser. Dieu si vous a tant aidé jusques à ores en toutes vos besongnes, et donné si grand'grace que vous estes le plus douté et honoré prince des Chrestiens, et se le roy d'Escoce vous a faict despit et dommage, vous le pourrez bien amender, quand vous voudrez ainsi qu'autresfois l'avez faict. Si laissez le

muser, et venez en la sale (s'il vous plaist) delez vos chevaliers. car il sera tantost prest à disner. Mais le roy en la fin declara qu'il vouloit dire par ce qu'il avoit mis en avant touchant un songe. Car voyci qu'il repliqua, Haa chere dame, autre chose me touche et gist au cœur que vous ne pensez. Car certainement le doux maintien, le parfaict sens, la grace, la grand' noblesse, et la beauté que j'ay trouvee en vous, m'ont si fort surpris qu'il convient que je soye de vous aimé. car nul esconduit ne m'en pourroit oster. PHIL. Maintenant parlet il ouvertement, et non point par allegorie de songe. CELT. Mais la dame luy fit une contreresponce, en laquelle elle luy parla aussi bien ouvertement et roidement, et en grande hardiesse. Car voyci qu'elle luy dit, Haa, cher sire, ne me vueillez mie moquer, ne tenter. je ne pourroye cuider que ce fust à certes ce que vous dites, ne que si noble et gentil prince, comme vous estes, eust pensé à deshonnorer moy et mon mary, qui est si vaillant chevalier, et qui tant vous a servi: et encore gist pour vous en prison. Certes, sire, vous seriez de tel cas peu prisé, et n'en seriez de rien meilleur. Et certes onques telle pensee ne me vinst au cœur, ne ja (se Dieu plaist) ne sera, pour homme qui soit né et (se je le faisoye) vous me devriez blasmer mais mon corps punir, justicier, et demembrer. Vous avez ouy la response, ou plustost contre-response, (comme je l'appelois maintenant) qui fut faicte à ce roy par ceste

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