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recit que vous m'en faisiez naguere. PHIL. Je vous confesse qu'ils sont meschans en cramoisi, comme on parle aujourdhuy. Mais souventesfois ceux qui sont tels, sont estimez gens de service et principalement ceux qui ont ceste qualité qui a esté mise la derniere sur les rengs, avant que Lucain rompist nostre propos. CELT. Qu'appelez-vous gens de service? PHIL. Qui peuvent passer par tout, d'autant que leur conscience aussi passe par tout. CELT. Comment entendez-vous cela? PHIL. C'est qu'ils s'accommodent tellement qu'en un besoin ils feront en sorte qu'on les prendra plustost pour des Turcs que pour des Chrestiens. CELT. Voyla une horriblement estrange accommodation. Les deux Lacedemoniens, Sperthias et Bulis, envoyez vers le roy Xerxes, n'estoyent pas gens de service veu qu'ils ne pouvoyent s'accommoder seulement à faire la reverence à ce roy telle que les siens la luy faisoyent: pource qu'elle tenoit de l'adoration. Et cela ne leur venoit que d'une grande generosité. PHIL. Au contraire aussi on ne cerche rien moins pour gens de service que ceux qui ont le cueur genereux. car telles gens ne s'accommodent pas aisément à tout faire : comme ces gens de service s'accommoderont (si on veut) non seulement à adorer un roy (encore que l'adoration ne soit deuë qu'à Dieu) mais aussi à adorer le diable, voire à luy faire

• Sperthias et Bulis. Voy. Hérodote, VII, 134.

hommage, en le baisant au derriere, avec les renoncemens solennels, dont usent les sorciers. CELT. Vous me faites trembler: mais s'il advient qu'estant à la cour je me trouve aupres de quelcun de ces gens de service, ce sera bien pour trembler d'autre sorte. Mais dite-moy un peu ces gens de service et leurs compagnons, c'est à dire ceux qui sont du bois duquel sont faicts les gens de service, comment font-ils quand il est question de mourir? de quelle accommodation usent-ils? PHIL. A ce que j'ay pu voir en quelques-uns, encore que leur conscience ait accoustumé de passer par tout, si estce que venant à ce passage, elle se trouve fort empeschee, et les tourmente fort: comme ils monstrent par les soupirs mesmement, et les horribles cris qu'ils jettent. Et pour vous parler privément et familierement, j'ay quelquesfois douté s'ils avoyent point un diable dedans le corps, qui voulant sortir alors pour aller cercher un autre logis, les tourmentast ainsi, et fist qu'ils se demenassent et tempestassent en telle sorte. Car vous avez leu au Nouveau Testament1 qu'aucuns des diables ou esprits immondes que nostre seigneur Jesus Christ jettet hors les corps

1 Au Nouveau Testament. Voy. Marc, I, 24-25; Luc, IV, 41. « Marc est par excellence l'évangéliste des miracles et des exorcismes. Il semble que le disciple qui a fourni les renseignements fondamentaux de cet évangile importunait Jésus de son admiration pour les prodiges et que le maître, ennuyé d'une réputation qui lui pesait, lui ait souvent dit N'en parle point. » Renan, Vie de Jésus, XVI.

de quelques personnes, alors qu'ils estoyent prests à sortir, faisoyent beaucoup plus de mal à icelles. CELT. Ce que vous dites, que telles gens eussent un diable dedans le corps, ne seroit pas incroyable et si ainsi estoit, ce qu'on dit ordinairement par une maniere de parler, se trouveroit vray. Car vous sçavez que on dit d'un tel homme que ceux dont nous parlons maintenant, Il a le diable au corps1, ou Il a le diable au ventre. Quoy qu'il en soit, je ne m'esbahi pas maintenant si telles gens usent de paroles tant profanes, voire profanent celles qui autrement sont bonnes. Et croy qu'ils ne doyvent avoir horreur de rien, puis qu'ils en viennent jusque-là de dire Les dieux, au lieu de dire Dieu. PHIL. Ceste parole n'est pas si commune que les autres desquelles je vous ay parlé et son principal usage est principalement en poesie. car un Sonnet mesmement a bien meilleure grace quand il y est parlé des dieux, que quand il y est parlé de Dieu. CELT. Ce mot Sonnet sera cause de me faire changer de propos, pour passer un peu ma fantasie touchant ces diables dont nous avons parlé. Dite moy donc, ne parle lon plus aucunement de Rondeau ni de Balade,

1 Il a le diable au corps. « Voltaire disait qu'on ne peut être bon poète, bon acteur, bon musicien si l'on n'a le 'diable au corps. Une réponse que fit J. J. Rousseau à Grétry confirme cette assertion. Grétry lui demandait s'il était occupé de quelque ouvrage, voici sa réponse : Je deviens vieux, je n'ai plus le courage de me donner la fièvre. » Dict. des prov. français, par M. de la Mésangère.

mais seulement de Sonnet? PHIL. Les mots de Rondeau et de Balade sont du tout descriez. car puis qu'il est question de petrarquiser quant au reste, il faut bien qu'on petrarquise aussi quant à ce mot. CELT. Mais au lieu de dire par maniere de proverbe, C'est le refrain de la Balade1, on ne dit pas, C'est le refrain du Sonnet. PHIL. Comment le diroyent ces faiseurs de Sonnets, quand la plus grand' part ne sçait que c'est que de refrain? Mais notez qu'outre les Sonnets, ils ont aussi des Odes, où il-y-a des Strophes et Antistrophes. CELT. Ce n'est pas donc sans bien pindarizer. Je ne di pas pindarizer, comme on pindarize en une cour de parlement, mais en contrefaisant les traits dithyrambiques de Pindare. PHIL. Quand vous aurez veu certaines odes d'aucuns des poetes qui sont de la Pleïade (dont je vous ay desja tantost faict mention) je m'asseure que vous confesserez qu'il y a de beaux traits,

1 C'est le refrain de la Balade.

C'est toujours le refrain qu'ils ont à leur ballade.

Régnier, Sat. II, v. 151. Littré cite ainsi d'après une édition de 1730: les Epitres et autres œuvres, Londres. La Bibliographie de Regnier publiée par M. Cherrier, 1885, donne pour 1730 trois éditions intitulées les Satyres et autres œuvres. L'éd. de 1733 porte : C'est tousjours le refrein qu'ils font à leur balade. De même l'éd. Poitevin, 1860, et l'éd. Lacour, 1867. << Ballades se font de huyt lignes pour clause et huyt syllabes en masculin pour ligne. Et doibvent estre trois clauses de semblable lisiere ou rithme et semblable reffrain pour derniere ligne... Les Picars apprennent les ballades qui sont d'autant de lignes qu'il y a de syllabes au pallinode. » Fabri, Le grand et vray art de pleine Rhetorique, 1521.

et de belles imitations de Pindare (ormis qu'il ne monte pas si haut, pour descendre tout en un coup si bas, comme eux font quelquesfois) mais vous y trouverez beaucoup de ces paroles que vous accusez de profanation: et notamment ceste-ci, Dieux, pour Dieu. Et c'est en partie d'où est venu le mal. car quand plusieurs courtisans sont venus à la lecture de ces poetes, cela les a achevez de peindre. CELT. Il me semble que ces poetes se devoyent bien contenter d'avoir mis en usage ces autres traits profanes, dont vous avez parlé, et autres semblables, sans en venir jusque là, d'user de ce mot Dieux non seulement où ils vouloyent parler des dieux des Payens, mais aussi là où le Christianisme requeroit qu'ils dissent Dieu, en nombre singulier. PHIL. Je pense que le commancement de cela soit venu de l'imitation des poetes Latins, qui disent ordinairement (comme vous sçavez) Dii, ou Superi, ou Cœlestes, ou Numina. et peu à peu l'oreille d'aucuns s'est tellement accommodee à ce mot de Dieux, qu'elle l'a trouvé plus beau que le mot de Dieu. Et mesmement aucuns pour plus grande galanterie, disent Les dieux immortels. En quoy ils latinizent et ethnicizent, ou payanizent (car vous me permettez bien de parler ainsi) d'une facon plus expresse. CELT. Vous me parlez d'une merveilleuse accommodation quant à moy je di qu'elle est diabolique. PHIL. Et moy je di que vous estes trop rigoreux. CELT. Dire la verité sans rien flatter, appelez

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