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peine qu'il n'était pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilége. « En cela, dit-il, chap. XIV, de quelques uSAGES, il y a un parti « à trouver entre les âmes crédules et les esprits forts 1. » Cependant Il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à la philosophie est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. « Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de phi«<losophe; ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu << aux hommes d'en ordonner autrement 2. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudrait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes?

En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de ce grand écrivain, quand il ne supposerait pas le génie, suppose une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

Il ne suffit pas de connaître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même aux membres de la phrase une tournure symétrique et harmonieuse; avec cela on n'est encore qu'un écrivain correct, et tout au plus élégant.

Le langage n'est que l'interprète de l'âme; et c'est dans une certaine association des sentiments et des idées avec les mots qui en sont les signes, qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style.

Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments, et d'idées qui n'ont point de signes aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un

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autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association sccrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots CHEVAL et COURsier, aimer et CHÉRIR, BONHEUR et FÉLICITÉ, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec des nuances qui en changent sensiblement l'effet principal.

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaitement.

Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc., dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; des rapports sensibles que l'imagination y attache; des sentiments enfin que l'âme y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé; l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connaissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beaux-arts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature; et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grâce, avec feu, avec intérêt : mais ces dons naturels sont rares ils ont des bornes et des imperfections très-marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

Je ne parle pas des anciens chez qui l'élocution était un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau: ce n'était pas l'instinct qui produisait sous leur plume ces beautés et ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesses et de perfection; c'était le fruit du génie sans doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, il paraîtra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même

ligne que les grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui sembient mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénelon; ni la grâce brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau : mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours, qui étonnent dans La Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.....

Despréaux observait, à ce qu'on dit, que La Bruyère, en évitant les transitions, s'était épargné ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paraît pas digne d'un si grand maître. Il savait trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions, que La Bruyère a écrit son livre par fragments et par pensées détachées. Ce plan convenait mieux à son objet; mais il s'imposait dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'était dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger; on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison, voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvements. Cet examen intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.

Il serait difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité de ton, de personnage, et même de sentiment, en pariant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion

naturelie d'une âme très-sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination exaltée par les sentiments et les idées dont il est plein, tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

Ne cherchons donc dans le style de La Bruyère, ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son âme ; mais observons les formes diverses qu'il prend habilement pour nous intéresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvaient se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone aurait bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continuement prolongée.

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit ; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles. Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété?

Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme: « Je voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force à ces « hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes: Fuyez les << femmes, ne les dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur salut1.» Tantôt, par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène : « Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin. Je a suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans « l'autre hémisphère; montez aux étoiles si vous le pouvez. M'y voilà. Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme

4. Leur salut. Voy page 74.

« avide, insatiable, inexorable ', etc. » C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule.

« Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand < nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te trainent, << tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail, « qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat 1.»

« Vous aimez, dans un combat ou pendant un siége, à paraître en ◄ cent endroits, pour n'être nulle part; à prévenir les ordres du géné<ral, de peur de les suivre, et à chercher les occasions plutôt que de les attendre et les recevoir votre valeur serait-elle fausse ? » Quelquefois une réflexion qui n'est que sensée, est relevée par une image ou un rapport éloigné, qui frappe l'esprit d'une manière inattendue, « Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de < plus rare, ce sont les diamants et les perles *. » Si La Bruyère avait dit simplement que rien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite 3.

C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien de neuf pour le fond, mais qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire.

« Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve << dans une grande faveur, perde un procès o.

« C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre « roture, et de n'y être pas gentilhomme '. »

Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit: « Iphis met du rouge, mais rarement; il n'en fait pas habitude3. » Il serait difficile de n'être pas vivement frappé du tour aussi fin

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4. Perles. La Harpe n'est point de cet avis, et dit avec raison: Ce rapprochement est bien singulier; et puis les perles et les diamants sont-ils donc si rares? >

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