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AVERTISSEMENT SUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.

il est toujours curieux et utile de comparer l'original et la copie. Nous avons souvent consulté à cet égard le savant travail de M. Walckenaër 1.

Nous sommes entrés dans d'assez grands détails sur tout ce qui regarde la langue. Écrivain savant et origina!, La Bruyère a renouvelé des tours surannés, en a créé de nouveaux qui sont restés. Ses tentatives n'ont pas été toujours heureuses, mais il est encore bon de les constater. Nous avons relevé les incorrections, qui sont loin d'être aussi nombreuses qu'on pourrait le croire.

Enfin, nous avons quelquefois fait ressortir la nouveauté des images, des tournures, des mouvements, et la variété inépuisable du style. Plus souvent nous avons rapproché de quelques passages de La Bruyère des morceaux analogues de Montaigne, de Pascal, de Molière, de Vauvenargues, etc. N'est-il pas utile, en effet, de voir la lutte de ces grands esprits, s'imitant les uns les autres, ou se rencontrant par hasard, et trouvant dans les mêmes sujets des pensées différentes? La Bruyère qui a beaucoup emprunté, sait presque toujours, comme tous les écrivains originaux, donner aux pensées qui ne sont point de luf un tour nouveau et singulier.

Le texte a été collationné avec soin sur les meilleures éditions, et particulièrement sur l'édition de M. Walckenaër. Nous avons indiqué par un astérisque (*), mis en tête de l'alinéa, les pensées, les para graphes, les portraits que La Bruyère lui-même avait séparés, comme on le voit dans les éditions originales de son livre. Faute de ces inditations, que bien peu d'éditions modernes ont reproduites, il y a quel quefois confusion dans le texte, et surprise pour le lecteur dơnt l'attention ne serait pas toujours éveillée.

Nous avons mis entre crochets [] le titre: chapitre et son numéro ; parce que La Bruyère n'avait mis partout que des énonciations sans division indiquée par chapitres.

Enfin, pour donner un attrait de plus à notre édition, nous avons reproduit en tête l'excellente Notice de Suard, sur la personne et les écrits de La Bruyère.

1. Les Caractères de Théophraste, traduits du grec; avec les Caractères ou les maurs de ce siècle, par La Bruyère, première édition complète; précédéc d'une Étude sur La Bruyère et sur son livre. 2 vol in-12, 2e tirage, Paris, 1845.

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SUR LA PERSONNE ET LES ÉCRITS

DE LA BRUYÈRE,

PAR SUARD, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Jean de La Bruyère naquit à Dourdan en 1639 1. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc 2; et il resta jusqu'à la fin de sa vie attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçu à l'Académie française en 1693, et mourut en 1696.

Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue; ouvrage qui, par le succès qu'il eut dès sa naissance, dut attirer les yeux du public sur son auteur, dans ce beau règne, où l'attention que le monarque donnait aux productions du génie, réfléchissait sur les grands talents un éclat dont il ne reste plus que le souvenir. On ne connaît rien de la famille de La Bruyère : et cela est fort

1 En 1639. Cette date n'est point certaine. D'Olivet le fait naître en 1644.

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2. A M. le Duc. » C'était le petit-fils du Grand Condé. Voici le portrait que fait de l'élève de La Bruyère, Saint-Simon, qui est peu Aatteur dans ses jugements, et qui n'aimait pas les Condés: Monsieur le Duc était d'un jaune livide, l'air presque furieux, mais en tous temps si fier et si audacieux, qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la politesse et des grâces même, quand il voulait; mais il le voulait très-rarement. Il avait toute la valeur de ses pères, et avait montré de l'application et de l'intelligence à la guerre. Ses mœurs perverses lui parurent une vertu. C'était une meule toujours en l'air, qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles, et qui emportaient la pièce. Aussi fut-il payé en même monnaie, et plus cruellement encore; s'il était redoutable, il était encore plus déchire. ■

indifférent; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit dans la société; et c'est ce qu'on ignore aussi.

Peut-être que l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre, ou qui s'y crurent désignés; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste.

«On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un philosophe qui ne << songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un << bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plai« sir; toujours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire << naître; poli dans ses manières, et sage dans ses discours; craignant « toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. » HisTOIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connaissait trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais qu'il pût aimer la société sans s'y livrer; qu'il devait y être très-réservé dans son ton et dans ses manières; attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentait si bien; trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les faiblesses de l'amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même...

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contri

4. De l'esprit. Saint-Simon, qui l'avait connu, lui est tout aussi favorable: ⚫ Le public, dit-il, a perdu un homme illustre par son esprit, par son style, et par ia connaissance des hommes; je veux dire La Bruyère, qui a surpassé Théophraste en travaillant d'après lui, et qui a peint les hommes de notre temps, dans ses nouveaux Caractères, d'une manière inimitable. C'était un fort honnête homme et de très-bonne compagnie, simple san. rien de pédant, et fort désintéressé. Ce dernier mot est remarquable et très-vrai. La Harpe interprétant mal un passage de La Bruyère, lui reproche d'afficher un trop grand amour pour l'argent. Il ne savait pas que La Bruyère ne voulut jamais tirer aucun profit de son livre, et qu'il en fit don au libraire qui y trouva sa fortune.

buat en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraft, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais, si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau : on l'a réimprimé sent fois; on l'a traduit dans toutes les langues; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes 2; car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poëte comique: aussi a-t-on compare La Bruyère à Molière, et ce parallèle offre des rapports frappants; mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la Lalance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entré dans la composition de ces mêmes ouvrages? On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avait pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine. La Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines. La Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences

'. On l'a traduit. Le livre de La Bruyère semble peu traduisible pour le fond comme pour la forme.

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que le choc des passions sociales, les habitudes d'état et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefocauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyère a peint le courtisan, l'hoinme de robe, le finan cier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand horizon, et que son esprit avait plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus 1, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé, DU SOUVERAIN OU DE LA RÉPUBLIQUE, au milieu de quelques réflexions générales sur les principes et les vices des gouvernements, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes; et l'on est étonné à la fin du chapitre de n'être pas sorti de Versailles *.

Il y a cependant dans ce même chapitre des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelquesunes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez aujourd'hui, dit-il, « ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais de<«<main ne songez pas même à réformer ses enseignes '.

« Le caractère des Français demande du sérieux dans le souve<< rain '.

« Jeunesse du prince, source des belles fortunes . » On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais si elle se trouvait démentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du prince", et non la critique de l'observateur.

Un grand nombre des maximes de La Bruyère paraissent aujourjourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière et même triviale; c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel.

On peut crore que La Bruyère avait plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec

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