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* Si une laide se fait aimer, ce ne peut être qu'éperdument; car il faut que ce soit ou par une étrange faiblesso de son amant, ou par de plus secrets et de plus invincibles charmes que ceux de la beauté.

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L'on est encore longtemps à se voir par habitude, et à se dire de bouche que l'on s'aime, après que les manières disent ' qu'on ne s'aime plus.

* Vouloir oublier quelqu'un, c'est y penser. L'amour a cela de commun avec les scrupules, qu'il s'aigrit par les réflexions et les retours que l'on fait pour s'en délivrer. Il faut, s'il se peut, ne point songer à sa passion pour l'affaiblir.

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* L'on veut faire tout le bonheur, ou, si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime.

* Regretter ce que l'on aime est un bien, en comparaison de vivre avec ce que l'on hait.

* Quelque désintéressement qu'on ait à l'égard de ceux qu'on aime, il faut quelquefois se contraindre pour eux, et avoir la gé

nérosité de recevoir 1.

Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir aussi délicat à rece voir que son ami en sent à lui donner.

* Donner, c'est agir "; ce n'est pas souffrir de ses bienfaits, ni céder à l'importunité ou à la nécessité de ceux qui nous demandent.

tristesse qu'il soit. Si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là.

4. Charmes. Cette expression dont on a tant abusé est ici dans son sens véritable et antique.

2.

3.

4.

Les manières disent. Tournure originale et spirituelle.
Retours est synonyme de réflexions. Est rare dans ce sens.

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Recevoir. L'auteur a dit de la même manière: Quand on se sent capable de suivre ses amis dans la disgrâce, il faut les cultiver hardiment jusque dans leur plus grande prospérité.» En prenant l'opposé de la maxime reçue et vulgaire, il est délicat, sans toucher au paradoxal et au faux. Si, en l'amitié de quoy je parle, dit Montaigne dans un admirable chapitre sur l'amitié, l'un pouvoit donner à l'aultre, re seroit celuy qui recevroit le bienfaict qui obligeroit son compaignon car cherchant l'un et l'aultre, plus que toute aultre chose, de s'entre-bienfaire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion est celuy là qui faict le liberal, donnant ce contentement à sou amy d'effectuer en son endroict ce qu'il désire le plus. Quand le philosophe Diogener avoit faulte d'argent, il disoit Qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et pour montrer comment cela se practique par effect, j'en reciteray un ancien exempla singulier. Eudamidas, corinthien, avoit deux amis, Charixenus, sicyonien, et Aretheus, corinthien venant à mourir, estant pauvre, et ses deux amis riches, il feit ainsi son testament: Je legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieiltoss e à Charixenus, de marier ma fille, et luy donner le donaire le plus grand qu'il pourra et au cas que l'un d'eulx vienne à defaillir, je substitue en sa part celuy qui survivra.» Essais, 1, 47.

5 C'est agir C'est faire un acte volontaire, et non pas être contraint

Si l'on a donné à ceux que l'on aimait, quelque chose qu'il arrive, il n'y a plus d'occasions où l'on doive songer à ses bienfaits '.

* On a dit en latin qu'il coûte moins cher de haïr que d'aimer; Du, si l'on veut, que l'amitié est plus à charge que la haine : il est vrai qu'on est dispensé de donner à ses ennemis; mais ne coûte t-il rien de s'en venger? ou, s'il est doux et naturel de faire de mal à ce que l'on hait, l'est-il moins de faire du bien à ce qu'on aime? ne serait-il pas dur et pénible de ne leur en point faire? Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à qui l'on

vient de donner.

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* Je ne sais si un bienfait qui tombe sur un ingrat, et ainsi sur un indigne, ne change pas de nom, et s'il méritait plus de reconnaissance.

* La libéralité consiste moins à donner beaucoup qu'à donner à propos.

* S'il est vrai que la pitié ou la compassion soit un retour vers nous-mêmes, qui nous met en la place des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu de soulagement dans leurs misères ?

Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de manquer aux misérables

* L'expérience confirme que la mollesse ou l'indulgence pour soi, et la dureté pour les autres, n'est qu'un seul et mème vice. * Un homme dur au travail et à la peine, inexorable à soimême, n'est indulgent aux autres que par un excès de raison .

1.

Songer à ses bienfaits.» A plus forte raison les rappeler et les reprocher. 2. Ne serait-il pas dur? L'interrogation donne ici au raisonnement une forme vive et irrésistible. Remarquons que La Bruyère est toujours dans les vrais principes de la morale et de la philosophie, et que, pour être original, il ne cherche pas comme La Rochefoucauld à calomnier la nature humaine, mais à l'observer et à l'améliorer, s'il se peut.

3. Rencontrer les yeux. Le plaisir si pur et vif qu'on éprouve à faire le bien est exprimé ici par une peinture courte, mais vive et éloquente.

4. Ne change pas de nom. L'auteur veat dire: Un bienfait mal placé n'est qu'un cte de prodigalité, un mouvement irréfléchi qui ne mérite pas de reconnaissance. La pensée est obscure et semble imitée de Sénèque.

5. S'il est vrai..... pourquoi?» L'auteur s'est souvent servi de ce tour: S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?»

6. Excès de raison. Il n'y a pas contradiction entre cette pensée et celle qui précède. Les deux extrêmes, la mollesse et la dureté inexorable pour soi-même, produisent le même effet, qui est la dureté pour les autres. La vertu est entre les deux.

*

1

Quelque désagrément qu'on ait à se trouver chargé d'un indgent, l'on goûte à peine les nouveaux avantages qui le tirent enfin de notre sujétion: de même la joie que l'on reçoit de l'élé vation de son ami est un peu balancée par la petite peine qu'on a de le voir au-dessus de nous, ou s'égaler à nous. Ainsi l'on s'accorde mal avec soi-même; car l'on veut des dépendants, et qu'il n'en coûte rien; l'on veut aussi le bien de ses amis; et s'il arrive, ce n'est pas toujours par s'en réjouir que l'on commence.

* On convie, on invite, on offre sa maison, sa table, son bien et ses services 3; rien ne coûte qu'à tenir parole.

* C'est assez pour soi d'un fidèle ami; c'est même beaucoup de l'avoir rencontré : on ne peut en avoir trop pour le service des

autres.

* Quand on a assez fait auprès de certaines personnes pour avoir dû se les acquérir, si cela ne réussit point, il y a encore une autre ressource, qui est de ne plus rien faire.

* Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s'ils pouvaient devenir nos ennemis 1, n'est ni selon la nature de la haine, ni selon les règles de l'amitié : ce n'est point une maxime morale, mais politique.

* On ne doit pas se faire des ennemis de ceux qui, mieux con nus, pourraient avoir rang entre nos amis: on doit faire choix d'amis si sûrs et d'une si exacte probité, que, venant à cesser de l'ètre, ils ne veuillent pas abuser de notre confiance, ni se faire craindre comme ennemis.

4. L'on goûte à peine. On n'est pas très-satisfait de le voir en meilleure posture et indépendant.

2. On s'accorde mal. Madame de Grignan apprenant qu'un de ses amis qu'elle croyait ort était réchappé de sa maladie et se portait fort bien, écrit plaisamment à sa mère qu'elle ne sait plus que faire des belles réflexions qu'elle avait préparées pour se consoler, et qu'elle est désolée de les perdre, malgré la joie qu'elle ressent de les voir inutiles.

3. Ses services.» Molière s'est souvent raillé de ce travers. Il ne faut pas oublier que les protestations d'amitié et les embrassades étaient prodiguées dans ce temps, d'une manière ridicule, et n'obligeaient pas plus que certaines formules de politesse que nous avons conservées.

4. Nos ennemis. » « Ce précepte, qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coutumières; à l'endroict desquelles il fault employer le mot qu'Aristote avoit tres familier: O mes amys, il n'y a nul amys!» MONTAIGNE, Essais, 1, 27.

5. On ne doit pas se faire. C'est une belle et morale interprétation de la maxime qui précède.

* Il est doux de voir ses amis par goût et par estime; il est pénible de les cultiver par intérêt : c'est solliciter.

* Il faut1 briguer la faveur de ceux à qui l'on veut du bien, plutôt que de ceux de qui l'on espère du bien.

* On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune que l'on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices, et, tout au contraire, de servitude à courir pour son établissement: il est naturel de le souhaiter beaucoup et d'y travailler peu; de se croire digne de le trouver sans l'avoir cherché.

* Celui qui sait attendre le bien qu'il souhaite, ne prend pas le chemin de se désespérer s'il ne lui arrive pas ; et celui au contraire qui désire une chose avec une grande impatience, y met trop du sien pour en être assez récompensé par le succès.

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ils

II y a de certaines gens qui veulent si ardemment et si déterminément une certaine chose, que, de peur de la manquer, n'oublient rien de ce qu'il faut faire pour la manquer.

* Les choses les plus souhaitées n'arrivent point, ou si elles arrivent, ce n'est ni dans le temps, ni dans les circonstances où elles auraient fait un extrême plaisir.

* Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.

* La vie est courte, si elle ne mérite ce nom que lorsqu'elle est agréable; puisque, si l'on cousait ensemble toutes les heures que l'on passe avec ce qui plaît, l'on ferait à peine d'un grand nombre d'années une vie de quelques mois.

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Qu'il est difficile d'être content de quelqu'un !

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* On ne pourrait se défendre de quelque joie à voir périr un

4. Il faut. L'auteur a voulu dire: Il faut se donner plus de soin pour se faire pardonner le bien qu'on fait, que pour obtenir celui qu'on espère. Mais le dit-il assez clairement?

2. On ne vole point des mêmes ailes. On n'est point

est brillante et ne manque pas de recherche.

3. Ne prend pas le chemin. Tour long et vulgaire.

empressé. La métaphore

4. Déterminément. Ce long adverbe est presque tout à fait hors d'usage.

5. « Qu'il est difficile. C'est bien là le cri du moraliste mécontent de la sottise des

hommes et se méfiant cependant de sa trop grande sévérité.

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6. Quelque joie à voir. En voyant. Cette tournure correspond au gérondif en de des Latins, qui est lui-même un véritable datif. Molière a dit de même : « On ne devient guère si riche à être honnêtes gens. Le Bourgeois Gentilhomme, 1, 42.

L'allégresse du cœur s'augmente à la répandre.

ID., l'Ecole des Femmes, iv, 6.

1.

méchant homme l'on jouirait alors du fruit de sa haine, et l'on tirerait de lui touf. ce qu'on en peut espérer, qui est le plaisir de sa perte sa mort enfin arrive, mais dans une conjoncture où nos intérêts ne nous permettent pas de nous en réjouir; il meurt trop tôt ou trop tard 2.

* Il est pénible à un homme fier de pardonner à celui qui le surprend en faute, et qui se plaint de lui avec raison: sa fierté ne s'adoucit que lorsqu'il reprend ses avantages, et qu'il met l'autre dans son tort.

* Comme nous nous affectionnons de plus en plus aux personnes à qui nous faisons du bien, de même nous haïssons violemment ceux que nous avons beaucoup offensés.

* Il est également difficile d'étouffer dans les commencements le sentiment des injures, et de le conserver après un certain nombre d'années.

* C'est par faiblesse que l'on hait un ennemi et que l'on songe à s'en venger, et c'est par paresse que l'on s'apaise et qu'on ne se venge point3.

* Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser

gouverner.

Il ne faut pas penser à gouverner un homme tout d'un coup, et sans autre préparation, dans une affaire importante, et qui serait capitale à lui ou aux siens; il sentirait d'abord l'empire et l'ascendant qu'on veut prendre sur son esprit, et il secouerait le joug par honte ou par caprice : il faut tenter auprès de lui les petites choses, et de là le progrès jusqu'aux plus grandes est immanquable. Tel ne pouvait au plus, dans les commencements, qu'entreprendre de le faire partir pour la campagne ou retourner à la ville

1. Périr un méchant homme. Sentiment peu honorable. Ce caractère se trouve pour la première fois dans la cinquième édition; elle fut publiée en 1690, l'année même où courut à Paris le bruit de la mort de Guillaume III, qui donna lieu à tant de de monstrations ridicules. Peut-être faut-il voir dans ce passage une allusion à cette joie indécente dont La Bruyère prit sa part avec toute la cour.

2.

Ou trop tard. » La Bruyère ne vit pas la mort du roi d'Angleterre, qui mourut en 1704, la même année que son beau-père qu'il avait détrôné.

3. Ne se venge point. Cette pensée et celle qui précède sont dans la manière de La Rochefoucauld, qui s'est ingénié à trouver le défaut de toutes nos vertus, et à exagérer la part que l'amour-propre et l'intérêt prennent aux plus belles actions. La Bruyère n'a pris de cette philosophie morose que ce qu'elle a de vrai, et s'est bien gardé de faire un système. L'homme ne peut se juger d'un seul point de vue. C'est un des grands mérites du livre de La Bruyère que d'avoir été composé à des époques, et avec des impressions différentes; il reproduit ainsi la variété de la vie humaine en des jugements qu'on peut en prononcer

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