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s'être purifié avec de l'eau lustrale1 sort du temple, et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche: s'il voit une belette, il s'arrête tout court, et il ne continue pas de marcher, que quelqu'un n'ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu'il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d'y élever un autel : et dès qu'il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s'en approche, verse dessus toute l'huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d'y faire mettre une pièce; mais, bien loin d'être satisfait de sa réponse, effrayé d'une aventure si extraordinaire, il n'ose plus se servir de son sac, et s'en défait. Son faible encore est de purifier sans fin la maison qu'il habite; d'éviter de s'asseoir sur un torbeau, comme d'assister à des funérailles, ou d'entrer dans la chambre d'une femme qui est en couche: et lorsqu'il lui arrive d'avoir pendant son sommeil quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins et les augures, pour savoir d'eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter sur la fin de chaque mois les prêtres d'Orphée, pour se faire initier dans ses mystères 2; il mène sa femme, ou si elle s'en excuse par d'autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice. Lorsqu'il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l'eau des fontaines qui sont dans les places. Quelquefois il a recours à des prêtresses qui le purifient d'une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien ou de la squille. Enfin s'il voit un homme frappé d'épilepsie, saisi d'horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.

DE L'ESPRIT CHAGRIN.

L'esprit chagrin fait que l'on n'est jamais content de personne, et que l'on fait aux autres mille plaintes sans fondement. Si quelqu'un fait un festin, et qu'il se souvienne d'envoyer un plat à un homme de cette numeur, il ne reçoit de lui pour tout remerciment que le reproche d'avoir été oublié. Je n'étais pas digne, dit cet esprit querelleux, de boire de son vin ni de manger à sa table. Tout lui est suspect, jusques aux caresses que lui fait sa maîtresse : Je doute fort, lui dit-il, que

4. Une eau où l'on avait éteint un tison ardent, pris sur l'autel où l'on brûlait la victime; elle était dans une chaudière à la porte du temple: l'on s'en tavai soi-même, au l'on s'en faisait laver par les prêtres. (Note de La Bruyère.)

2. Instruire de ses mystères. (Note de La Bruyère.)

3. Espèce d'oignons marius. (Note de La Bruyère,)

4. C'a été la coutume des Juifs et d'autres peuples orientaux, des Greos et des Romains. (Note de La Bruyère.)

rous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d'amitié partent du cœur. Après une grande sécheresse venant à pleuvoir, comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s'en prend au ciel de ce qu'elle n'a pas commencé plus tôt. Si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s'incline: Il y a des gens, ajoute-il, qui ont du bonheur; pour moi, je n'ai jamais eu celui de trouver un trésor. Une autre fois ayant envie d'un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d'y mettre le prix; et dès que celui-ci, vaincu par ses importunités, le lui a vendu, il se repent de l'avoir acheté. Ne suis-je pas trompé? demande-t-il; et exigerait-on si peu d'une chose qui serait sans défauts? A ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d'un fils, et sur l'augmentation de sa famille, Ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier, sur ce que mon bien est diminué de la moitié. Un homme chagrin, après avoir eu de ses juges ce qu'il demandait, et l'avoir emporté tout d'une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui, de ce qu'il n'a pas touché les meilleurs moyens de sa cause: ou lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu'un l'en félicite, et le convie à mieux espérer de la fortune: Comment, lui répond-il, puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que Je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l'ont prêté, et n'être pas encore quitte envers eux de la reconnaissance d'un bienfait?

DE LA DÉFIANCE.

L'esprit de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s'il envoie au marché l'un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté. Si quelquefois il porte de l'argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade1 qu'il fait pour voir s'il a son compte. Une autre fois étant couché avec sa femme, il lui demande si elle a remarqué que son coffre-fort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; et, bien qu'elle assure que tout est en bon état, l'inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison; et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il s'endort après cette recherche. Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette. Ce n'est point chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier, qu'il envoie teindre sa robe; mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu'un se hasarde de lui emprunter

4. Six cents pas. (Note de La Bruyère.)

quelques vases', il les lui refuse souvent; * ou s'il les accorde, il ne les laisse pas enlever qu'ils ne soient pesés; il fait suivre celui qui les emporte, et envoie dès le lendemain prier qu'on les lui renvoie* 2. A-t-il un esclave qu'il affectionne et qui l'accompagne dans la ville, il le fait marcher devant lui, de peur que s'il le perdait de vue il ne lui échappât et ne prit la fuite. A un homme qui, emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui dirait: Estimez cela et mettez-le sur mon compte, il répondrait qu'il faut le laisser où on l'a pris, et qu'il a d'autres affaires que celle de courir après son argent.

D'UN VILAIN HOMME

Ce caractère suppose toujours dans un homme une extrême malpropreté, et une négligence pour sa personne qui passe dans l'excès, et qui blessent ceux qui s'en aperçoivent. Vous le verrez quelquefois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et malpropres, ne pas laisser de se mêler parmi le monde, et croire en être quitte pour dire que c'est une maladie de famille, et que son père et son aïeul y étaient sujets. Il a aux jambes des ulcères; on lui voit aux mains des poireaux et d'autres saletés, qu'il néglige de faire guérir; ou s'il pense à y remédier, c'est lorsque le mal, aigri par le temps, est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les aisselles, et par tout le corps comme une bête fauve; il a les dents noires, rongées, & telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n'est pas tout, il crache ou il se mouche en mangeant; il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienséance. Il ne se sert jamais au bain que d'une huile qui sent mauvais, et ne paraît guère dans une assemblée publique qu'avec une vieille robe, et toute tachée. S'il est obligé d'accompagner sa mère chez les devins, il n'ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvais augure 3. Une autre fois, dans le temple et en faisant des libations', il lui échappera des mains une coupe ou quelque autre vase; et il rira ensuite de cette aventure, comme s'il avait fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sait point écouter un concert ou d'excellents joueurs de flûte; il bat des mains avec violence

4. D'or ou d'argent. (Note de La Bruyère.)

2. Ce qui se lit entre les deux étoiles n'est pas dans le grec, où le sens est interrompu, mais il est suppléé par quelques interprètes. (Note de La Bruyère.) —— -C'est Casaubon qui avait ainsi rempli assez heureusement la lacune des manuscrits; mais cette lacune n'existe pas dans le manuscrit du Vatican, depuis découvert où on lit: Il les refuse la plupart du temps; mais s'ils sont demandés par un ami ou par un parent, il est tenté de les essayer et de les peser, et exige presque une caution avant de les prêter. WALCKENAER.

3. Les anciens avaient un grand égard pour les paroles qui étaient proférées, même par hasard, par ceux qui venaient consulter les devins et les augures prier ou sacrifier dans les temples. (Nole de La Bruyère.)

4. Cérémonies où l'on répandait du vin ou du lait dans les sacrifices. (Note de La Bruyère.)

comme pour leur applaudir, ou bien il suit d'une voix désagréable la même air qu'ils jouent. Il s'ennuie de la symphonie, et demande si elle ne doit pas bientôt finir. Enfin si, étant assis à table, il veut cracher, c'est justement sur celui qui est derrière lui pour lui donner à boire.

D'UN HOMME INCOMMODE.

Ce qu'on appelle un fâcheux est celui qui, sans faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse pas de l'embarrasser beaucoup; qui, entrant dans la chambre de son ami qui commence à s'endormir, le réveille pour l'entretenir de vains discours; qui se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu'un homme est prêt de partir et de monter dans son vaisseau, l'arrête sans nul besoin, l'engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage; qui, arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu'il tette, lui fait avaler quelque chose qu'il a mâché, bat des mains devant lui, le caresse et lui parle d'une voix contrefaite; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu'une bile noire et recuite était mêlée dans ses déjections; qui devant toute une assemblée s'avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui; qui, ne sachant que dire, apprend que l'eau de sa citerne est fraîche; qu'il croît dans son iardin de bonnes légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le honde comme une hôtellerie; qui s'empresse de faire connaître à ses hôtes un parasite 1 qu'il a chez lui, qui l'invite à table à se mettre en bonne humeur, et à réjouir la compagnie.

DE LA SOTTE VANITÉ.

La sotte vanité semble être une passion inquiète de se faire valoir par les plus petites choses, ou de chercher dans les sujets les plus frivoles du nom et de la distinction. Ainsi un homme vain, s'il se trouve à un repas, affecte toujours de s'asseoir proche de celui qui l'a convié. Il consacre à Apollon la chevelure d'un fils qui lui vient de naître; et dès qu'il est parvenu à l'âge de puberté, il le conduit lui-même à Delphes, lui coupe les cheveux, et les dépose dans le temple comme un monument d'un vœu solennel qu'il a accompli. Il aime à se faire suivre par un Maure. S'il fait un payement, 11 affecte que ce soit dans une monnale toute neuve, et qui ne vienne que d'être frappée. Après qu'il a immolé un bœuf devant quelque autel, il se fait réserver la peau du front de cet animal, il l'orne de rubans et de fleurs, et l'attache à l'endroit

4. Mot grec qui signifle celui qui ne mange que chez autrui. (Note de La Bruyère.) 2. Le peuple d'Athènes ou les personnes plus modestes se contentaient d'assembler seurs parents, de couper en leur présence les cheveux de leur fils parvenu à l'âge de puberté, et de le consacrer ensuite à Hercule, ou à quelque autre divinité qui avait un temple dans la ville. (Note de La Bruyère.)

de sa maison le plus exposé à la vue de ceux qui passent, afin que personne du peuple n'ignore qu'il a sacrifié un bœuf. Une autre fois, au retour d'une cavalcade qu'il aura faite avec d'autres citoyens, il renvoie chez soi par un valet tout son équipage, et ne garde qu'une riche robe dont il est habillé, et qu'il traine le reste du jour dans la place publique. S'il lui meurt un petit chien, il l'enterre, lui dresse une épitaphe avec ces mots: Il était de race de Malte'. Il consacre un anneau à Esculape, qu'il use à force d'y pendre des couronnes de fleurs. Il se parfume tous les jours. Il remplit avec un grand faste tout le temps de sa magistrature, et, sortant de charge, il rend compte au peuple avec ostentation des sacrifices qu'il a faits, comme du nombre et de la qualité des victimes qu'il a immolées. Alors, revêtu d'une robe blanche et couronné de fleurs, il paraît dans l'assemblée du peuple : Nous pouvons, dit-il, vous assurer, ô Athéniens, que pendant le temps de notre gouvernement nous avons sacrifié à Cybèle, et que nous lui avons rendu des honneurs tels que les mérite de nous la mère des dieux espérez donc toutes choses heureuses de cette déesse. Après avoir parlé ainsi, il se retire dans sa maison, où il fait un long récit à sa femme de la manière dont tout lui a réussi au delà même de ses souhaits.

DE L'AVARICE.

Ce vice est dans l'homme un oubli de l'honneur et de la gloire, quand il s'agit d'éviter la moindre dépense. Si un homme a remporté le prix de la tragédie, il consacre à Bacchus des guirlandes ou des bandelettes faites d'écorces de bois, et il fait graver son nom sur un présent si magnifique. Quelquefois, dans les temps difficiles, le peuple est obligé de s'assembler pour régler une contribution capable de subvenir aux besoins de la république; alors il se lève et garde le silence, ou le plus souvent il fend la presse et se retire. Lorsqu'il marie sa fille, et qu'il sacrifie selon la coutume, il n'abandonne de la victime que les parties seules qui doivent être brûlées sur l'autel; il réserve les autres pour les vendre; et comme il manque de domestiques pour servir à table et être chargés du soin des noces, il loue des gens pour tout le temps de la fête, qui se nourrissent à leurs dépens, et à qui il donne une certaine somme. S'il est capitaine de galère, voulant ménager son lit, il se contente de coucher indifféremment avec les autres sur de la natte qu'il emprunte de son pilote. Vous verrez une autre fois cet homme sordide acheter en plein marché des viandes cuites, toutes sortes d'herbes, et les porter hardiment

1. Cette le portait de petits chiens fort estimés. (Note de La Bruyère.) 2. Qu'il a faite ou récitée. (Note de La Bruyère.),

3. Ceux qui voulaient donner se levaient, et offraient une somme; ceux qui ne voulaient rien donner se levaient, et se taisaient. (Note de La Bruyère.) 4. C'était les cuisses et les intestins. (Note de La Bruyère.)

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