Page images
PDF
EPUB

et ils prennent soin que toute la ville soit informée qu'ils font ces emplettes. Leur maison est toujours remplie de mille choses curieuses qui font plaisir à voir, ou que l'on peut donner, comme des singes et des satyres qu'ils savent nourrir; des pigeons de Sicile; des dés qu'ils font faire d'os de chèvre; des fioles pcur des parfums; des cannes torses que l'on fait à Sparte, et des tapis de Perse à personnages. Ils ont chez eux jusques à un jeu de paume, et une arène propre à s'exercer à la lutte; et s'ils se promènent par la ville, et qu'ils rencontrent en leur chemin des philosophes, des sophistes2, des escrimeurs ou des musiciens, ils leur offrent leur maison pour s'y exercer chacun dans son art indifféremment. Ils se trouvent présents à ces exercices; et se mêlant avec ceux qui viennent là pour regarder: A qui croyez-vous qu'appartienne une si belle maison et cette arène si commode? Vous voyez, ajoutent-ils en leur montrant quelque homme puissant de la ville, celui qui en est le maître, et qui en peut disposer.

DE L'IMAGE D'UN COQUIN.

Un coquin est celui à qui les choses les plus honteuses ne coûtent rien à dire ou à faire; qui jure volontiers, et fait des serments en justice autant que l'on lui en demande; qui est perdu de réputation, que l'on outrage impunément, qui est un chicaneur de profession, un effronté, et qui se mêle de toutes sortes d'affaires. Un homme de ce caractère entre sans masque dans une danse comique 3, et même sans être ivre; mais de sang-froid il se distingue dans la danse la plus obscène par les postures les plus indécentes : c'est lui qui, dans ces lieux où l'on voit des prestiges, s'ingère de recueillir l'argent de chacun des spectateurs, et qui fait querelle à ceux qui étant entrés par billets croient ne devoir rien payer. Il est d'ailleurs de tous métiers. tantôt il tient une taverne, tantôt il est suppôt de quelque lieu infame, une autre fois partisan. Il n'y a point de sale commerce où il ne soit capable d'entrer; vous le verrez aujourd'hui crieur public, demain cuisinier ou brelandier, tout lui est propre. S'il a une mère, il la laisse mourir de faim. Il est sujet au larcin, et à se voir traîner par la ville dans une prison, sa demeure ordinaire, et où il passe une partie de sa vie. Ce sont ces sortes de gens que l'on voit se faire entourer du peuple, appeler ceux qui passent, et se plaindre à eux avec une voix forte et enrouée, insulter ceux qui les contredisent. Les uns fendent la presse pour les voir, pendant que les autres, contents de les avoir vus, se

1. Une espèce de singes. (Note de La Bruyère.)

2. Une sorte de philosophes vains et intéressés. Note de La Bruyère.)

3. Sur le théâtre avec des farceurs. (Note de La Bruyère.)

4. Cette danse, la plus déréglée de toutes, s'appelle en grec cordar, parce que l'on s'y servait d'une corde pour faire des postures. (Note de La Bruyère.)

5. Choses fort extraordinaires, telles qu'on en voit dans nos foires. (Note de La Bruyère.)

dégagent, et poursuivent leur chemin sans vouloir les écouter. Mals ces effrontés continuent de parler; ils disent à celui-ci le commencement d'un fait, quelque mot à cet autre; à peine peut-on tirer d'eux la moindre partie de ce dont il s'agit; et vous remarquerez qu'ils choisissent pour cela des jours d'assemblée publique, où il y a un grand concours de monde, qui se trouve le témoin de leur insolence. Toujours accablés de procès que l'on intente contre eux, ou qu'ils ont intentés à d'autres, de ceux dont ils se délivrent par de faux serments, comme de ceux qui les obligent de comparaître, ils n'oublient jamais de porter leur boîte dans leur sein, et une liasse de papiers entre leurs mains; vous les voyez dominer parmi de vils praticiens à qui ils prêtent à usure, retirant chaque jour une obole et demie de chaque dragme; fréquenter les tavernes, parcourir les lieux où l'on débite le poisson frais ou salé, et consumer ainsi en bonne chère tout le profit qu'ils tirent de cette espèce de trafic. En un mot, ils sont querelleux et difficiles, ont sans cesse la bouche ouverte à la calomnie, ont une voix étourdissante, et qu'ils font retentir dans les marchés et dans les boutiques

DU GRAND PARLEUR.

Ce que quelques-uns appellent babil, est proprement une intempé rance de langue qui ne permet pas à un homme de se taire. Vous ne contez pas la chose comme elle est, dira quelqu'un de ces grands parleurs à quiconque veut l'entretenir de quelque affaire que ce soit; j'ai tout su, et si vous vous donnez la patience de m'écouter, je vous apprendrai tout. Et si cet autre continue de parler, Vous avez déjà dit cela; songez, poursuit-il, à ne rien oublier. Fort bien; cela est ainsi, car vous m'avez heureusement remis dans le fait: voyez ce que c'est que de s'entendre les uns les autres. Et ensuite: Mais que veux-je dire? Ah! j'oubliais une chose: oui, c'est cela même, et je voulais voir si vous tomberiez juste dans tout ce que j'en ai appris. C'est par de telles ou semblables interruptions qu'il ne donne pas le loisir à celui qui lu parle, de respirer. Et lorsqu'il a comme assassiné de son babil chacun de ceux qui ont voulu lier avec lui quelque entretien, il va se jeter dans un cercle de personnes graves qui traitent ensemble de choses sérieuses, et les met en fuite. De là il entre dans les écoles publiques et dans les lieux des exercices ', où il amuse les maîtres par de vaius discours, et empêche la jeunesse de profiter de leurs leçons. S'il échappe à quelqu'un de dire, Je m'en vais, celui-ci se met à le suivre, et il ne

4. Une petite boite de cuivre fort légère, ou les plaideurs mettaient leurs titres et les pièces de leur procès. (Note de La Bruyère.)

2. Une obole était la sixième partie d'une dragme. (Note de La Bruyère.)

3. Ou du babil. (Note de La Bruyère.)

4. C'était un crime puni de mort à Athènes par une loi de Solon, à laquelle onavait un peu dérogé au temos de Théophraste. (Note de La Bruyère.)

484

[ocr errors]

l'abandonne point qu'il ne l'ait remis jusque dans sa maison Si par hasard il a appris ce qui aura été dit dans une assemblée de ville, il court dans le même temps le divulguer. Il s'étend merveilleusement sur la fameuse bataille qui s'est donnée sous le gouvernement de Porateur Aristophon, comme sur le combat célèbre 2 que ceux de Lacédémone ont livré aux Athéniens sous la conduite de Lysandre. Il ra conte une autre fois quels applaudissements a eus un discours qu'il a fait dans le public; en répète une grande partic; mêle dans ce récit ennuyeux des invectives contre le peuple; pendant que de ceux qui F'écoutent, les uns s'endorment, les autres le quittent, et que nul ne se ressouvient d'un seul mot qu'il aura dit. Un grand causeur, en un mot, s'il est sur les tribunaux, ne laisse pas la liberté de juger; il ne permet pas que l'en mange à table; et s'il se trouve au théâtre, il empêche nonseulement d'entendre, mais même de voir les acteurs. On lui fait avouer ingénument qu'il ne lui est pas possible de se taire; qu'il faut que sa langue se remue dans son palais comme le poisson dans l'eau; et que quand on l'accuserait d'être plus babillard qu'une hirondelle, il faut qu'il parle aussi écoute-t-il froidement toutes les railleries que l'on fait de lui sur ce sujet; et jusques à ses propres enfants, s'ils commencent à s'abandonner au sommeil, Faites-nous, lui disent-ils, un conte qui achève de nous endormir.

DU DÉBIT DES NOUVELLES.

Un nouvelliste, ou un conteur de fables, est un homme qui arrange sclon son caprice des discours et des faits rempus de fausseté; qui, lorsqu'il rencontre l'un de ses amis, compose son visage; et lui souriant, D'où venez-vous ainsi? lui dit-il; que nous direz-vous de bon? n'y a-t-il rien de nouveau? Et continuant de l'interroger, Quoi donc ! n'y a-t-il aucune nouvelle? cependant il y a des choses étonnantes à raconter. Et sans lui donner le loisir de lui répondre, Que dites-vous Lone? poursuit-il; n'avez-vous rien entendu par la ville? Je vois bien que vous ne savez rien, et que je vais vous régaler de grandes nouveautés. Alors ou c'est un soldat, ou le fils d'Astée le joueur de flûte3, ou Lycon l'ingénieur, tous gens qui arrivent fraîchement de l'armée, de qui il sait toutes choses; car il allègue pour témoins de ce qu'i avance, des hommes obscurs qu'on ne peut trouver pour les convaincre de fausseté. Il assure donc que ces personnes lui ont dit que le roi' et Polysperchon' ont gagné la bataille, et que Cassandre leur ennemi est

1. C'est-à-dire sur la bataille d'Arbelles et la victoire d'Alexandre, suivies de la mort de Darius, dont les nouvelles vinrent à Athènes lorsque Aristophon, célèbre ora teur, était premier magistrat. (Note de La Bruyère.)

2. Il était plus ancien que la bataille d'Arbelles, mais trivial et su de tout le peuple Note de La Bruyère.)

3. L'usage de la flúte, très-ancien dans les troupes. (Note de La Bruyère.) 4. Aridée, frère d'Alexandre le Grand. (Note de La Bruyère.)

6. Capitaine du même Alexandre. (Note de La Bruyère.)

tombé vif entre leurs mains'. Et lorsque quelqu'un lui dit, Mais en vérité cela est-il croyable? il lui réplique que cette nouvelle se crie et se répand par toute la ville; que tous s'accordent à dire la même chose; que c'est tout ce qui se raconte du combat, et qu'il y a eu un grand carnage. Il ajoute qu'il a lu cet événement sur le visage de ceux qui gouvernent; qu'il y a un homme caché chez l'un de ces magistrats depuis cinq jours entiers, qui revient de la Macédoine, qui a tout vu et qui lui a tout dit. Ensuite, interrompant le fil de sa narration, Que pensez-vous de ce succès? demande-t-il à ceux qui l'écoutent. Pauvre Cassandre, malheureux prince! s'écrie-t-il d'une manière touchante. Voyez ce que c'est que la fortune; car enfin Cassandre était puissant et il avait avec lui de grandes forces. Ce que je vous dis, poursuit-il, esɩ un secret qu'il faut garder pour vous seul; pendant qu'il court par toute la ville le débiter à qui le veut entendre. Je vous avoue que ces diseurs de nouvelles me donnent de l'admiration, et que je ne conçois pas quelle est la fin qu'ils se proposent; car, pour ne rien dire de la bassesse qu'il y a à toujours mentir, je ne vois pas qu'ils puissent recueillir le moindre fruit de cette pratique : au contraire, il est arrivé à quelques-uns de se laisser voler leurs habits dans un bain public, pendant qu'ils ne songeaient qu'à rassembler autour d'eux une foule de peuple, et à lui conter des nouvelles. Quelques autres, après avoir vaincu sur mer et sur terre dans le Portique', ont payé l'amende pour n'avoir pas comparu à une cause appelée. Enfin il s'en est trouvé qui, le jour même qu'ils ont pris une ville, du moins par leurs beaux discours, ont manqué de dîner. Je ne crois pas qu'il y ait rien de si misérable que la condition de ces personnes: car quelle est la boutique, quel est le portique, quel est l'endroit d'un marché public où ils ne passent tout le jour à rendre sourds ceux qui les écoutent, ou à les fatiguer par leurs mensonges?

DE L'EFFRONTERIE CAUSÉE PAR L'AVARICE.

Pour faire connaître ce vice, il faut dire que c'est un mépris de l'honneur dans la vue d'un vil intérêt. Un homme que l'avarice rend effronté ose emprunter une somme d'argent à celui à qui il en doit déjà, et qu'il lui retient avec injustice. Le jour niême qu'il aura sacrifié aux dieux, au lieu de manger religieusement chez soi une partie des viandes consacrées, il les fait saler pour lui servir dans plusieurs repas, et va souper chez l'un de ses amis; et là, à table, à la vue de

1. C'était un faux bruit; et Cassandre, fils d'Antipater, disputant à Aridée et à Polysperchon la tutelle des enfants d'Alexandre, avait eu de l'avantage sur eux (Note de La Bruyère.)

2. Voyez le chapitre de la Flatterie. (Note de La Bruyère.)

3. "é'ait la coutume des Grecs. (Voyez le chapitre du Contre-temps.) (Note de La Bruyère.

tout le monde, il appelle son valet, qu'il veut encore nourrir aux dépens de son hôte; et lui coupant un morceau de viande qu'il met sur un quartier de pain, Tenez, mon ami, lui dit-il, faites bonne chère. {l va lui-même au marché acheter des viandes cuites 1; et avant que de convenir du prix, pour avoir une meilleure composition du marchand, il lui fait ressouvenir qu'il lui a autrefois rendu service: il fait ensuite peser ces viandes, et il en entasse le plus qu'il peut; s'il en est empêché par celui qui les lui vend, il jette du moins quelques os dans la balance; si elle peut tout contenir, il est satisfait; sinon il ramasse sur la table des morceaux de rebut, comme pour se dédomnager, sourit, et s'en va. Une autre fois, sur l'argent qu'il aura reçu de quelques étrangers pour leur louer des places au théâtre, il trouve le secret d'avoir sa place franche du spectacle, et d'y envoyer le lendemain ses enfants et leur précepteur. Tout lui fait envie; il veut profiter des bons marchés, et demande hardiment au premier venu une chose qu'il ne vient que d'acheter. Se trouve-t-il dans une maison étrangère, il emprunte jusqu'à l'orge et à la paille; encore faut-il que celui qui les lui prête fasse les frais de les faire porter chez lui. Cet effronté, en un mot, entre sans payer dans un bain public, et là, en présence du baigneur qui crie inutilement contre lui, prenant le premier vase qu'il rencontre, il le plonge dans une cuve d'airain qui est remplie d'eau, se la répand sur tout le corps 2 : Me voila lavé, ajoute-t-il, autant que j'en ai besoin; et, sans avoir obligation à personne, remet sa robe et disparait.

DE L'ÉPARGNE SORDIDE.

Cette espèce d'avarice est, dans les hommes, une passion de vouloir ménager les plus petites choses sans aucune fin honnête. C'est dans cet esprit que quelques-uns, recevant tous les mois le loyer de leur maison, ne négligent pas d'aller eux-mêmes demander la moitié d'une obole qui manquait au dernier payement qu'on leur a fait; que d'autres, faisant l'effort de donner à manger chez eux, ne sont occupés pendant le repas qu'à compter le nombre de fois que chacun des convives demande à boire. Ce sont eux encore dont la portion des prémices' des viandes que l'on envoie sur l'autel de Diane est toujours la plus petite. Ils apprécient les choses au-dessous de ce qu'elles valent; et de quelque bon marché qu'un autre en leur rendant compte veuille se prévaloir, ils lui soutiennent toujours qu'il a acheté trop cher. Impla cables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, cu cassé par malheur quelque vase d'argile, ils lui déduisent cette perte

1. Comme le menu peuple, qui achetait son soupé chez les charcutiers. (Note de La Bruyère.)

2. Les plus pauvres se lavaient ainsi, pour payer moins. (Note de La Bruyère 8. Les Grecs commençaient par ces offrandes leurs repas publics. (Note de La Bruyère.)

« PreviousContinue »