Page images
PDF
EPUB

diverses contrées la fertilité et l'abondance'; inutilement aussi la mer laisse sonder ses abîmes profonds, les rochers et les montagnes s'ouvrent pour laisser fouiller dans leur sein et en tirer tous les trésors qu'ils y renferment. Mais si vous établissez que de tous les hommes répaudus dans le monde, les uns soient riches et les autres pauvres et indigents, vous faites alors que le besoin rapproche mutuellement les hommes, les lie, les réconcilie; ceux-ci servent, obéissent, inventent, travaillent, cultivent, perfectionnent, ceux-là jouissent, nourrissent, secourent, protégent, gouvernent tout ordre est rétabli, et Dieu se découvre.

* Mettez l'autorité, les plaisirs et l'oisiveté d'un côté, la dépendance, les soins et la misère de l'autre ; ou ces choses sont déplacées par la malice des hommes, ou Dieu n'est pas Dieu.

Une certaine inégalité dans les conditions, qui entretient l'ordre et la subordination, est l'ouvrage de Dieu, ou suppose une loi divine; une trop grande disproportion, et telle qu'elle se remarque parmi les hommes, est leur ouvrage, ou la loi des plus forts 2.

Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme : touts compensation est juste, et vient de Dieu.

Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne', et si on les goûte, je m'en étonne de même *.

1 La fertilité et l'apondance.

Sans doute qu'à tes yeux elles montrent leurs pas,
Moi, j'ai des yeux d'esclave et je ne les vois pas.
Je n'y vois qu'un sol dur, laborieux, servile,
Que j'ai, non pas pour moi, contraint d'être fertile;
Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain
Qui va nourrir un autre et me laisse ma faim.
Voilà quelle est la terre; elle n'est point ma mère,
Elle est pour moi maratre; et la nature entière
Est plus ue à mes yeux, plus horrible à mon cœur,
Que ce vallon de mort qui te fait tant d'horreur!

A. CHENIER, Idylles, la Liberté.

2. Des plus forts. La Bruyère ne pouvait mieux terminer son livre que par ces réflexions si fortes contre l'extrême inégalité des conditions, qui était le trait le plus remarquable, et le plus grand mal du siècle dont il a décrit les meurs.

3. Je m'en étonne. Parce que la satire y divertit le lecteur aux dépens du prochain.

4. Je m'en étonne de même. Parce que j'entreprends d'instruire et de moraliser le lecteur. Pourquoi finir par une pensée obscure et recherchée ?

FIN DES CARACTÈRES.

PRONONCÉ

DANS L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE LUNDI 15 JUIN 1693.

PRÉFACE.

Ceux qui, interrogés sur le discours que je fis à l'Académie française le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avais fait des caractères, croyant le blâmer en ont donné l'idée la plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer; car le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c'était le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restait plus que de savoir si je n'aurais pas dû renoncer aux caractères dans le discours dont il s'agissait; et cette question s'évanouit dès qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien compose celui qu'il doit prononcer le jour de sa réception, de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne à qui il succède, et de l'Académie française. De ces cinq éloges, il y en a quatre de personnels; or, je demande à mes censeurs qu'ils me posent si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir, et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique, et peutêtre me condamner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étaient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie française: et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges publics plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvaient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. Il est vrai; mais je les ai loués tous qui d'er.tre eux aurait une raison de se plaindre ? C'est une coutume toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avait point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si long temps, pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie française. M'était-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique, dans l'éloge de cette savante compagnie? Etre au comble de ses vœux de se voir acadé micien, protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur, est le jour le plus beau de sa vie; douter si cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose vraie ou qu'on ait

songée; espérer de puiser désormais à la source les plus pures eauz de l'éloquence française; n'avoir accepté, n'avoir désiré une tells place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées; promettre que, tout indigne de leur choix qu'on se reconnaît, on s'efforcera de s'en rendre digne: cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements?

Parce donc que j'ai cru que, quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie française, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais, depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnes illustres par toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer; et que, dans cette prévention où je suis, je n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César Pompée, Marcellus, qui étaient vivants, qui étaient présents; il les a loués plusieurs fois, il les a loués seuls, dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes, que n'eu saurait avoir l'Académie française. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément : que me serait-il arrivé si je les avais blâmés tous?

Je viens d'entendre, a dit Théobalde, une grande vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et qui m'a ennuyé à la mort. Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour i cour le lendemain de la prononciation de ma harangue; ils allèrent de maisons en maisons; ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès, que je leur avais balbutié la veille un discours où il n'y avait ni style, ni sens commun; qui était rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent en divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s'acharnèrent si fort à diffamer ceite harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avait pas entendue, qu'ils cruren. pouvoir insinuer au public, ou que les caractères faits de la même main étaient mauvais, ou que s'ils étaient bons, je n'en étais pas l'auteur; mais qu'une femme de mes amies m'avait fourni ce qu'il y avait de plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n'étais pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface, tant ils esti maient impraticable, à un homme même qui est dans l'habitude de penser et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lièr ses pensées et de faire des transitions.

Ils firent plus: violant les lois de l'Académie française, qui défend aux académiciens d'écrire ou de faire écrire contre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette'; ils les animèrent, non pas à publier contre moi une satire tine et ingénieuse, ouvrage trop au-dessous des uns et des autres, facile à manier, et

1. Une gazette. Mer. Gal. (Note de La Bruyère.) C'est le Mercure Galant dont de Visé était alors rédacteur.

dont les moindres esprits se trouvent capables, mais à me dire ue ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur répu

tation.

Et en vérité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits'. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universe! où tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au grand jour de l'impression; comme si on était cause qu'ils manquent de force et d'haleine, ou qu'on dût être responsable de cette médiocrité répandue sur leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n'en parlent point; mais s'il est tel que le monde en parle, ils l'attaquent avec furie. Prose, vers, tout est sujet à leur censure; tout est en proie à une haine implacable qu'ils ont conçue contre ce qui ose paraître dans quelque perfection, et avec les signes d'une approbation publique. On ne sait plus quelle morale leur fournir qui leur agrée; il faudra leur rendre celle de La Serre 2 ou de Desmarets, et, s'ils en sont crus, revenir au Pédagogue chrétien et à la Cour sainte. Il paraît une nouvelle satire écrite contre les vices en général, qui, d'un vers fort et d'un style d'airain, enfonce ses traits contre l'avarice, l'excès du jeu, la chicane, la mollesse, l'ordure et l'hypocrisie, où personne n'est nommé ni désigné, où nulle femme vertueuse ne peut ni ne doit se reconnaitre'; un BOURDALOUE en chaire ne fait point de peintures du crime ni plus vives ni plus innocentes : il n'importe, c'est médisance, c'est calomnie. Voilà, depuis quelque temps, leur unique ton, celui qu'ils emploient contre les ouvrages de moeurs qui réussissent: ils y prennent tout littéralement; ils les lisent comme une histoire; ils n'y entendent ni la poésie, ni la figure; ainsi ils les condamnent; ils y trouvent des endroits faibles; il y en a dans Homère, dans Pindare, dans Virgile et dans Horace: où n'y en a-t-il point? si ce n'est peut-être dans leurs écrits. BERNIN' n'a pas manié le marbre, ni traité toutes ses figures, d'une égale force; mais on ne laisse pas de voir, dans ce qu'il a moins heureusement rencontré, de

1. Leurs écrits. Quel est ce corbeau qui croasse, ce Theobalde qui bâilla si fort et si haut à la barangue de La Bruyère, et qui avec quelques académiciens, faux confrères, ameuta les coteries et le Mercure Galant, lequel se vengeait (c'est tout simple) d'avoir été mis immédiatement au-dessous de rien? Benserade, à qui le signalement de Théobalde sied assez, était mort. Etait-ce Boursault qui, sans appartenir à l'Académie, avait pu se coaliser avec quelques-uns de dedans? Elait-ce le vieux Boyer, ou quelque autre de même force? D'Olivet montre trop de discrétion là-dessus.. SAINTE-BEUVE.

2. La Serre, né en 1600, mort en 1665, méchant écrivain souvent raillé par Boileau.

3. Desmarets, auteur de plusieurs pièces de théâtre, et des Vertus Chrétiennes poême en huit chants, de divers écrits contre les Jansénistes, ennemi de Racine et de Boileau.

4. Une nouvelle satire, etc. C'est la xe Satire de Boileau.

5. Bernin. Ceci fait allusion à la statue dite la statue équestre de Curtius, qui se trouve à l'extrémité de la pièce d'eau des Suisses, à Versailles. Elle fut faite par le célèbre Bernin, avec un bloc de marbre destiné par lui à être la statue de Louis XIV, qu'il manqua. Telle est du moins la tradition sur cette statue. WALCKENAER.

« PreviousContinue »