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manquer, dans leur caducité, des comme lités de la vie, puisqu'ils s'en privent eux-mêmes volontairement pour satisfaire à leur avarice? Ce n'est point aussi l'envie de laisser de plus grandes richesses à leurs enfants, car il n'est pas naturel d'aimer quelque autre chose plus que soi-même, outre qu'il se trouve des avares qui n ont point d'héritiers. Ce vice est plutôt l'effet de l'âge et de la complexion des vieillards, qui s'y abandonnent aussi naturellement qu'ils suivaient leurs plaisirs dans leur jeunesse, ou leur ambition dans l'âge viril. Il ne faut ni vigueur, ni jeunesse, ni santé, pour être avare; l'on n'a aussi nul besoin de s'empresser ou de se donner le moindre mouvement pour épargner ses revenus : il faut laisser seulement son bien dans ses coffres, et se priver de tout. Cela est commode aux vieillards à qui il faut une passion. parce qu'ils sont hommes '.

Il y a des gens qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés, et plus mal nourris; qui essuient les rigueurs des saisons, qui se privent eux-mêmes de la société des hommes, et passent leurs jours dans la solitude; qui souffrent du présent, du passé et de l'avenir; dont la vie est comme une pénitence continuelle, et qui ont ainsi trouvé le secret d'aller à leur perte par le chemin le 'plus pénible: ce sont les avares".

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* Le souvenir de la jeunesse est tendre dans les vieillards: ils aiment les lieux où ils l'ont passée; les personnes qu'ils ont commencé de connaître dans ce temps leur sont chères; ils affec

raisonnable. L'avarice, dit Vauvenargues, est une extrême défiance des événements, qui cherche à s'assurer contre les instabilités de la fortune par une excessive prévoyance, et manifeste cet instinct avide, qui nous sollicite d'accroitre, d'étayer, d'affermir notre être. Basse et déplorable manie, qui n'exige ni connaissance, ni vigueur d'esprit, ni jeunesse, et qui prend pour cette raison, dans la défaillance des sens, place des autres passions.

4. Hommes. Cela est bref, énergique et vrai.
2. Mal logés..

A faut scuffrir la faim et coucher sur la dare;
Eût-on plus de trésors que n'en perdit Galet
N'avoir en sa maison ni meubles ni valet;

Parmi les tas de blé vivre de seigle et d'orge;

De peur de perdre un liard, souffrir qu'on vous égorge.

la

BOILEAU, Sat. VIII, v. 80, édit. annotée par M. J. Travers, 3. Ce sont les avares. La tournure est plus agréable que si l'auteur avait dit: Les avares sont mal logés, mal couchés, etc. Il ne faut pas abuser de cette définition par énigne qui deviendrait bientôt fatigante. Notre auteur a su en tirer dans ce même chapitre un parti admirable. Voyez page 293.

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4. Temire. L'auteur trouve toujours l'expression juste et sentie. Montaigne dit fort élégamment: « Les ans m'entraisnent s'ils veulent, mais à reculons: autant

tent quelques mots du premier langage qu'ils ont parlé; ils tiennent pour l'ancienne manière de chanter, et pour la vieille danse, ils vantent les modes qui régnaient alors dans les habits, les meu. bles et les équipages; ils ne peuvent encore désapprouver des choses qui servaient à leurs passions, qui étaient si utiles à leurs plaisirs, et qui en rappellent la mémoire. Comment pourraient-ils leur préférer de nouveaux usages et des modes toutes récentes, où ils n'ont nulle part, et dont ils n'espèrent rien, que ies jeunes gens ont faites, et dont ils tirent, à leur tour, de si grands avantages contre la vieillesse 1?

* Une trop grande négligence comme une excessive parure dans les vieillards multiplient leurs rides, et font mieux voir leur caducité.

* Un vieillard est fier, dédaigneux, et d'un commerce difficile, s'il n'a beaucoup d'esprit.

* Un vieillard qui a vécu à la cour, qui a un grand sens et une mémoire fidèle, est un trésor inestimable: il est plein de faits et de maximes; l'on y trouve l'histoire du siècle, revêtue de circonstances tres-curieuses, et qui ne se lisent nulle part; l'on y apprend des règles pour la conduite et pour les mœurs, qui sont toujours sûres, parce qu'elles sont fondées sur l'expérience *.

* Les jeunes gens, à cause des passions qui les amusent, s'accommodent mieux de la solitude que les vieillards '.

que mes yeulx peuvent recognoistre cette belle saison expiree, je les y destourne à secousse si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au moins n'en veux-je desraciner l'image de la mémoire. Essais, ni, 5.

3. Vieillesse. Je trouvai la conversation occupée par deux vieilles femmes qui avaient en vain travaillé tout le matin à se rajeunir. Il faut avouer, disait une d'enire elles, que les hommes d'aujourd'hui sont bien différents de ceux que nous voyions dans notre jeunesse ils étaient polis, gracieux, complaisants; mais à présent je les trouve d'une brutalité insupportable. Tout est change, dit pour lors un homme qui paraissait accablé de goutte; le temps n'est plus comme il était il y a quarante ans, tout le monde se portait bien, on marchait, on était gai, on ne demandait qu'à rire et a danser à présent, tout le monde est d'une tristesse insupportable. MONTESQUIEU. 2. < Multiplient. Le singulier serait plus correct.

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3. L'expérience. Voici le seul mot d'éloge accordé à la vieillesse. Les anciens savaient la traiter et en parler avec plus de respect; et il n'est pas flatteur pour notre civilisation moderne de rapprocher les remarques de La Bruyère du beau traité de Cicéron. Il faut dire aussi que rien n'était plus respectable que ces vieux sénateurs, qui avaient commandé les armées et discuté les affaires du monde; et que rien n'était plus ridicule que ces vieux courtisans, blanchis dans la pratique des bons mots, qui n'avaient étudié que l'art de plaire, et voulaient conserver sous leurs rides les agrements et les plaisirs de la jeunesse.

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4. Que les vieillards. Observation originale et vraie, et rendue avec beaucoup de délicatesse.

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Phidippe, déja vieux, raffine sur la propreté et sur la mollesse; il passe aux petites délicatesses; il s'est fait un art du boire', du manger, du repos et de l'exercice. Les petites règles qu'il s'est prescrites, et qui tendent toutes aux aises de sa personne, il les observe avec scrupule, et ne les romprait pas pour une maîtresse, si le régime lui avait permis d'en retenir. Il s'est accablé de superQuités, que l'habitude enfin lui rend nécessaires. Il double ainsi renforce les liens qui l'attachent à la vie, et il veut employer ce qui lui en reste à en rendre la perte plus douloureuse. N'appréhendait-il pas assez de mourir?

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* Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s'ils n'étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres: il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre 3 de chaque service; il ne s'attache à aucun des mets, qu'il n'ait achevé d'essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois : il ne se sert à table que de ses mains; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu'il faut que les conviés, s'ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d'ôter l'appétit aux plus affamés : le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe. S'il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe : on le suit à la trace. Il mange haut et avec grand bruit; il roule les yeux en mangeant; la table est pour lui un râtelier; il écure ses dents, et il continue à manger. Il se fait, quelque part où il se trouve, une manière d'établissement, et ne souffre pas d'être plus pressé au sermon ou au théâtre que dans sa chambre. Il n'y a, dans un carrosse, que les places du fond qui lui conviennent; dans toute autre, si on veut l'en croire, il pâli: et tombe en faiblesse. S'il fait un voyage avec plusieurs, il les

1. Art de boire. » C'est ce que Montaigne (Essais 1, 51) appelle plaisamment la scence de gueule.

2. Comme s'ils n'étaient point. Imitation plaisante du vers d'Esther (1, 3) :

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Et les foibles mortels, vains jouets du trépas,

Sont tous devant ses yeux, comme s'ils n'étaient pas.

3 Fait son propre. Il fait son affaire, il s'empare.

4. Que de ses mains. » Un ecrivain du xvie siecle ne se serait pas permis cette expression et ces détails si peu nobles.

prévient dans les hôtelleries, et il sait toujours se conserver dans la meilleure chambre le meilleur lit. Il tourne tout à son usage; ses valets, ceux d'autrui, courent dans le même temps pour son service; tout ce qu'il trouve sous sa main lui est propre, hardes, équipages; il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion 2 et sa bile; ne pleure point la mort des autres, n'appréhende que la sienne, qu'il rachèterait volontiers de l'extinction du genre humain.

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* Cliton n'a jamais eu en toute sa vie que deux affaires, qui est de dîner le matin et de souper le soir : il ne semble né que pour la digestion ; il n'a de même qu'un entretien : il dit les entrées qui ont été servies au dernier repas où il s'est trouvé; il dit combien il y a eu de potages, et quels potages; il place ensuite le rôt et les entremets; il se souvient exactement de quels plats on a relevé le premier service; il n'oublie pas les hors-d'œuvre, le fruit et les assiettes ; il nomme tous les vins et toutes les liqueurs dont il a bu, il possède le langage des cuisines autant qu'il peut s'étendre, et il me fait envie de manger à une bonne table où il ne soit point Il a surtout un palais sûr, qui ne prend point le change, et il ne s'est jamais vu exposé à l'horrible inconvénient de manger un mauvais ragoût ou de boire du vin médiocre. C'est un personnage illustre dans son genre, et qui a porté le talent de se bien nourrir jusques où il pouvait aller. On ne recevra plus un homme qui mange tant et qui mange si bien; aussi est-il l'ar

1. Le meilleur. Cette répétition est fort élégante. Les anciens se servaient volontiers de ces artifices de langage, qu'on dédaigne trop de nos jours.

2.

Réplétion. » Charge de l'estomac, quand on a trop bu et trop mangé.

3. De l'extinction. Au moyen de, au prix de.

4. Qui est est ici employé dans le même sens et avec le même nombre où l'on mettrait c'est.

5. De quels plats on a relevé, etc. De quels plats a été entouré le premier service, pour le mieux faire valoir.

6. Hors-d'œuvre. Plats qu'on sert au delà de ceux qui pouvaient être allendus dans la disposition régulière d'un festin.

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7. Autant qu'il peut s'étendre. Quàm late patet, dans toute son étendue 8. Où il ne soit point.

Il prend soin d'y servir des mets fort délicats.
Oui; mais je voudrais bien qu'il ne s'y servit pas;
C'est un fort méchant plat que sa sotte personne,
Et qui gate, à mon goût, tous les repas qu'il donne.
MOLIÈRE, Le Misanthrope 1. 5.

9. Illustre. Cette ironique admiration est fort plaisante.

bitre des bons morceaux, et il n'est guère permis d'avoir du goût pour ce qu'il désapprouve. Mais il n'est plus; il s'est fait du moins porter à table jusqu'au dernier soupir'. Il donnait à manger le jour qu'il est mort. Quelque part où il soit, il mange; et s'ii revient au monde, c'est pour manger 2.

Ruffin, commence à grisonner; mais il est sain', il a un visage frais et un œil vif qui lui promettent encore vingt années de vie, il est gai, jovial, familier, indifférent; il rit de tout son cœur, et il rit tout seul et sans sujet; il est content de soi, des siens, de sa petite fortune; il dit qu'il est heureux. Il perd son fils unique, jeune homme de grande espérance, et qui pouvait un jour être l'honneur de sa famille; il remet sur d'autres le soin de le pleurer. Il dit: Mon fils est mort, cela fera mourir sa mère, et il est consolé *. Il n'a point de passions; il n'a ni amis ni ennemis; personne ne l'embarrasse, tout le monde lui convient, tout lui est propre; il parle à celui qu'il voit une première fois avec la même liberté et la même confiance qu'à ceux qu'il appelle de vieux amis, et il lui fait part bientôt de ses quolibets et de ses historiettes on l'aborde, on le quitte sans qu'il y fasse attention; et le même conte qu'il a commencé de faire à quelqu'un, il l'achève à celui qui prend sa place.

* N** est moins affaibli par l'âge que par la maladie, car il ne passe point soixante-huit ans; mais il a la goutte, et il est sujet à une colique néphrétique; il a le visage décharné, le teint verdâtre et qui menace ruine; il fait marner sa terre, et il compte que de quinze ans entiers il ne sera obligé de la fumer; il plante un jeune bois, et il espère qu'en moins de vingt années il lui don

1. Jusqu'au dernier soupir.. C'est là ce qui s'appelle suivre le précepte de l'Art poétique (i, 126):

Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.

2. C'est pour manger. Il faudrait régulièrement: ce sera. Le présent est plus vif, et met la chose sous les yeux.

3. Ruffin. Ce portrait semble parfaitement convenir à M. de Coulanges, le joyeux parent et correspondant de madame de Sévigné.

4. Sain se trouve rarement appliqué à une personne.

5. Consolé. Ce contraste du plus grand malheur et de la plus grande indifférence est fort original et rendu avec une brièveté saisissante.

D

6. Qui menace ruine. Qui annonce une mauvaise santé, une mort prochaine. La Fontaine (Fables, vII, 6) avait dit avant La Bruyère, par une figure analogue:

Les ruines d'une maison

Se peuvent réparer que n'est cet avantage

Pour les ruines du visage.

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