Page images
PDF
EPUB

princes, soit dans les conseils. Une manière de faire des grâces', qui est comme un second bienfait; le choix des personnes que l'on gratifie; le discernement des esprits, des talents et des complexions, pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres. Un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur parti et le plus juste; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit, jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis; une mémoire heureuse et très-présente, qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes. Une vaste capacité, qui s'étende non-seulement aux affaires de dehors, au commerce, aux maximes d'État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par la conquête de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails de tout un royaume; qui en bannisse un culte faux, suspect, et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontre ; qui abolisse des usages◄ cruels et impies, s'ils y règnent; qui réforme les lois et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus, qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et plus de majesté par des édifices somptueux. Punir sévèrement les vices scandaleux; donner, par son autorité et par son exemple, du crédit à la piété et à la vertu; protéger

4.Manière de faire des grâces. Lorsque Boileau récita devant la cour sa pr mière épitre Voilà qui est admirable, s'écria le roi; je vous louerais davantage, si Vous ne m'aviez pas tant loué. » Et il lui donna une pension de deux mille livres 2.Calte faux. Pourquoi revenir sur ce triste sujet? C'était déjà trop d'en avoir parlé une fois.

3. S'il s'y rencontre. Tournure gauche et lourde. L'auteur trace le caractère d'un souverain parfait où Louis XIV est désigné à chaque trait sans être nommé. Il se sert de cette phrase conditionnelle pour ne point renoncer à ces allusions d'ailleurs fort transparentes, qui rendent la louange indirecte et un peu plus délicate. 4. Des usages. Le duel. Voyez le chap. XIII, de la Mode.

5. Qui réforme les lois. Louis XIV avait fait préparer par Séguier, Lamoignon, Talon, des codes spéciaux, qui ne sont pas un de ses moindres titres de gloire. Boileau a dit en parlant de l'ordonnance de 1667:

Déjà de tous côtés la chicane aux abois
S'enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois.
Oh! que ta main par ià va sauver de pupilles!
Que de savants plaideurs désormais inutiles!

Ep. 1, v. 147-450, de l'édit. annotée de M. Julien Travers

Par son exemple. Voilà une louange bien maladroite.

3

4

l'Église, ses ministres, ses droits, ses libertés '; ménager ses peuples comme ses enfants ; être toujours occupé de la pensée de les soulager, de rendre les subsides légers, et tels qu'ils se lèvent sur les provinces sans les appauvrir. De grands talents pour la guerre; être vigilant, appliqué, laborieux; avoir des armées nombreuses, les commander en personne; être froid dans le péril, ne ménager sa vie que pour le bien de son État, aimer le bien de son État et sa gloire plus que sa vie. Une puissance très-absolue, qui ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue et à la cabale; qui ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits, qui les rapproche, et sous laquelle tous plient également. Une étendue de connaissances qui fait que le prince voit tout par ses yeux, qu'il agit immédiatement et par lui-même; que ses généraux ne sont, quoique éloignés de lui, que ses lieutenants, et les ministres que ses ministres. Une profonde sagesse, qui sait déclarer la guerre, qui sait vaincre et user de la victoire; qui sait faire la paix, qui sait la rompre; qui sait quelquefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir, qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusques où l'on doit conquérir. Au milieu d'ennemis cou verts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences; former et exécuter des projets d'édifices surprenants. Un génie enfin supérieur et puissant, qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étran gers; qui fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille 7, unie parfaitement sous un mème chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde.

4. Ses libertés. » Allusion à la fameuse déclaration rédigée par Bossuet, touchant l'église gallicane.

2. Ses enfants. C'est par trop compter sur la crédulité de ses lecteurs.

3. Ne ménager sa vie. Louis ne s'exposait pas volontiers; on connait les vers de Boileau :

4.

Louis, les animant du feu de son courage,

Se plaint de sa grandeur qui l'attache aù rivage.
Epitre Iv, v. 143–444.

Distance infinie. Louange juste et d'une grande portée. Il faut voir comme Saint-Simon s'emporte contre ce long règne de vile bourgeoisie.

D

5. Vaincre. Occupation de la Franche-Comté, suivie de la paix d'Aix-la-Chapelle. 6. Contraindre. La paix de Nimègue (4678), qui avait été conclue successivement avec ia Hollande, l'Espagne, l'empereur et les princes allemands.

D

7. Une seule famille. Cette pensée juste et patriotique termine heureusement ee magnifique éloge. Il faut pardonner beaucoup, après tout, à ceux qui ont trop vanté Louis XIV. Jamais la France n'avait été si grande, si prospère et si puissante.

Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet; il faut que trop de choses concourent à la fois : l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament '; et il me paraît qu'ur monarque qui les rassemble toutes en sa personne est bien digne du nom de GRAND.

[Chapitre XI.]

DE L'HOMME.

Ne nous en portons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'euxmêmes, et l'oubli des autres; iis sont ainsi faits, c'est leur nature * : c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève. * Les hommes, en un sens, ne sont point légers, ou ne le son' que dans les petites choses: ils changent leurs habits, leur lan gage, les dehors, les bienséances; ils changent de goût quelquefois; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

4

3

* Le stoïcisme est un jeu d'esprit, et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait rire dans la pauvreté; être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifférente, qui ne devait ni réjouir, ni rendre triste, n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur; sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu

1. Le tempérament. Ce mot placé le dernier fait un singulier effe

C'est leur nature. » C'est ce que Molière fait dire à Philinte, dans le Misanthrope, 1, 1.

3. Une idée. Une pure imagination.

D

4. Les stofques. Nous disons aujourd'hui les stoiciens. Stoique ne s'empicie plus qu'adjectivement. André Chénier a dit cependant comme La Bruyère :

Qu'un sloïque aux yeux secs vole embrasser la mort.

[ocr errors]

5.Ont feint. Ont supposé, imaginé, finxerunt. C'est le sens véritable du mot, qui s'est conservé dans fiction.

6. Aux pertes de biens. Ce pluriel est un vrai latinisme. Nous dirions à la perte des biens, des amis.

4

7.Jeter est ici plus énergique et plus juste que verser Molière a dit de même

Je jette des larmes de joie. » Don Juan.

D

de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses foibles'. Au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au dessus de tous les événements et de tous les maux. Ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute; et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers, pendant que l'homme qui est en effet sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

et

* Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite, tous vices de l'âme, mais différents, qui, avec tout le rapport qui paraît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

* Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable: de même, s'il y a toujours plus

D

4. Aucun de ses foibles. Il ne faut pas s'étonner de voir La Bruyère juger aves autant de sévérité et même d'injustice la philosophie ancienne. Il est tout simple qu'il préfère sa manière d'observer et d'écrire, à celle qui lui est tout à fait opposée. Le moraliste n'étudie pas, comme le philosophe, l'homme pris en lui-même, sans tenir compte de la société au milieu de laquelle il vit; il ne cherche pas à lui dicter des règles, à lui persuader ses opinions, à expliquer ce qu'est le bonheur et la vertu, à trouver les lois qui gouvernent tout, et les liens qui unissent tout, dans le système de la nature; il prend les hommes comme ils se présentent à lui, modifiés par les besoins les passions, les préjugés de son temps; il es observe, comme il les rencontre, au hasard, sans suite, sans système, plus occupé de ce qui est que de ce qui devrait être. Molière a parlé de la tragédie exactement comme La Bruyère des stoïciens et à peu près par les mêmes raisons: « Il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver envers la fortune, accuser les destins, et dire des inju res aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance, et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. La Critique de l'Ecole des Femmes, scène VII.

[ocr errors]

2. A l'impossible. » Le stoïcien était valétudinaire toute sa vie; sa philosopie trop forte était une espèce de profession religieuse qu'on n'embrassait que par enthousiasme, où l'on faisait vou d'apathie, et sous laquelle on restait de chair avec quelque zèle qu'on travaillàt à se pétrifier. > DIDEROT.

3. Etincelle des yeux. Tournure heureuse, mais rare.

4. « Avec est ici dans le sens de malgré.

d'inconvénient à prendre un mauvais parti qu'à n'en prendre

sucun.

* Un homme inégal 'n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et dé manières différentes; il est à chaque moment ce qu'il n'était point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été il se succède à luimême. Ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? est-ce Eutichrate que vous abordez? Aujourd'hui, quelle glace pour vous! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis vous reconnaît-il bien? dites-lui votre nom ".

* Ménalque* descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir; il la referme. Il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit; et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié; il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par-dessus ses chausses *. S'il marche dans les places, il se sent tout d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage; il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes, et tomber avec lui chacun de son côté à la renverse. Il lui est arrivé

1. Un homme inégal. Collin-d'Harleville a tiré de ce caractère sa comédie da l'Inconstant.

2. Votre nom..

Voilà l'homme en effet : il va du blanc au noir,
Il condamne au matin ses sentiments du soir :

Importun à tout autre, à soi-même incommode,
Il change à tous moments d'esprit comme de mode.

Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
Aujourd'hui dans un casque, et demain dans un froc.

BOILEAU, Satire 8, v. 49-54, édit. annotée par M. J. Travers.

3. Ménalque. Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distractions: ils ne sauraient être en trop grand nombre, s'ils sont agréables; car les gouts étant différents, on a à choisir. (Note de La Bruyère.) Bien que La Bruyère se défende ici en particulier d'avoir pris pour modèle un homme de la société, et qu'il soit en effet difficile de croire qu'un même personnage lui ait fourni tous les traits qu'il rassemble, il parait constant que la plupart de ces traits doivent être attribués au duc de Brancas, l'homme le plus distrait de scn temps.

4. Chausses ou haut-de-chausses signifie la partie inférieure de l'habit de l'homme, qui prenait de la ceinture jusqu'en haut des jambes.

« PreviousContinue »