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traverser un guéret, ou le soldat de se mouiller dans une tranchée. On n'avait pas encore imaginé d'atteler deux hommes à une litière1: il y avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à la chambre ou aux enquêtes 2, d'aussi bonne grâce qu'Auguste3 autrefois allait de son pied au Capitole. L'étain dans ce temps brillait sur les tables et sur les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers; l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes se faisaient servir par des femmes; on mettait celles-ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs et de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos pères. ils savaient à qui l'on confiait les enfants des rois et des plus grands princes; mais ils partageaient le ser vice de leurs domestiques avec leurs enfants, contents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-mêmes; leur dépense était proportionnée à leur recette; leurs livrées, leurs équipages, leurs meubles, leur table, leurs maisons de la ville et de la campagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur condition: il y avait entre eux des distinctions extérieures qui empêchaient qu'on ne prît la femme du praticien pour celle du magistrat, et le roturier ou le simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le maintenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et passaient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille. Ils ne disaient point: Le siècle est dur, la misère est grande, l'argent est rare; ils en avaient moins que nous, et en avaient assez, plus riches par leur économie et par leur modestie, que de leurs revenus et de leurs domaines. Enfin, l'on était alors pénétré de cette maxime, que ce qui est dans les grands splendeur, somptuosité, magnificence, est dissipation, folie, ineptie dans le particulier.

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1. Litière. Chaise à porteurs.

2. A la chambre. Dans la première institution du parlement, il n'y avait que deux chambres et deux sortes de conseillers: l'une était la grand'chambre pour les audiences, dont les conseillers s'appelaient jugeurs, qui ne faisaient que juger; l'autre des enquêtes, dont les conseillers s'appelaient rapporteurs, qui ne faisaient que rapporter les procès par écrit.» FURETIÈRE.

3. Auguste avait ses raisons pour être si modeste.

4. Domestiques. Ils ne donnaient point à leurs enfants d'autres domestiques que les leurs propres.

5. Praticien. Celui qui est versé dans la pratique judiciaire.

[Chapitre VIII. ]

DE LA COUR.

• Le reproche, en un sens, le plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour il n'y a sorte vertus qu'on ne rassemble en lui par ce seul mot '.

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* Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage; il est profond, impénétrable; il dissimule des mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments: tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan pour sa fortune, que la franchise, la sincérité et la vertu.

* Qui peut nommer de certaines couleurs changeantes1, et qui sont diverses selon les divers jours dont on les regarde? de même, qui peut définir la cour?

* Se dérober à la cour un seul moment, c'est y renoncer le courtisan qui l'a vue le matin la voit le soir, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que lui-même y soit connu.

* L'on est petit à la cour, et, quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel, mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.

* La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paraît une chose admirable : si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

4. Mot. C'est commencer ce chapitre par une satire bien vive et bien hardle. 2. Contraint son humeur. Le duc d'Orléans, régent, disait d'un grand seigneur C'est un parfait courtisan, il n'a ni humeur, ni honneur.»

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3. Contre ses sentiments. Que de bassesses pour parvenir ! Il faut paraitre, non Das tel qu'on est, mais tel qu'on nous souhaite. Bassesse d'adulation, on encense et on adore l'idole qu'on méprise; bassesse de lâcheté, il faut savoir essuyer des dégoûts, dévorer des rebuts, et les recevoir presque comme des grâces; bassesse de dissimulation, point de sentiments à soi, et ne penser que d'après les autres; bassesse de déréglement, devenir les complices et peut-être les ministres des passions de ceux de qui Dous dépendons.... Ce n'est point là une peinture imaginée; ce sont les mœurs des cours, et l'histoire de la plupart de ceux qui y vivent. MASSILLON, Petit Caréme, Premier dimanche, p. 34 de l'édition annotée de M. Deschanel. Les divisions systėmatiques dont Massillon se sert presque toujours, affaiblissent la vigueur de son beau langage.

4. Couleurs changeantes. Il y a bien longtemps qu'on a dit que le courtisan était un Protée. C'est la mème comparaison reprise d'une manière plus familière e plus uoderne.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours, ou sur l'escalier.

* La cour ne rend pas content; elle empèche qu'on ne le soit ailleurs.

* Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour : il découvre, en y entrant, comme un nouveau monde qui lui était inconnu, ou il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

* La cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis 3.

* L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain.

* Le brodeur et le confiseur seraient superflus, et ne feraient qu'une montre inutile, si l'on était modeste et sobre : les cours seraient désertes et les rois presque seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté et commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

*Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans comme la présence du prince : à peine les puis-je reconnaître à leurs visages, leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du

4. Antichambre. La vie oisive et inutile des courtisans n'inspire encore que de l'étonnement. L'indignation viendra plus tard.

2. «Tout lui est utile. La Bruyère parle ici de lui-même.

3. Fort polis. C'est un jeu de mots spirituel, mais peut-être pas d'un goût assez sévère. P. Corneille a dit à peu près de mème, dans Polyeucte, acte iv

Toute votre félicité

Sujette à l'instabilité

En moins de rien tombe par terre,
Et comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.

4. Esclaves quelque part. Vérité triste et profonde qui ne trouve pas seulemen Son application dans les cours. Salluste fait dire à Lépide: «Les satellites de Sylla qui portent les plus grands noms de Rome, qui ont sous les yeux les beaux exemple de leurs ancêtres, par une bassesse que je ne puis assez aduiirer, out acheté le droit de vous commander en se faisant ses esclaves. Fragments, §, page 332 du Conciones annoté de M. J. Girard. Tacite a imité cette pensée dans un passage celebre: Othon était là, tendant les mains, saluant la foule, envoyant des baisers, et pour obtenir l'empire, prodigue de servilité. Omnia serviliter pro dominatione. Hist. 1, 36

leur; celui qui est honnête et modeste s'y soutien mieux', il n'a rien à réformer.

* L'air de cour est contagieux: il se prend à V** 2, comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise; on l'entrevoit en des fourriers, en de petits contrôleurs et en des chefs de fruiterie. l'on peut, avec une portée d'esprit fort médiocre, y faire de grands progrès. Un homme d'un génie élevé et d'un mérite solide ne fail pas assez de cas de cette espèce de talent pour faire son capital de l'étudier et se le rendre propre ; il l'acquiert sans réflexion, et il ne pense point à s'en défaire.

* N** arrive avec grand bruit : il écarte le monde, se fait faire place; il gratte, il heurte presque, il se nomme on respire 6, et il n'entre qu'avec la foule.

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* Il y a dans les cours des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent euxmêmes, protestent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté; ils percent la foule, et parviennent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan les voit parler, pendant qu'il se trouve heureux d'en être vu ils ont cela de commode pour les grands, qu'ils en sont soufferts sans conséquence, et congédiés de même. Alors ils disparaissent tout à la fois riches et

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1. S'y soutient mieux. Se soutient mieux dans son caractère, qui est honnête et modéré. Le panégyriste de Trajan a presque la même pensée et tire de là une louange délicate pour son prince. Car après avoir dit que c'est le propre des grands astres d'obscurcir l'éclat des petits, et que les officiers perdent presque leur dignité en présence de l'empereur, il parle de la sorte à Trajan: Vous étiez plus grand que tout le reste des hommes, sans que votre grandeur rabaissât personne; chacun n'avait pas moins d'autorité devant vous, qu'éloigné de vous; si ce n'est que plusieurs devenaient plus considérables et plus respectables par la considération et par le respect que vous témoigniez avoir vous-même pour eux. » BOUHOURS.

2. V. Versailles. Dans les cinq premières éditions, le nom était en blanc, sans lettre initiale, et il n'y avait que deux étoiles.

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3. Fourriers. Officier qui marque les logis pour le roi et toute sa cour, quand il Voyage. Contrôleurs. Officier qui règle ou certifle les dépenses intérieures de la maison. Chefs de fruiterie. Officier qui prépare les fruits pour servir sur la table du roi.

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4. Faire son capital de l'étudier. Regarder cette étude comme une chose capitale 5. Il gratte. » Gratter se dit chez les princes de ceux qui font un petit bruit avec les ongles à la porte, afin que l'huissier leur ouvre. Il n'est pas permis de heurter à la porte du roi, mais seulement de gratter.» FURETIÈRE.

6. On respire. » Le nom de ce courtisan si bruyant n'a rien que de commun.

7. Aventuriers. » Le marquis de Caretti, fameux médecin empirique dont il sera encore question ailleurs.

décrédités; et le monde qu'ils viennent de tromper, est encore prêt d'être trompé par d'autres.

* Vous voyez des gens qui entrent sans saluer que légèrement ' qui marchent des épaules, et qui se rengorgent comme une femme, ils vous interrogent sans vous regarder; ils parlent d'un ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent au-dessus de ceux qui se trouvent présents; ils s'arrêtent, et on les entoure; ils ont la parole, président au cercle, et persistent dans cette hauteur ridicule et contrefaite, jusqu'à ce qu'il survienne un grand, qui, la faisant tomber tout d'un coup par sa présence, les réduise à leur naturel, qui est moins mauvais.

* Les cours ne sauraient se passer d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faibles, et flattent toutes les passions : ils leur soufflent à l'oreille des grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables, devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches; ils font les modes, raffinent sur le luxe et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages, ils ont eux-mêmes des habits où brillent l'invention et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais qu'après les avoir renouvelés et embellis. Ils mangent délicatement et avec réflexion, il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essayent, et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la même adresse qu'ils l'ont élevée. Dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus;

4. Sans saluer que légèrement. Que ainsi employé avec ellipse de sinon ou si ce n'est, fait une tournure élégante et qui se rencontre souvent dans les bons écrivains Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?» MOLIÈRE, Le Bourgeois Gentilhomme, III, 12.

Que vois-je autour de moi que des amis vendus,
Qui sont de tous mes pas les témoins assidus?
RACINE, Britannicus.

Voltaire remarque que ce vers:

Et pour qui mépriser tous nos rois que pour lui?

est digne du grand Corneille. Aussi l'a-t-il imité dans Alzire:

Ai-je fait un seul pas que pour te rendre heureuse?

2. Courtisans. Langlée dont nous avons déjà parlé.

3. Dévoués aux femmes. Nous voyons dans Madame de Sévigné que Langlée fit remettre une robe magnifique à Mme de Montespan, sans faire connaitre d'où elle venait. Le roi néanmoins lui en sut beaucoup de gre.

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