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* La cause la plus immédiate de la ruine et de la déroute des personnes des deux conditions, de la robe et de l'épée, est que l'état seul, et non le bien, règle la dépense.

* Si vous n'avez rien oublié pour votre fortune, quel travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel repentir!

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* Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée; il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu'il lui dit il déploie un ample mouchoir 2, et se mouche avec grand bruit; il crache fort loin, et il éternue fort haut; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre : il tient le milieu en se promenant avec ses égaux; il s'arrête, et l'on s'arrète; il continue de marcher, et l'on marche : tous se règlent sur lui il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler; on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient,. présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche.

1. L'état. La condition, la profession.

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2. Mouchoir. La Bruyère a choisi à dessein les circonstances les plus familières, les plus simples, celles où il semble que tous les hommes devraient être les mêmes.Montesquieu a dit de même : « Je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer. »

3. Plus de place. » Saint-Simon dit en parlant d'un homme fort vaniteux : Son moiétait comme une machine pneumatique qui attirait l'air autour de lui et n'en laissait plus pour personne de ceux qui l'approchaient. »

4 « Vous le voyez. » On le voit en effet, et c'est tout une peinture aussi vraisemblable que fine.

5. Abaisser son chapeau. » On n'avait point l'habitude de rester toujours tête nue en société. Les chapeaux de ce temps étaient du reste beaucoup moins disgracieux et moins gênants que les nôtres

6. « Libertin. » Raisonnant avec liberté, avec hardiesse sur les affaires et les choses touchant la religion et ses dogmes Molière a fait dire par un dévot aveugle, à un personnage qui raisonne sur la vraie et la fausse dévotion:

Mon frère, ce discours sent le libertinage.

Tartuffe, acte I.

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Phédon' a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec, et le visage maigre. il dort peu, et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l'esprit, l'air d'un stupide : il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus; et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal; il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter. Il ne fait point rire il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent; il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services: il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide; il marche doucement et légèrement; il semble craindre de fouler la terre il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent; il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir, il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place, il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau : il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siége; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des mi nistres et du ministère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie; il n'en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre 4

4. Phédon. Ces deux portraits font pendant l'un à l'autre et ressortent mieux

par .e contraste.

2 De fouler la terre. On ne peut rendre d'une manière plus fine et plus sensible le sentiment d'infériorité que lui inspire sur lui-même sa condition. Vauvenargues s'est souvenu de ce portrait dans le passage suivant: Si l'on pouvait dans la médiocrité n'ètre ni glorieux, ni timide, ni envieux, ni flatteur, ni préoccupé des besoins et des soins de son état, lorsque le dédain et les manières de tout ce qui nous environne concourent à nous abaisser; si l'on savait alors s'élever, se sentir, résister à la multitude! Mais qui peut soutenir son esprit et son cœur au-dessus de sa condition? Qui peut se sauver des faiblesses que la médiocrité traîne après soi?»

3. Prévenu des ministres. En faveur des ministres. On emploierait bien ici la préposition latine de.

4. Il est pauvre. Voyez la notice de Suard, en tête du volume.

Chapitre VII.]

DE LA VILLE.

* L'on se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs, au Cours' ou aux Tuileries, pour se regarder au visage et se désapprouver les uns les autres. L'on ne peut se passer de ce même monde que l'on n'aime point, et dont l'on se moque.

L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé; et, selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne. * Tout le monde connaît cette longue levée qui borne et qui resserre le lit de la Seine, du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'elle vient de recevoir les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule; on les voit de fort près se jeter dans l'eau, on les en voit sortir : c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore; et quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus 6.

* Dans ces lieux d'un concours général, où les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe, et pour recueillir le fruit de leur toilette7, on ne se promène pas avec une compagne par la nécessité de la conversation; on se joint ensemble pour se

1. Au Cours. Le cours la Reine, promenade plantée de quatre rangs d'arbres le long de la Seine, dans une partie de l'emplacement actuel des Champs-Elysées. Une promenade. Vincennes.

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3. Le moins de l'équipage.» Latinisme qui n'a pas été adopté par l'usage.

4. Cette longue levée. C'est aujourd'hui le quai Saint-Bernard, sur la rive gauche de la Seine. - Qu'elle vient de recevoir. » Le confluent de la Seine et de la Marne est, environ, une lieue plus haut.

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5. S'y baignent au pied. Se baignent au pied de cette levée. La construction n'est pas assez claire.

6. Ne s'y promènent plus. La Bruyère écrivait ceci en 1690, époque de la cinquième édition de ses Caractères. Dans ce temps-là les hommes allaient se baigner dans la Seine, au-dessus de la porte Saint-Bernard, qui était située sur le quai et un peu audessus du pont de la Tournelle. Les bords de la rivière devenaient alors une promenade très-fréquentée par beaucoup de femmss. Les poetes satiriques ou comiques se sont beaucoup moques du choix de cette promenade; il y eut une comédie intitulée les Bains de la porte Saint-Bernard, qui fat jouée en 1696, au Théâtre-Italien. 7. Le fruit de leur toilette. Expression spirituelle et recherchée.

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Par la nécessité. » Pour, à cause de. On dirait très-bien: on ne se promène point par nécessité, » en supprimant l'article la.

rassurer sur le tnéâtre, s'apprivoiser avec le pubiic, et se raf fermir contre la critique' : c'est là précisément qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les passants, pour ceux même en faveur de qui l'on hausse sa voix; l'on gesticule et l'on badine, l'on penche négligemment la tête, l'on passe et l'on repasse.

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* La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon, et leurs mots pour rire: tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs; cela va jusques au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme du monde d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger: il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume: il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société celui-ci s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle n'entend point, et paraisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent euxmêmes que parce qu'ils les ont faites; ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son ha

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1. Se raffermir contre la critique. Développement ingénieux de l'expression vul gaire apprendre son rôle.

2. Pour ceux même. On parle pour ces passants en faveur de qui on va mêm usqu'à élever la voix.

3. Entètement. Est aujourd'hui synonyme d'opiniâtreté. Du temps de La Bruyère Il avait une signification plus étendue. Cet homme a un grand entétement pour cette femme, elle le gouverne absolument. Les louanges sont le parfum qui entête le plus et dont on ne se rassasie point. Cet homme est fort entété de sa grandeur, de la noblesse de sa maison, de son procès, il en parle continuellement. FURETIÈRE. 4. L'homme du monde, etc. L'homnie du meilleur esprit du monde.

5. Etranger. Cette expresion amène naturellement la comparaison qui suit. 6. La coutume. Droit particulier, ou municipal, établi par l'usage en certaines provinces, qui a force de loi, depuis qu'il a été rédigé par écrit. FURETIÈRE. — Il y avait la coutume de Paris, de Normandie, etc. Aujourd'hui, dans la même phrase, nous nous servirions du pluriel, les coutumes.

billement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une même coterie; il y a toujours, dès la première année, des semences de division pour rompre dans celle qui doit suivre l'intérêt de la beauté, les in cidents du jeu, l'extravagance des repas, qui, modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent ia république, et lui portent enfin le coup mortel il n'est en fort peu de temps non plus parlé de cette nation que des mouches de l'année passéc.

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* Il y a dans la ville la grande et la petite robe 2, et la première se venge sur l'autre des dédains de la cour, et des petites humiliations qu'elle y essuie de savoir quelles sont leurs limites, où la grande finit, et où la petite commence, ce n'est pas une chose facile. Il se trouve même un corps considérable 3 qui refuse d'être du second ordre, et à qui l'on conteste le premier : il ne se rend pas néanmoins, il cherche au contraire, par la gravité et par la dépense, à s'égaler à la magistrature, ou ne lui cède qu'avec peine: on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'indépendance de sa profession, le talent de la parole, et le mérite personnel, balancent au moins les sacs de mille francs que le fils du partisan ou du banquier a su payer pour son office *.

* Vous moquez-vous de rêver en carrosse, ou peut-être de vous y reposer? Vite, prenez votre livre ou vos papiers, lisez, ne saluez qu'à peine ces gens qui passent dans leur équipage, ils vous en croiront plus occupé; ils diront: Cet homme est laborieux, infatigable; il lit, il travaille jusque dans les rues ou sur la route. Apprenez du moindre avocat qu'il faut paraître accablé d'affaires, froncer le sourcil, et rêver à rien très-profondément; savoir à propos perdre le boire et le manger, ne faire qu'apparoir dans sa maison, s'évanouir et se perdre comme un fantôme dans le sombre de son cabinet; se cacher au public, éviter le théâtre,

4. Dans celle. Dans l'année qui doit suivre.

2.

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Grande et petite robe. Les officiers, les conseillers, les avocats, et les procureurs, aujourd'hui les avoués.

3. Un corps considérable. Les avocats.

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4.Office. C'est une attaque indirecte, mais qui porte coup contre la vénalité des charges. Cette gangrène qui ronge depuis longtemps toutes les parties de l'État. SAINT SIMON. Il est singulier que cet abus, qui n'a été aboli que par la révolution de 1789, ait pu subsister si longtemps, sans exciter plus de réclamations.

5. Apparoir. Apparaitre; terme de palais que auteur emploie ici à dessein. Le sombre de son cabinet. Locution précieuse qui n'est point restée dans la

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langue.

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