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vie un désir secret et enveloppé de la mort d'autrui : le plus heureux dans chaque condition est celui qui a plus de choses à perdre par sa mort, et à laisser à son successeur.

* L'on dit du jeu qu'il égale les conditions'; mais elles se trouvent quelquefois si étrangement disproportionnées, et il y a entre telle et telle condition un abîme d'intervalle si immense et si profond, que les yeux souffrent de voir de telles extrémités se rapprocher: c'est comme une musique qui détonne, ce sont comme des couleurs mal assorties, comme des paroles qui jurent et qui offensent l'oreille, comme de ces bruits ou de ces sons qui font frémir: c'est, en un mot, un renversement de toutes les bienséances. Si l'on m'oppose que c'est la pratique de tout l'Occident, je réponds que c'est peut-être aussi l'une de ces choses qui nous rendent barbares à l'autre partie du monde, et que les Orientaux qui viennent jusqu'à nous remportent sur leurs tablettes je ne doute pas même que cet excès de familiarité ne les rebute davantage que nous ne sommes blessés de leur zombaye et de leurs autres prosternations.

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* Une tenue d'états, ou les chambres" assemblées pour une affaire très-capitale, n'offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux qu'une table de gens qui jouent un grand jeu : une triste sévérité règne sur leurs visages; implacables l'un pour

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1. Qu'il égale les conditions. Langlée, dit Mme de Sévigné, est fier et familier au possible: il jouait l'autre jour au brelan avec le comte de Grammont, qui lui dit sur quelques manières un peu libres: Monsieur de Langlée, gardez ces familiarités-là pour quand vous jouerez avec le roi. A Madame de Grignan, janvier 1672.

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2.Qui jurent. Qui ne peuvent s'accorder entre elles.

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3. Zombaye. Voyez les relations du royaume de Siam. (Note de La Bruyère.) En 1684, un ambassadeur vint complimenter Louis XIV au nom du roi de Siam. Louis fat très-sensible à ce témoignage de l'étendue de sa renommée.

4.

Une tenue d'états.» Étals se dit des assemblées qui se font en quelques provinces, qui se sont conservées en la possession de ce droit, afin d'erdonner elles-mêmes des contributions qu'elles doivent faire pour soutenir les charges de l'Etat, et les régler et faire payer; comme sont les provinces de Bretagne, de Languedoc, de Bourgogne et de la Franche-Comté. » FURETIERE.

5. Les chambres. Dn parlement.

6. Rien. Vient du latin res et signifie quelque chose. Molière a dit : « Je me suis plu à la peinture, et, parfois, je manie le pinceau, contre la coutume de France qui ne veut pas qu'un gentilhomme sache rien faire. Le Sicilien, 10. — Voyez aussi dans les Femmes savantes (11, 6) comment Bélise explique à Martine que la négation pas doit être supprimée devant rien:

Ne servent pas de rien!

De pas mis avec rien tu fais la récidive;

Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

La Bruyère aurait du se souvenir de cette comique leçon de grammaire.

l'autre, et irréconciliables ennemis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions: le hasard seul, aveugle et farouche divinité, préside au cercle, et y décide souverainement : ils l'honorent tous par un silence profond, et par une attention dont ils sont partout ailleurs fort incapables; toutes les passions, comme suspendues, cèdent à une seule le courtisan alors n'est ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même dévot.

* L'on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le gain ont illustrés ', la moindre trace de leur première condition: ils perdent de vue leurs égaux, et atteignent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la fortune du dé ou du lansquenet les remet souvent où elle les a pris.

* Je ne m'étonne pas qu'il y ait des brelans publics, comme autant de piéges tendus à l'avarice des hommes, comme des gouffres où l'argent des particuliers tombe et se précipite sans retour, comme d'affreux écueils où les joueurs viennent se briser et se perdre; qu'il parte de ces lieux des émissaires pour savoir à heure marquée qui a descendu à terre avec un argent frais d'une nouvelle prise2, qui a gagné un procès d'où on lui a compté une grosse somme, qui a reçu un don, qui a fait au jeu un gain considérable; quel fils de famille vient de recueillir une riche succession, ou quel commis imprudent veut hasarder sur une carte les deniers de sa caisse. C'est un sale et indigne métier, il est vrai, que de tromper; mais c'est un métier qui est ancien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre d'hommes que j'appelle des brelandiers; l'enseigne est à leur porte, on y lirait presque : Ici l'on trompe de bonne foi; car se voudraient-ils donner pour irréprochables? Qui ne sait pas qu'entrer et perdre dans ces maisons

4. Illustrés. La clef dit : « Morin qui avait fait en Angleterre une grande fortune au jeu, d'où il est revenu avec plus de douze cent mille livres qu'il a perdues depuis. Il est à présent fort petit compagnon, au lieu que dans sa fortune il fréquentait tous les plus grands seigneurs.

2. Prise Sur les vaisseaux ennemis.

3. C'est un métier..

Pourtant c'est un trafic qui suit toujours sa route,
Où, bien moins qu'à la place, on a fait banqueroute,
Et qui dans le brelan se maintient bravenient,
N'en déplaise aux arrêts de notre parlement.

REGNIER. Sat. J.

est une même chose ? Qu'ils trouvent donc sur leur main autant de dupes qu'il en faut pour leur subsistance, c'est ce qui me passe.

* Mille gens se ruinent au jeu1, et vous disent froidement qu'ils ne sauraient se passer de jouer quelle excuse! Y a-t-il une passion. quelque violente ou honteuse qu'elle soit, qui ne pût tenir ce même langage? Serait-on reçu à dire qu'on ne peut se passer de voler, d'assassiner, de se précipiter 2? Un jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans bornes, où l'on n'a en vue que la ruine totale de son adversaire, où l'on est transporté du désir du gain, désespéré sur la perte, consumé par l'avarice, où l'on expose sur une carte ou à la fortune du dé la sienne propre, celle de sa femme et de ses enfants, est-ce une chose qui soit permise, ou dont l'on doive se passer? Ne faut-il pas quelquefois se faire une plus grande violence, lorsque, poussé par le jeu jusques à une déroute universelle, il faut même que l'on se passe d'habits et de nourriture, et de les fournir à sa famille?

Je ne permets à personne d'être fripon, mais je permets à un fripon de jouer un grand jeu : je le défends à un honnête homme, c'est une trop grande puérilité que de s'exposer à une grande perte.

* Il n'y a qu'une affliction qui dure, qui est celle qui vient de la perte de biens le temps, qui adoucit toutes les autres, aigrit celle-ci; nous sentons à tous moments, pendant le cours de notre vie, où le bien que nous avons perdu nous manque.

4. Se ruinent au jeu. L'exemple au roi et de la cour avait mis le jeu à la mode. On jouait partout avec une fureur qui justitie la véhémence de ce passage. Les lettres de Mme de Sévigné sont pleines de conseils et de plaintes à l'adresse de sa fille, qui au milieu d'embarras et de dépenses de toutes espèces, se ruinait au jeu pour bien tenir son rang en province.

2. De se précipiter.» Dans tous les excès des vices. Ce verbe ainsi employé sans complément n'est pas suffisamment clair.

3. D'être fripon. Si l'on jouait beaucoup à la cour, on ne s'y piquait pas d'une probité scrupuleuse : Personne, dit Saint-Simon, n'était plus au goût du roi que le duc de C. et n'avait usurpé plus d'autorité dans le monde. Il était splendide en tout, grand joueur et ne s'y piquait pas d'une fidélité bien exacte. Plusieurs grands seigneurs en usaient de même et on en ríait. » - Les femmes surtout étaient d'une insigna mauvaise foi. Les joueuses en se quittant prononçaient une formule par laquelle on se faisait un don réciproque de ce qui aurait pu dans la partie ne pas être légitimement gagné. Hamilton, qui à raconté d'une manière si piquante les faits et gestes de sor. beau-frère, vante comme des prouesses des friponneries dont la moindre serait de ses jours un déshonneur ineffaçable.

4. Où. En quoi.

Vous devez n'avoir soin que de me contenter.

C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.
MOLIERE, Tartuffe.

* Il fait bon avec celui qui ne se sert pas de son bien à ma rier ses filles, à payer ses dettes, ou à faire des contrats, pourvu que l'on ne soit ni ses enfants 2, ni sa femme.

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* Ni les troubles 3, Zénobie1, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence: vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate pour y élever un superbe édifice; l'air y est sain et tempéré, la situation en est riante; un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus belle demeure; la campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l'airain et le porphyre; les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer, à ceux qui voyagent vers l'Arabie, de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter, avant de l'habiter vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine, employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers, que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main des hommes; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les

4. Il fait bon. » Locution restée populaire, et dont on ne se sert plus guère, je re sais pourquoi, dans le langage écrit.

2. Ni ses enfants. On peut très-bien se rapporter à un substantif pluriel:

De tous vos façonniers on n'est pas les esclaves.

MOLIÈRE, Tartuffe, acte 1, sc. 6.

« On n'est pas des esclares pour supporter de si mauvais traitements. » Académie. 3. Ni les troubles. » On croit au premier coup d'œil n'avoir affaire qu'à des frag ments rangés les uns après les autres, et l'on marche dans un savant dédale où le fil ne cesse pas. Chaque pensée se corrige, se développe, s'éclaire par les environnantes. Puis l'imprévu s'en mêle à tout moment, et l'on est plus d'une fois enlevé à de soudaines hauteurs que le discours continu ne permettrait pas. SAINTE-BEUVE.

4. Zénobie, reine de Palmyre prit, à la mort d'Odénat son mari, le titre de reine d'Orient. L'empereur Aurélien marcha contre elle, battit ses troupes et la fit prisonnière dans sa capitale. Elle fut conduite à Rome où elle orna le triomphe du vainqueur, l'an 272 après Jésus-Christ.

5. Une plus belle demeure. » Description rapide, mais bien touchée et gracieuse. 6. Grues. Machines pour élever les pierres dans les grands bâtiments en con struction.

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péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l'embellir, et la rendre plus digne de lui et de sa fortune 2.

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* Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux, vous enchantent, et vous font récrier d'une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l'extrême bonheur du maître qui la possède il n'est plus, il n'en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous; il n'y a jamais eu un jour serein, ni une nuit tranquille; il s'est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit: ses créanciers l'en ont chassé; il a tourné la tête 1, et il l'a regardée de loin une dernière fois; et il est mort de saisissement.

* L'on ne saurait s'empêcher de voir dans certaines familles ce qu'on appelle les caprices du hasard ou les jeux de la fortune il y a cent ans qu'on ne parlait point de ces familles, qu'elles n'étaient point. Le ciel tout d'un coup s'ouvre en leur faveur; les biens, les honneurs, les dignités, fondent sur elles à plusieurs reprises; elles nagent dans la prospérité. Eumolpe, l'un de ces hommes qui n'ont point de grands-pères, a eu un père du moins qui s'était élevé si haut, que tout ce qu'il a pu souhaiter pendant le cours d'une longue vie, ç'a été de l'atteindre, et il l'a atteint. Était-ce dans ces deux personnages éminence d'esprit, profonde capacité ? était-ce les conjonctures? La fortune enfin ne leur rit plus, elle se joue ailleurs, et traite leur postérité comme leurs ancêtres.

1. Achètera un jour. » « Ces terres et ces seigneuries qu'il avait ramassées comme une province avec tant de soin et de travail, se partageront en plusieurs mains, et tous ceux qui verront ce grand changement diront, en levant les épaules et regardant avec étonnement les restes de cette fortune ruinée: Est-ce là que devait aboutir toute cette grandeur formidable au monde? Est-ce là ce grand arbre dont l'ombre couvrait toute la terre? Il n'en reste plus qu'un tronc inutila. Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre? Je n'aperçois plus qu'un peu d'écume. O homme! que penses-tu faire? et pourquoi te travailles-tu si vainement? BOSSUET, Sermon contre l'ambition. La Bruyère peut très-bien ici supporter la comparaison avec le plus grand de nos orateurs.

2. Et de sa fortune. Souvenir du mot fameux de César an patron de la barque, qui le conduisait à travers la tempête: Tu portes César et sa fortune.» - Voyez, pour fappréciation de cet éloquent passage, la notice de Suard, en tête du volume. 3. D'une première vue. Du premier coup d'œil.

4. Il a tourné la tête. Ce passage est d'un pathétique simple et vrai. La Bruyère, qui s'est tant indigné contre le faste des parvenus, nous attendrit à présent sur leur chute, et rend avec la même vivacité les impressions les plus différentes.

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5. Qu'elles n'étaient point, pour « qu'elles n'étaient point connues. familière dont l'auteur s'est souvent servi.

Hyperbole

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