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quisse de l'art, écrite d'une plume trop pressée.

L'attention de la commission s'est plus particulièrement portée sur la Joconde de MM. Paul Je me plaignais tout à l'heure de la tragédie Foucher et Regnier; Péril en la demeure, de absente: j'oubliai que la Médée de M. Legou- M. Octave Feuillet, les Jeunes gens, de M. Léon vée, était enfin arrivée devant la rampe en | Laya, l'auteur encore meurtri de ce dithyrambe franchissant deux fois les Alpes; la Ristori, en l'honneur du parfait notaire, qui s'appelle dans un pli de sa chlamyde grecque, nous a les Pauvres d'esprit; le Médecin des Enfants, rapporté cette petite fille du Mérite des Femmes, de MM. Anicet-Bourgeois et Adolphe Dennery, que Rachel trop superbe avait jadis dédaignée. et le Demi-Monde, de M. Alexandre Dumas Ainsi 1856, affligé déjà de la cherté des fils. vivres et de la rareté des maisons, n'aura point à gémir sur un malheur de plus l'absence complète de la tragédie, qu'aucune comète de fâcheuse augure n'avait du reste annoncée.

Et maintenant, salut à l'année nouvelle !... Je ne sais quelles comédies ou quels drames elle nous apporte dans ses mains encore fermées. Mais ce que depuis deux ans je faisais dans un autre recueil, sous la même direction, j'es- | père le faire encore ici une critique rapide du théâtre contemporain, qui, à défaut d'autres mérites, aura du moins celui d'une sincérité entière. LOUIS ENAULT. P. S. Ces lignes étaient écrites quand le Moniteur est venu nous apporter un document qui intéresse trop vivement l'art dramatique pour que nous avons le droit de le passer sous silence. Je veux parler du rapport de M. Sainte-Beuve, chargé de présenter les conclusions de la commission instituée pour juger le concours ouvert aux auteurs dramatiques par l'arrêté ministériel du 12 octobre 1851.

Les pièces jugées par la commission sont celles de 1855. Nous n'avons pas à étudier le rapport dans toute son étendue. Qu'il nous suffise de signaler ses conclusions générales; elles sont de tout point négatives. La commission n'a trouvé aucun ouvrage digne des encouragements proposés. C'est là un résultat fâcheux : il est toujours regrettable, quand l'État offre des récompenses, que personne ne se trouve là pour les recevoir, et qu'une enquête sur le mérite d'une année se termine par un procèsverbal de carence.

Ces diverses pièces ont été de la part de l'honorable rapporteur, l'objet d'une critique sagace et fine, et souvent elles lui ont fourni l'occasion de nous montrer des vues ingénieuses et neuves. Dans le juge du Demi-Monde nous avons retrouvé l'auteur de Volupté.

Peut-être aux yeux du public qui a si longtemps applaudi le Demi-Monde, le jugement de la commission paraîtra-t-il trop sévère. Que l'on n'oublie point cependant les termes si précis de l'arrêté ministériel. Il parle d'un ouvrage qui serait de nature à servir à l'enseignement des classes laborieuses par la propagation d'idées saines et le spectacle de bons exemples. Peut-être n'est-ce pas là tout à fait le cas du Demi-Monde.

Quoi qu'il en soit, voici la seconde année que le travail de la commission reste sans résultat, et cette conclusion vraiment triste a inspiré à M. Sainte-Beuve dès réflexions d'une portée critique incontestable. Il s'est rapproché des principes les plus vrais d'une esthétique élevée, en demandant qu'à l'avenir on ne cherchât point au théâtre une leçon si directe, et comme une mise en scène de la morale en action et un enseignement d'utilité pratique. Il a dit, et avec autant de raison que de force, qu'il fallait rendre aux choses leur vrai nom, encourager ce qui a toujours été la gloire de l'esprit aux grandes époques, ce qui est à la fois la morale et l'art, c'est-àdire l'art même dans sa plus haute expression, l'art élevé, sous diverses formes, la tragédie ou le drame en vers, la comédie dans sa mâle vigueur et dans sa franchise, l'art, en un

DON GIULIO GENOINO.

mot, assez grand pour être son but à lui-même. | lesquelles un poëte italien ne saurait vivre, Ce sont là les principes, et il n'y en a point D. Giulio fut constamment et universellement d'autres. Platon les a posés jadis de cette main aimé. C'est qu'il savait aimer lui-même. Il se ferme contre laquelle rien ne prévaudra jamais. montrait bienveillant par charité, non par -On peut s'en écarter: il faut y revenir. L. E. courtisanerie. Il se servait de son influence aux ministères pour faire du bien. Il envoyait les pauvres avec un sonnet ou quelque épigramme en dialecte aux hommes haut placés; ses vers faisaient plaisir et le plaisir, on l'a chanté, rend l'âme si bonne! Affectueux avec les pauvres, D. Giulio l'était encore avec les poëtes, ces pauvres plus fiers et plus malheureux. Bien que né dans un autre siècle, il acceptait le nôtre et ne s'insurgeait point contre la langue et la poésie contemporaines très-supérieures, surtout en Italie, à celles d'avant la révolution. Ils sont rares les hommes qui peuvent encore après la maturité. Ceux qui déclinent crient volontiers à la décadence et se croient seuls debout parmi les morts, quand seuls ils tombent parmi les vivants. Don Giulio ne connut pas ces illusions rétrospectives de la vieillesse. Il s'entoura toujours de jeunes hommes et reverdit avec eux. Il en résulte que son style italien, flasque, verbeux, enflé dans ses premières œuvres, acquit de jour en jour plus de force, de corps et de couleur Son dernier volume, publié peu de mois avant sa mort, est de beaucoup le plus remarquable. C'est ainsi qu'il arriva, sans vieillir, jusqu'à sa quatrevingt-troisième année, et quand il fut mort tous les jeunes poëtes de Naples vinrent lire des chants funèbres devant son cercueil.

Au mois d'avril dernier est mort à Naples un poëte aimable, dont les journaux français ont parlé quelquefois D. Giulio Genoino. Il était dans ce monde depuis le mois de mai 1773. Né dans Pretta Maggiore, petit endroit des environs de Naples, il descendait d'un père honoré. L'un de ses aïeux fut, il est vrai, ce fameux Genoino qui trahit Masaniello; mais pour consoler le poëte contemporain que je présente à mes lecteurs, on lui avait persuadé que cet aïeul était calomnié par l'histoire. D. Giulio le crut sur la foi de certains papiers qu'on ne lui montra pas. Un autre de ses ancêtres, comme il les appelait, avait été le confident de l'empereur Ferdinand II d'Autriche, qui l'avait nommé conseiller, puis comte. Mais D. Giulio ne fit point sonner sa noblesse et se contenta de son titre d'abbé.

Dès 1796, il se rendit à Livourne comme chapelain, ou si l'on veut, comme aumônier militaire. Il occupa plus tard à Naples, sous le roi Joachim, une place à la secrétairerie d'État, puis à la cour des comptes. Au retour des rois indigènes il fut employé à la chancellerie, puis à la censure. Il eut la triste mission de reviser les pièces qui se jouaient sur les théâtres royaux. Il perdit sa place on ne sait pourquoi; les indiscrets chuchotent que ce fut à propos d'un ballet qui déplut à la reine. Enfin il entra au ministère de l'intérieur comme simple employé ; puis il y resta comme officier et bibliothécaire. Cette dernière charge inventée pour lui, fut abolie à sa mort. Un fait justifie cette suppression: le ministère de l'intérieur n'a jamais eu de bibliothèque.

Il avait gardé, jusqu'à son dernier jour, cette mens sana in corpore sano que les anciens estimaient avant toute chose. « Je ne crois plus à la médecine, dit-il à peu près dans un sonnet en dialecte; je me donne de l'exercice en tirant chaque matin, au puits, sept à huit seaux d'eau. J'en bois une gorgée et je vais cheminant sans payer de citadine. Il conseille cette hygiène à tout le monde. « Voulezvous que votre vie ne soit pas vite usée ? Faites à pied un ou deux milles, tirez au puits un ou

Malgré ces fonctions administratives, sans deux seaux ! »

Don Giulio Genoino écrivit en italien l'Etica | digne d'Anacréon. Ce n'est pas moi qui hadramatica, son ouvrage capital, quinze vo- sarde le premier ce rapprochement, ambitieux lumes très-populaires en Italie et contrefaits peut-être; en tous cas les deux poëtes, les partout. Ce sont de petits drames enfantins deux vieillards se ressemblent, si le moderne dans le goût de Berquin et de Mme de Genlis. est loin de valoir l'ancien. Avant Genoino, le Seulement, outre les abstinences observées par dialecte avait été traité par de simples traducces deux écrivains, il s'imposa de ne réunir, teurs, comme Sitillo, Fasano, Capasso qui dans ces compositions, que des personnages s'étaient contentés de travestir l'Énéide, la du même sexe et d'être avec tout cela, dra- Jérusalem délivrée et l'Iliade. D'autres, tels matique, amusant et vrai. Plus d'un parmi les que Basile, Cortese, Lombardi, avaient essayé plus graves assure qu'il y a réussi. J'ai sous le poëme burlesque, et la Ciucceide (l'Anéide) les yeux la neuvième édition napolitaine de passe pour le modèle du genre chez le peuple l'ouvrage, elle est épuisée. napolitain. D'autres enfin, Cammarano, Davino, récemment Altavilla et Marulli, ont mis dans leurs pièces bouffonnes, dont quelquesunes sont des chefs-d'œuvre, la langue du lazzarone dans la bouche de Pulcinella. Mais nul n'avait pris le dialecte au sérieux; Genoino le premier l'assouplit à la finesse élégante du madrigal; il en fit un oiseau de Grèce au plumage lustré, à la voix caressante et parfois émue. J'en donnerai pour preuve, en terminant, une simple octave qui accompagnait une corbeille de fraises tardives. Je prie le lecteur, s'il lui est possible, de ne lire que le texte : les choses délicates se flétrissent dans l'air étranger.

Heureux avec les enfants, D. Giulio, quoique abbé, voulut s'adresser ensuite aux grandes personnes. Il entra dans les coulisses du théâtre des Florentins et y fit représenter nombre de drames et de comédies. Il avait de grandes qualités scéniques, mais le style lui manquait; ce qu'on ne souffre point en Italie. Le style ne lui vint que tard, avec les années qui semblaient le rajeunir. Cependant plusieurs de ses pièces eurent du succès et en ont encore. Je citerai, parmi les plus heureuses, Giambattista Vico, le Nozze del Zingaro, Jacopo Sannazzaro, Gli Aragonesi in Napoli, la Sposa senza saperlo, dal Vizio al Misfatto, il vero Cittadino, l'Ipocrita, Nulla di troppo, le Nozze contro il Testamento, Maddalena Scudery, etc. Enfin D. Giulio Genoino publia des liasses de vers en petits volumes qui n'ont guère cessé de paraître d'année en année depuis 1825, je crois, jusqu'à 1856. Depuis quelque dix ans, si je suis bien informé, ces publications étaient devenues périodiques, bisannuelles même au commencement. On voit la fécondité de cette yerve facile. Ces volumes s'intitulaient étrennes et s'écoulaient à Pâques et au jour de l'an. Les premiers sont faibles, les seconds passables, les derniers charmants.

Mais la patrie littéraire de Genoino n'était pas l'Italie. Enfant de Naples, il excella dans le dialecte napolitain. On peut dire qu'il refit à son image cette langue populaire en lui donnant une grâce, une tendresse, une pureté

LO RIALO DE FRAVOLE.

A NINETTA.

Me so benute mo da lo paese,
Ste ffravole addorose de ciardino,
La mamma a lo contà sbagliaje lo mese
E a ttardo se mettettero ncammino.
A tte,
Ninè che ssi tanto cortese
Nne face no presiento Genoino.
Se sape che a tte spetta lo sapore,
E ad isso avasta de senti l'addore.

LE CADEAU DE FRAISES
A NINETTE.

Elles me sont venues maintenant du pays,
Ces fraises parfumées de jardin.

La mère, en faisant son compte, se trompa de mois
Et tard elles se mirent en chemin.

A toi, Ninette, qui es si courtoise,
En fait présent Genoino.

On sait qu'à toi revient la saveur,

Et pour lui c'est assez de respirer le parfum.

surtout de celui-là. Est-il vrai que tout svit dit, comme l'avance La Bruyère dans la première ligne d'un ouvrage, qui est un long démenti de cette première ligne? Faut-il croire que l'invention ait été dévolue une fois pour toutes aux écrivains anciens? Des hommes de génie, venus les pre

L'intention mi-voilée des deux derniers vers (il s'agit d'un vieillard offrant des fraises à une jeune fille) me plaît singulièrement. C'est Genoino qui a su adoucir ainsi le patois, d'abord un peu brusque et grossier, en lui donnant la grâce des demi-teintes et l'esprit des demi-miers, ont jeté leurs conceptions dans un tel mots, En quoi il a été suivi de près, sinon dépassé, par de jeunes poëtes d'un talent exquis, parmi lesquels je tiens à citer un franco-italien, M. Achille de Lauzières. MARC MONNIER.

HISTOIRE DE LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES,

PAR HIPPOLYTE RIGAULT (1).

moule, que leurs œuvres, à l'épreuve du temps, sont demeurées comme les modèles et les vivantes formules de l'art. Agenouillée devant ces monuments littéraires, l'Imitation a voulu que l'autorité de ce passé magnifique se projetât sur tout l'avenir. Les célébrités d'autrefois sont inamovibles, dit-elle, en prenant au pied de la lettre ce mot d'Erasme, qui les appelle avtovs, id est neutiquam violandæ auctoritatis scriptores. Je proteste, s'est écriée une génération nouvelle : et répondant à l'excès par l'excès, elle a rejeté, au nom du progrès, ce riche patrimoine littéraire qui rendait le progrès plus facile; elle a cru naïvement qu'il est possible à quelqu'un, dans ce bas monde, de n'avoir pas d'ancêtres; elle nous a mis dans l'alternative de nous déshériter ou de nier l'avenir.

Pour résoudre le problème, il ne fallait être ni un ancien ni un moderne, mais un peu l'un et l'autre. M. Rigault, qui a assez vécu dans la familiarité de toutes les générations littéraires pour comprendre également l'imitation sérieuse de l'art antique et l'imitation directe de la nature, a dominé le débat en le racontant. Nourri des anciens, il a eu le bon goût de donner le plus souvent la parole aux modernes avec une sorte d'équité ma

A quoi bon, me disait un excellent homme, à quoi bon faire l'histoire des querelles littéraires? Des injures, des quolibets, des luttes stériles sur des questions frivoles, des réputations ébranlées, du papier noirci, qu'en reste-t-il? L'auteur de ce livre aurait dû prendre pour épigraphe le titre d'une fantaisie de l'immortel William : Beaucoup de bruit pour rien! · Il est vrai, lui dis-je, que les gens de lettres ressemblent aux autres hommes; ils ne leur cèdent pas en violence dans la dispute. Ils sont plus verbeux, peut-être, ce qui est une grande infirmité. Pas plus que leurs semblables, ils ne s'inquiètent de poser nettement la question qui les divise et d'en définir les termes : on s'entreégorge littérairement, on se réconcilie à peu près, puis on recommence à quelque distance. Ainsi va le monde. Et pourtant voilà un bon livre que je vais recommander aux lecteurs de la Correspon-ligne, qui les laisse s'avancer et s'égarer, avoir dance littéraire, non pas seulement parce qu'il est bien écrit et spirituel, mais parce qu'il est bien pensé. En effet l'auteur, en devenant l'arbitre de la querelle, a dû prendre une mesure préalable que les contestants avaient toujours négligée : il a posé la question. Or il se trouve que le différend, aussi mesquin en apparence qu'interminable, est une des formes les plus vives de la lutte éternelle de l'esprit de progrès contre l'autorité; vous m'accorderez qu'il mérite quelque attention de nos contemporains, qui ont pour ce progrès une prédilection très-honorable. J'avoue néanmoins qu'il ne s'agit ici que du progrès intellectuel, mais il faut pardonner aux écrivains de se préoccuper

(1) Paris, Hachette. 1856. 1 vol. in-8.

raison et avoir tort, et nous invite à nous instruire de leurs méprises et de leurs idées justes. Au milieu des prétentions réciproques, il doit prendre tour à tour, suivant que la vérité l'exige, le rôle de rapporteur, celui d'antagoniste, celui de juge; ce qu'il fait avec beaucoup d'aisance; car, à deux titres, il a qualité pour apprécier ce qu'il retrace: d'abord il tient à honneur de témoigner que l'université, à laquelle il appartient, associe généreusement toutes les admirations légitimes; puis il n'oublie pas, même à la Sorbonne, où il soutient avec éloquence ses idées sur la Querelle, qu'il est un des plus spirituels écrivains des Débats; quelque part il avoue que le critique, tel qu'il le conçoit, est aussi souvent un combattant qu'un arbitre et un pacificateur, et il nous le montre une

branche d'olivier dans une main, une épée dans l'autre.

M. Rigault avait besoin de ces qualités diverses pour traiter ou plutôt pour débrouiller un sujet à la fois très-vaste et très-subtil. La question, en effet, se déplace et change à tout moment de face ou de proportion; tantôt elle s'élève à la hauteur d'une discussion sur l'histoire du progrès, sur la loi de succession des idées et des races, tantôt elle dévie et tourne à l'étude comparée des pays et des climats. Ailleurs on se réduit à disputer sur les divers genres littéraires et sur les conditions générales de la poésie, ou bien on restreint son programme à la définition particulière de l'épopée : et alors l'Iliade et l'Odyssée forment le point du débat; au pied de la statue d'Homère s'entrechoquent les deux armées. Quelques érudits s'attardent à commenter d'une manière apocalyptique le simple et lumineux Homère, lui prêtant une symbolique digne des universités allemandes. D'autres se perdent en dissertations sans fin sur des règles de pure convention. Presque tous prétendent assigner une date officielle à la maturité de l'esprit humain, marquer l'âge d'or des sciences et des lettres; ils confondent ainsi les arts, qui, de | bonne heure, sont perfectibles, et les sciences, qui s'enrichissent de siècle en siècle. Ainsi va-t-on des plus grands problèmes aux controverses les plus menues, reculant après avoir avancé : et pourtant, à travers des méprises sans nombre, on a touché bien des vérités.

Quelle cause secrète a donc troublé sans cesse tant de gens de savoir qui s'étaient mis bravement en campagne? C'est que l'esprit qui animait l'un et l'autre parti changea aussi souvent que l'objet même de la discussion. Ni les modernes ni les anciens n'ont obéi à cette unité de convictions qui fait les victoires. Sans doute les modernes représentaient en général l'esprit d'indépendance contre la tyrannie de la tradition; mais, indisciplinés par tempérament et par mot d'ordre, ils n'eurent pas un but unique ni un champ de bataille commun. L'intérêt du débat était pour les uns purement littéraire ils voulaient s'affranchir de la tutelle des Grecs et des Latins; pour les autres, essentiellement religieux, ils prêchaient une croisade contre le polythéisme persistant et le vocabulaire mythologique de la poésie française; pour un troisième parti, celui des frondeurs et des scep

tiques, son ambition était de railler toute espèce d'idées convenues, de dogmes et de canonisations littéraires. On vit donc Fontenelle relever, au nom du pyrrhonisme, le drapeau que Desmarets et Perrault avaient arboré par ferveur catholique. Ce qui surprend davantage, c'est que le camp des anciens n'était pas mieux uni; vous imaginez peut-être de graves personnages qui opposent aux jeunes assiégeants un ensemble et une fermeté vénérables; ils se grouperont sans doute dans l'Académie, comme jadis les sénateurs, dans la curie romaine, attendirent d'un œil calme l'invasion gauloise. Hélas! non; voyez s'agiter sur sa chaire curule le rude Boileau, qui n'a jamais su contenir ses colères, ni farder sa pensée, Il frémit au spectacle de ces impiétés : car sous ses yeux et du sein même de l'Académie, naît la guerre qu'un immortel déclare aux anciens. Et quand on recueille les suffrages, Homère n'a pas la majorité.

Celui qui entreprenait de raconter une pareille histoire ne devait pas, sous peine de fausser le caractère de cette querelle, lui donner l'unité qu'elle n'eut jamais. M. Rigault, au lieu de plier les faits à une théorie préconçue, les a laissés se dérouler et former d'eux-mêmes le tissu d'un récit suivi et varié. Il s'est réservé de marquer au début les traits principaux qui font de ce débat une période de l'histoire générale du progrès; puis après avoir signalé dans l'antiquité et au moyen âge les antécédents de la querelle, il en a raconté les trois périodes dans la première figurent Desmarets de Saint-Sorlin, Bouhours, Fontenelle, les frères Perrault, Mme Dacier, Boileau, Ménage; la seconde nous fait passer en Angleterre, et là l'auteur nous donne une exposition vive et neuve des opinions de Temple, de Saint-Evremond, de Bentley, de Wotton, de Swift; puis il repasse le détroit et retrace la troisième lutte, dont La Motte, Me Dacier encore, Fénelon, Terrasson, le P. Hardoin sont les principaux acteurs. Cette revue des livres, des idées, des hommes forme une série d'analyses et de portraits, de discussions historiques et d'aperçus littéraires, qui elle-même est le germe d'une histoire comparée de la critique moderne.

Je ne m'étonnerai pas que dans un livre où se pressent tant de noms, plusieurs jugements soient contestés. Je réclamerais, par exemple, l'honneur

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