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qu'il avait eu la veille, et où une de ses amies, amenée à dire ce qu'elle pensait de lui, déclarait franchement qu'elle lui trouvait « des vertus et de la rudesse, du caractère et des connaissances, mais peu d'esprit; des sentiments, mais point de grâces (1). » Il est impossible de le peindre mieux en moins de mots, mais il faut ajouter que le portrait n'est pas flatté.

Sismondi vécut quelques années dans la plus étroite intimité avec Me de Staël, qu'il accompagna dans plusieurs voyages en Italie et en Allemagne; les passages qui la concernent, elle et sa société, ne sont pas les moins piquants du journal où sont rapportés quelques-uns de ses mots, et entre autres le suivant : Un jour qu'il lui avait fait confidence de son amour pour une jeune personne qu'il voulait épouser malgré sa famille, l'illustre baronne combattit vivement son projet. Elle m'a dit qu'un homme d'esprit, de quelque passion qu'il fût animé, conservait encore un sens intime qui jugeait sa conduite; que toutes les fois qu'elle avait aimé, elle avait senti deux êtres dont l'un se moquait de l'autre. »

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Ailleurs il s'exprime ainsi :

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...

"Italie, 1809. Je me trouve parfaitement d'accord sur les principes politiques avec Mme de Staël, passablement sur les sentiments qui les accompagnent, excepté que dans tous ses jugements elle est trop souvent haineuse et méprisante. La puissance semble donner à tout le monde le même travers d'esprit. Celle de sa réputation, qui s'est toujours plus confirmée, lui a fait contracter plusieurs des défauts de Bonaparte. Elle est comme lui, intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et très-disposée à dire aux gens des choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supériorité. »

"30 août 1811. Ici, notre société est des plus brillantes, rien moins que deux Montmorency et Mme Récamier; mais c'est pour peu de temps, eux repartent demain et elle après-demain. Elle n'a fait ici qu'une apparition. Elle est pleine de bonté et de grâces pour Mme de Staël; elle n'est

(1) Bien que le goût des arts ne paraisse pas avoir été très-dominant chez Sismondi, il se livra pourtant à l'étude de la musique, et composa quelques contredanses. Enfin un an avant sa mort, à soixante-huit ans, il composa des vers pour l'anniversaire de la naissance de sa femme. Voy. p. 66 et 213.

| pas moins jolie qu'il y a deux ans, et cependant j'aime qu'elle reparte; partout où elle se trouve, elle est la destruction de la vraie conversation. Elle entraîne toujours son voisin dans un tête-àtête à voix basse; elle a de petites minauderies qui me fatiguent, et son esprit, car elle en a, ne profite | jamais au public.

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"16 janvier 1812.- - Genève est devenue chaque année plus triste et plus déserte pour Me de Staël; elle en a de l'humeur, elle juge avec une extrême sévérité, et elle ne met presque rien de son cru pour réparer tout cela il m'arrive très-souvent de m'ennuyer chez elle, et cela arrivait aussi l'année passée, et cependant elle parle de l'ennui des autres d'une manière qui me met souvent en hostilité avec elle. Et puis, la vanité qui la blessait me blesse aussi; elle répète avec complaisance les mots flatteurs qu'on a dits sur elle, comme si elle ne devait pas être blasée là-dessus, et lorsque l'on parle de la réputation d'un autre, elle a toujours soin de ramener la sienne avec un empressement tout à fait maladroit. J'ai infiniment plus de jouissances de société parmi les Génevois... »

Dans les voyages qu'il fit en France, son journal et les lettres qu'il écrivit alors à sa mère, et dont malheureusement on ne nous a donné que des fragments, sont pleins de renseignements sur les hommes qu'il put connaître à ces diverses époques. En voici quelques-uns :

"

Paris, 26 janvier 1813. Ce matin, j'ai fait une visite à M. et Mme Guizot, qui gagnent beaucoup à être connus. M. Guizot m'attendait pour me conduire chez Fauriel, qui est un ami de Benjamin (Constant). Fauriel travaille depuis trois ans à une histoire des troubadours et de leur influence sur le renouvellement des littératures du

Midi. Il fait son travail en conscience, avec beaucoup de savoir, et en rassemblant d'immenses matériaux. Son livre pourrait être meilleur que le mien, mais il a un défaut, c'est qu'il ne le fera pas; il n'a jamais rien publié et il est incapable d'amener rien à terme. Le nombre de jeunes gens qui ont été ainsi doués par la fée Guignon est considérable; ils ont de tout, invention, esprit, travail, mais ils ne savent pas circonscrire leurs forces; ils veulent faire entrer l'univers entier dans chacune de ses parties, et meurent à la peine. Benjamin est de ce nombre; il ne fera jamais rien qui soit digne de son esprit...

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...

25 février 1813. Germain Garnier est, de tous les hommes que j'ai vus à Paris, celui qui professe les maximes les plus serviles. Quand je parle de liberté, je m'entends parfaitement avec tout le faubourg Saint-Germain, les Montmorency, les Châtillon, les Duras. Il y a là du moins le vieux sentiment de l'honneur qui reposait sur l'indépendance; c'est aussi la liberté. Mais ces vilains parvenus, qui avec de la mutinerie se sont élevés de la fange........., il ne leur reste pas un seul sentiment généreux dans le

cœur. "

...

"14 mars 1813. Chateaubriand considère l'islamisme comme une branche de la religion chrétienne, dans laquelle cette secte est née, et en effet il a raison. Il observait la décadence universelle des religions, tant en Europe qu'en Asie, et il comparait ces systèmes de dissolution à ceux du polythéisme au temps de Julien. Le rapprochement est frappant, en effet; mais je n'aurais pas osé le faire devant lui, pour ne pas le scandaliser. Il en concluait la chute absolue des nations de l'Europe, avec celle des religions qu'elles professent. J'ai été assez étonné de lui trouver l'esprit si libre, et il m'a paru plus spirituel que je ne le croyais. »

changements en général, sur les causes qui multiplient les crimes, sur des questions d'économie politique, les grandes fermes, les partages égaux, les forêts; ses opinions sont en général adoptées des whigs anglais avec peu d'examen, je dirais même peu de justesse, mais assez de confiance. Je ne le crois pas un homme d'un esprit distingué, mais sa conversation est facile, assez brillante, et c'est beaucoup pour un prince...

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Boulogne, 22 août 1826.-... Quand Villemain est arrivé, sa conversation a été très-intéressante. Il reproche au livre de Benjamin Constant de n'avoir point de bonne foi et d'être mal fait comme ouvrage. Il me paraît, dans ses idées religieuses, dégoûté des philosophes, qu'il regarde comme des radoteurs; mais plus éloigné encore des religions dogmatiques, il voit dans l'activité religieuse du moment présent la contre-partie de la renaissance du polythéisme du temps de Julien. »

Les affaires de famille tiennent peu de place dans le journal tel qu'il est publié. Il y est pourtant parlé d'un fait qui devait être sensible au plus haut point à Sismondi. Son père, pasteur protestant d'un petit village situé au pied du Salève, s'appelait Gédéon Simonde. Bien qu'il prétendît, à tort ou à raison, descendre des Sismondi de Pise, dont le nom Simonde n'était, suivant lui, qu'une altération francisée, son fils ne fut point, dans sa jeunesse, admis dans la haute société de Genève. Mme de Staël, qui en fut étonnée, s'informa des motifs de cette exclusion, et on lui apprit que, pendant la révolution, Gédéon avait blessé toutes les conve

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"22 avril 1824. Le duc d'Orléans (devenu le roi Louis-Philippe) m'a reçu avec beaucoup de politesse, m'a fait asseoir sur son canapé, m'a témoigné son regret de ce que mon séjour était si court, son espoir qu'à mon prochain voyage je m'arrêterais plus longtemps. Puis il m'a entrepris presque immédiatement sur la politique, sur l'impressionnances en allant vendre lui-même du lait à la ville! que j'avais dû recevoir de la France, et des excès où elle se laissait entraîner. Je ne voulais point trop abonder dans son sens, en sorte que je n'ai guère nourri cette conversation; j'ai remarqué seulement qu'après avoir représenté la république comme un excès opposé à celui-ci, et également impraticable, du moins quant à la durée, il a dit que la tendance universelle était vers les chefs électifs; que Washington, Napoléon, Bolivar, avaient donné des exemples qui seraient nécessairement suivis, et que le temps viendrait où le pouvoir exécutif ne serait plus confié que par choix, où l'hérédité serait abandonnée. Il a parlé ensuite avec chaleur de l'abolition de la peine de mort, réforme que je crois beaucoup moins importante que des centaines d'autres qui devraient passer auparavant. Nous avons discuté sur cela, sur les

« C'est là, dit avec tristesse notre historien, la clef de bien des mortifications que j'ai éprouvées. Cette insultante exclusion cessa lorsqu'il fut devenu l'une des gloires de Genève et l'un des chefs d'un des partis politiques qui se disputaient le gouvernement. Quant à l'origine noble de sa famille, qui pour lui ne faisait aucun doute, il la revendiqua en joignant le nom de Sismondi à celui de son père (1); il s'explique du reste à cet égard avec une entière franchise, à la date du 5 février 1826:

66...

J'écris enfin à M. Moyrier (2), en réponse

(1) Il a signé la plupart de ses ouvrages, et entre autres son Histoire des Français, du nom de Simonde de Sismondi.

(2) Parent éloigné de Sismondi; cette branche de sa famille est catholique.

à sa communication, mais bien plus encore pour répondre à son anxiété sur notre origine; car je suis persuadé qu'il voudrait avoir assez de preuves pour demander à faire reconnaître sa noblesse, et avoir des lettres. Je lui montre donc l'identité d'armes et de nom, l'époque du refuge des Sismondi en France, avec l'armée de Federico Bozzolo, dans un temps où ils étaient trop ruinés pour qu'on fît attention à eux; mais je lui déclare en même temps que je n'ai point d'actes ou de titres, que je ne suis point en état de fournir des preuves, que je suis bien sûr que l'essai nous attirerait quelque mortification. Je rapporte enfin comment Cavalcato et quelques gentilshommes pisans me proposèrent de demander à être reconnu par la noblesse de Pise, m'assurant qu'elle s'en ferait un honneur, et comment je refusai, parce que, ou j'étais un bon Sismondi, ou il est impossible à tout homme de faire que je le devienne. J'espère que je le mettrai ainsi en repos et qu'il n'en parlera plus." La jeune fille qu'il avait aimée étant morte en 1802 sans avoir été unie à lui, Sismondi garda de ce premier amour un long et douloureux souvenir, et ce ne fut qu'en 1819, à l'âge de quarante-six ans, qu'il se décida à contracter mariage avec une Galloise, miss Jessie Allen, belle-sœur de sir James Mackintosh. Cette union fut des plus heureuses, et à différentes époques il nous en parle

d'une manière touchante :

« ... Ma vie est heureuse, écrit-il le 26 février 1825, mais uniforme; je n'ai presque aucun désir qui me soit personnel, j'ai aussi peu de craintes, sauf celles qui se rapportent aux destinées du genre humain. Ce qui remplit désormais ma vie, c'est mon affection pour ma femme; elle me tient lieu de tous les autres liens; elle ne me laisse désirer ni regretter aucune autre société; le plaisir de la voir sans cesse auprès de moi m'ôte tout désir de changer de place, de voir des gens nouveaux ou d'anciens amis; je ne fais plus d'efforts pour plaire aux autres, je suis suffisamment récompensé en voyant que ma femme, de son côté, m'aime tous les jours davantage et me semble parfaitement heureuse. C'est ainsi que le bonheur lui-même nuit peut-être à notre perfectionne

ment... "

Terminons enfin les citations du journal par ces lignes, qu'il écrivit le dernier jour de l'année 1835, à l'âge de soixante-deux ans :

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« 31 décembre 1835. Je sens désormais les traces profondes de l'âge, je sais que je suis un vieillard, je sais que je n'ai plus longtemps à vivre, et cette idée ne me trouble point. Ma confiance dans la parfaite bonté de Dieu comme en sa justice s'affermit tous les jours. Je deviens plus religieux, mais c'est d'une religion toute à moi, c'est d'une religion qui prend le christianisme tel que les hommes l'ont perfectionné et le perfectionnent encore, non tel que l'esprit sacerdotal l'a transmis. Son autorité est dans la raison et l'amour; plus j'avance et plus je sens de répugnance pour l'esprit sacerdotal.... Cette année de ma vie me l'a montré hostile à la raison et à la charité chez les méthodistes, chez les calvinistes, chez les anglicans. Nous avons été nourris de haines religieuses.... N'est-ce pas une honte qu'il faille mettre ces deux mots ensemble? »

La seconde partie du volume est consacrée à la correspondance de Sismondi avec l'une de ses amies les plus intimes, Me Mojon, avec William Channing, dont il semble avoir adopté presque complétement le système religieux (1), et surtout avec une jeune fille d'une rare élévation d'esprit et à laquelle il avait voué la plus douce et la plus tendre des affections, Me Eulalie de Saint-Aulaire, devenue depuis comtesse d'Esterno. Les lettres qu'il adresse à celle-ci, et dont malheureusement on ne nous a point donné les réponses, sont empreintes d'une grâce et d'un sentiment exquis; et il s'émerveille lui-même de s'entretenir avec une jeune fille de vingt ans des plus hautes questions de littérature, de politique et de philosophie. Ici nous voudrions pouvoir tout citer, et c'est bien à regret que nous nous décidons à mettre seulement quelques pages sous les yeux de nos lecteurs.

แ Chêne, 25 décembre 1833. Nous passons l'hiver à la campagne comme le dernier, comme je crois que nous ferons désormais toujours; la société nous attire moins au fur et à mesure que nous avançons en âge; mais si les plaisirs du monde s'effacent, ceux de la nature deviennent plus vifs. Nous avons passé ce mois-ci au milieu des tempêtes et des torrents de pluie; pourtant quand les nuages s'écartent un moment, comme ce matin; quand je vois de la fenêtre de ma bibliothèque le soleil briller sur la jolie église catholique de Chêne,

(1) Voyez, sur ce système, notre numéro de septembre, p. 250 et suiv.

ou le mont Blanc se déployer tout à coup dans toute sa gloire, je suis fort content d'être ici; mais ma pauvre femme a perdu la moitié de toutes ses jouissances: elle ne peut plus descendre l'escalier sans aide, elle ne peut se promener qu'avec des béquilles, et elle se désole de ce que sa jambe ne fait pas plus de progrès. Puissiez-vous cependant, chère Eulalie, quand vous imiterez votre sœur, trouver ce que j'ai trouvé : sentir comme nous que les journées semblent courtes quand on ne se perd pas un instant de vue, que toute autre société n'est point nécessaire quand on est si sûr de l'affection l'un de l'autre, et qu'à l'époque où les calamités approchent et vous assiégent en quelque sorte de toutes parts, on sent qu'on a encore la force de les affronter, tant que l'on est appuyé l'un sur l'autre. Nous relisons ensemble dans ce moment l'Allemagne de Mmc de Staël, et nous sommes frappés d'y trouver si exactement l'impression que vous décrivez sur la lenteur des acteurs allemands et sur la consciencieuse attention des spectateurs qui les écoutent jusqu'au bout quelque longs qu'ils soient, et qui se gardent de les applaudir avant la fin de l'acte. Je suis sûr que Me de Staël aurait été bien frappée des lettres de ma gentille correspondante; recevez-en mes tendres remercîments, et parlez de moi avec amour à toute votre famille. A tous j'ai besoin de dire que je les aime. »

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1834.

...

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Bains de Schinznach (en Argovie), 27 juin Après avoir formé toutes sortes de projets de voyages bien lointains, nous sommes venus seulement ici au bord de l'Aar, et au pied des ruines du château de Habsbourg, que l'on peut aller voir en vingt minutes. Ceux qui sont sortis de ce nid d'aigle ont fait du chemin en cinq siècles, pour aller jusqu'où vous êtes (1). Le pauvre paysan qui occupe toute la demeure des ancêtres de la maison d'Autriche est bien mal logé, et pourtant elle est tout entière debout, avec trois chambres et un cachot dans la tour à chaque étage. Il y faisait assez bon pourtant pour attendre les flèches et les coups de lance; le sommet de la petite colline est escarpé de tous les côtés également, et le château, avec ses murailles noires et massives, n'était pas facile à ébranler. Après avoir détroussé les marchands d'Arau ou de Zurich, qui passaient audessous du petit bois qui s'étend du château au chemin, le noble comte pouvait rire tout à son aise

(1) Mlle de Saint-Aulaire était alors à Vienne.

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de leur colère. Comme ces vieilles demeures rapprochent les siècles passés, et comme elles nous font voir d'un seul coup d'œil tout le chemin que nous avons fait! Oui, ma chère Eulalie, je crois que vous avez raison, et que mon chagrin, mon irritation contre les vices de notre siècle me rendent injuste pour les progrès que nous avons faits; je reconnais la puissance de ces leçons et de ces exemples de bienveillance que des êtres angéliques, et qui ne penserait à votre mère à cette occasion, donnent aux hommes aigris ou égoïstes : je reconnais qu'en comparant notre temps aux temps anciens, nous répandons une auréole de chevalerie sur la brutalité de ceux-ci qui nous fait illusion..... Vous êtes-vous aperçue, chère Eulalie, que, sans m'en être rendu compte, je vous écrivais comme à mon compagnon d'études? C'est l'effet du mouvement des pensées dans lequel m'a jeté votre lettre. »

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...

Pescia, 28 mai 1837.- Je crains, chère Eulalie, que vous ne jugiez que la solitude n'adoucit pas mon humeur. Cependant, quand je regarde autour de moi, il ne me semble pas que j'aie de rancune contre personne; de même au loin ce ne sont pas les hommes que je condamne, c'est la marche des idées qui m'afflige; c'est peut-être une réaction inévitable dans les progrès même de la raison, mais où le présent me fait trop oublier l'avenir. En même temps il me semble que mes sentiments affectueux ne se sont point affaiblis, ceux que j'ai aimés, je les aime davantage encore, hélas! parce que mon affection doit se partager chaque année entre moins d'objets. Au premier rang, entre ceux que j'aime et que mon cœur va chercher au loin, plus que jamais, je vous place vous tous, votre mère, dont l'écriture comme la voix a toujours le pouvoir de m'attendrir; vous, chère Eulalie, que j'ai fait, dès l'âge de dix-sept ans, ma confidente, ma correspondante politique et philosophique. Avec ce ton sérieux de mes lettres, il est possible que l'amitié n'y fasse pas entendre son accent, mais redites-vous bien, quand je ne le dirai pas, que je vous aime tendrement, que j'aime les trois sœurs, et que leurs lettres sont un des plaisirs de ma vie. Adieu. "

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et de tout le bien que m'ont fait vos lettres. Vous | rieuse, qui ne consiste presque qu'à donner des apprendrez une fois toute la douceur qu'il y a pour noms extraordinaires aux choses les plus comdes vieillards à s'attacher de tout leur cœur aux munes, et de s'être fait un mérite de dire gueules jeunes gens, à renouveler en eux leurs espérances, et sinople, au lieu de rouge et de vert (1). » Cette leur intérêt dans un monde qui leur échappe, phrase de l'abbé Fleury, appartient bien à ce siècle toute la jouissance que j'éprouve à vous savoir qui n'entendait rien aux choses mystérieuses et qui mon amie, à compter sur votre sympathie pour méprisait les admirables créations du moyen âge, mes vieilles idées, mes vieux sentiments, comme parmi lesquelles le blason est une des plus remarje sympathise avec votre jeunesse. L'âge avancé a quables, moins pour le profit qu'il peut fournir aux aussi sa timidité vis-à-vis des jeunes gens, et elle recherches historiques que pour la lumière qu'il est d'autant plus grande que, de part et d'autre, jette sur les procédés instinctifs de l'esprit humain. une déférence en sens contraire est agréée, et que En effet, le blason est comme l'architecture, comme celui-là même ne voudrait pas y renoncer, qui sent la poésie populaire, comme les langues, un produit les désavantages de sa lenteur vis-à-vis de la viva- spontané de l'activité cérébrale. A voir l'ingécité, de sa vie toute intérieure vis-à-vis d'une vie | nieux agencement avec lequel toutes les parties en expansive. Il y a à présent plus de vingt ans que je sont disposées, sa langue, si convenablement apsuis étranger à la société de Paris, quoique, dans propriée à ses besoins, et en même temps cette cet intervalle, j'y aie fait de courtes apparitions. richesse inépuisable de formes et de couleurs, on Je sais tous les vides que j'y trouverai, et je le sen- croirait que des artistes et des géomètres ont comtirai bien plus vivement encore en y arrivant. Ceux biné leurs efforts pour produire une science raique je compte aujourd'hui comme vivant toujours, sonnée, capable de répondre au but qu'ils se proje m'apercevrai en les retrouvant qu'ils ne sont plus posaient. Il n'en est rien: le blason s'est créé dans les mêmes. Les filles auront remplacé leurs mères, toute l'Europe, comme les cristallisations naissent et les filles ne devineront pas que je leur porte une dans les roches, comme l'arbre se développe avec affection héréditaire : cette affection, qu'on sent les années, c'est-à-dire instinctivement; et quand et qu'on ne veut pas dire, donnerait souvent envie on a voulu raisonner sur lui, quand on a voulu en d'éviter jusqu'à leur rencontre. Combien il me sera donner la théorie, il s'est trouvé tout fait (2). Chadoux, en retrouvant vos jeunes visages, de repo- que science a son homme de génie qui la constitue ser mes yeux sur eux et de me dire: ceux-là sont au point de vue théorique, qui en expose les lois : des amis à moi..." le Père Ménestrier fut cet homme pour le blason; il n'avait pas à le créer matériellement, mais il en fallait exprimer les règles et la philosophie, car il n'existait encore rien de complet à cet égard. Le célèbre jurisconsulte Bartole avait, le premier, fait (1) Fleury, Cinquième discours sur l'histoire ecclésiastique,

En voilà assez, à ce qu'il nous semble, pour montrer quel intérêt offre la publication dont nous avons tiré ces pages. Elles nous montrent Sismondi sous un jour tout nouveau, et nous ne saurions, pour l'honneur de sa mémoire, souhaiter trop ardemment que des scrupules mal entendus ne fassent pas différer plus longtemps la publication complète du journal et de la correspondance de l'illustre historien. L. RITTER.

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16.

(2) C'est ce que prouve entre autres cette règle fondamentale du blason, de ne jamais mettre métal sur métal, ni couleur sur couleur. Il était tout simple, du reste, d'imaginer une semblable disposition, soit pour la plus commode distinction des signes, soit pour l'effet du coup d'œil. Un signe de métal sur un champ de métal eût été presque invisible; il en est quelques exemples, mais ils sont rares. Si le moyen âge eût autorisé à placer couleur sur couleur, il y aurait eu confusion continuelle entre l'azur et le sinople, et entre ces deux émaux et le sable, dont ils ne se seraient pas bien détachés. Cette prohibition fait perdre au blason quelques combinaisons de belles couleurs, par exemple, le bleu et le rouge, mais il était nécessaire d'adopter une règle générale pour trancher d'un coup les difficultés.

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