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Mais comme un roc debout dans un fleuve qui coule,
Immobile au milieu des générations,
J'avais vu les mortels glisser par millions.
Le fleuve humain, roulant son onde fugitive,
Avait passé. J'étais resté seul sur la rive.
D'un voyage lointain je semblais revenu;
Parmi des inconnus j'errais en inconnu.

En horreur à son peuple, il fuit la Judée et commence son douloureux pèlerinage. Pendant longtemps il maudit les hommes et les poursuit de sa haine et de son blasphème; mais un soir, à Rome, pendant qu'il errait au Colisée, l'Angelus

sonne.

J'écoutai dans le ciel fuir le timbre argentin.

Mais, tandis que mon âme, un moment attendrie,
Laissait avec le son flotter sa rêverie,
Déjà le crépuscule avait pâli les cieux;

Et quand plus près de moi je ramenai les yeux,
La nuit tombait. La lune, à travers les arcades,
Sur les gradins détruits ruisselait en cascades.....
La lune prête à tout sa pâle majesté,

Et laisse aux monuments qui sont beaux leur beauté.
La grâce et la grandeur règnent dans cette enceinte;
Mais la nuit la revêt d'une beauté plus sainte.
La nuit a ses terreurs, ses mystères. La nuit,
Dieu met moins de distance entre nos sens et lui.

Ému, attendri, il entend la voix du Christ se mêlant aux harmonies de la nature. Il tombe à genoux et s'avoue vaincu.

De cette nuit, pour moi date une autre existence.
Le vieil homme mourut; une autre loi commence :
La loi du repentir et du céleste amour.....
Je n'erre plus tout seul comme un déshérité;
Je vis, je souffre, j'aime avec l'humanité;
Et je comprends enfin l'énormité du crime

Que Dieu poursuit en moi d'un courroux légitime:
Ce n'est pas une insulte à la divinité,

Il venge mon forfait de lèse-humanité (1).

Le récit finì, le poëte interroge encore Ahasver. Tu peux, lui dit-il, combler le plus ardent de mes désirs et de mes rêves.

Je vais te révéler ce plus cher de mes vœux :
C'est de voir par tes yeux le Sauveur de la terre,
Tel que dans ta mémoire, où nul trait ne s'altère,
Tu le revois sans doute et que tu le peindrais;
Car toi seul des vivants as contemplé ses traits;

Toi seul de cette image as pu garder la trace.........
Depuis deux fois mille ans la terre pécheresse
S'est prise pour le Christ d'une immense tendresse,
Et répand, à genoux, les cheveux éplorés,
Ses fleurs et ses parfums sur ses pieds adorés.
Depuis plus de mille ans, les saints et les artistes
Veulent fixer ses traits majestueux et tristes.....
J'ai fouillé vainement ces reliques de l'art,
Ce Christ que j'ai rêvé n'existe nulle part! 11

A peine avait-il prononcé ces paroles que la porte s'ouvre; une forme céleste apparaît. Ahasver tombe à genoux.

Le Christ (car c'était lui), le relevant du geste,
Lui dit avec sa voix d'une douceur céleste :

<< Ami! ne pleure plus! Puisque ton cœur touché
Comprend et lave ainsi dans les pleurs ton péché;
Puisque l'homme outragé par toi jusqu'en Dieu même
Est ton frère à présent, puisque enfin ton cœur aime,
J'apporte le pardon, prix de ton repentir.
Sois heureux! Maintenant, tu peux enfin mourir.»
Alors, fermant les yeux d'Ahasver immobile,
Le Christ parut bénir sa dépouille d'argile.
Je comprenais enfin... Quand, se tournant vers moi,
Il me toucha le front en disant : « Souviens-toi!»
Mais son œil, me perçant comme un dard de lumière,
Je tombai sur les mains, le front dans la poussière,
Et sentis que mon âme, élancée après lui,
Oubliait là mon corps, que la vie avait fui!

Le lendemain, le poëte va ensevelir Ahasver sur la cime la plus escarpée de la montagne.

Et c'est là qu'il repose, inconnu, solitaire,
Perdu dans la nuée au-dessus de la terre!
Nul monument funèbre, attirant le regard,
Ne révèle sa tombe au pas du montagnard.
Le glacier qui défend cette gorge
isolée
En est le seul gardien et le seul mausolée.
Nulle épouse, nul fils n'y sanglote sur lui,
Et la seule rosée y vient pleurer la nuit.
Nul mortel ne connaît sa demeure dernière.
Personne, excepté moi, n'y versa de prière,
Et seul l'aigle se pose à la cime où ses os
Savourent dans la mort un éternel repos.

Ces beaux vers, qui semblent inspirés par la dernière page du Premier regret de Lamartine, terminent cette œuvre, pleine de sentiment et de poésie. Nous ne voulons pas dire qu'elle soit par

(1) Avant M. Grenier, Béranger avait dit, dans sa belle faite, bien loin de là. C'est le début de l'auteur,

chanson du Juif errant :

Ce n'est pas sa divinité,

C'est l'humanité que Dieu venge.

et son inexpérience se trahit en plus d'un passage. Il y a des vers faibles, il y a des longueurs et même quelques réminiscences. Mais ces défauts

sont rachetés par de grandes qualités. M. Grenier réalisera-t-il les légitimes espérances qu'il fait naître aujourd'hui? Nous le désirons vivement; et nous l'attendons à son prochain volume.

L. RITTER.

RÉFLEXIONS DE TALMA SUR L'ART THEATRAL (1). En 1825, les éditeurs de la collection des Mé

moires sur l'art dramatique, prièrent Talma de placer quelques réflexions en tête des Mémoires de Lekain. Le célèbre acteur était alors bien près du terme de sa carrière, dans tout l'éclat d'un talent qui n'avait pas cessé de grandir. La première de ses réflexions est un retour sur cette renommée du théâtre, si bruyante et si vite évanouie.

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Un des grands malheurs de notre art, dit-il, c'est qu'il meurt, pour ainsi dire, avec nous, tandis que tous les autres artistes laissent des monuments dans leurs ouvrages; le talent de l'acteur, quand il a quitté la scène, n'existe plus que dans le souvenir de ceux qui l'ont vu et entendu. Cette considération doit donner plus de prix aux écrits, aux réflexions, aux leçons que les grands acteurs ont laissés. Ces écrits peuvent acquérir encore plus d'utilité, s'ils sont commentés, discutés par les acteurs qui obtiennent aujourd'hui quelque succès. C'est sans doute ce motif qui a engagé les éditeurs des Mémoires dramatiques à me prier de joindre à la notice sur Lekain quelques réflexions sur son talent et sur l'art qu'il a illustré."

La pièce manuscrite, tout entière de la main de Talma, est conservée dans les archives de la Comédie-Française. L'éditeur anonyme qui a tiré d'une volumineuse collection, aujourd'hui oubliée, ces pages dignes d'être conservées, a eu la discrétion de n'y rien ajouter. «La biographie de Talma n'est pas à faire," dit-il. Quelques pages de Mme de Staël, écrites en 1809, et une liste complète des rôles joués par Talma depuis 1788 jusqu'en 1826, voilà, avec les réflexions mêmes du grand artiste, tout ce que renferme ce petit volume. Vrai livre de bibliophiles, tiré seulement, pour mieux les séduire, à un petit nombre d'exemplaires, il ne réussira pas moins par son élégance extérieure que par l'intérêt de ce qu'il

renferme.

Il ne peut manquer de plaire, surtout à ceux qui ont vu et entendu Talma. Quels récits de tant de mémorables soirées nous font encore ces ama

(1) Réflexions de Talma sur Lekain et l'art théâtral. Paris, Auguste Fontaine.

teurs fidèles de l'ancien Théâtre-Français! Quelle joie pour eux de retrouver et de revoir, pour ainsi dire, leur acteur chéri dans quelques pages où sa pensée respire!

Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat!

Pour nous qui, trop jeune, ne l'avons point connu, il nous est possible de conjecturer, d'après l'analyse fine et juste qu'il a faite des qualités nécessaires à l'acteur, et particulièrement à l'acteur tragique, ce que fut celui qui les possédait toutes à un si haut degré.

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Quand on considère, dit-il en se résumant, toutes les qualités qu'il faut pour former un véritable acteur tragique, tous les dons que la nature doit lui départir, fautil donc s'étonner qu'ils soient si rares? Parmi la plupart de ceux qui se présentent dans la carrière, l'un a de l'esprit, et son âme est de glace; l'autre a de la sensibilité, et nulle intelligence. Tel possède ces deux qualités, mais c'est à un degré si faible que c'est comme s'il ne les avait pas; son jeu est sans effet, toute son expression est molle, incertaine, sans couleur ; il parle tour à tour haut, bas, vite, lentement et comme au hasard. Celui-ci a reçu de la nature tous ces heureux dons de l'âme et de l'esprit, et sa voix, aride, sèche, sans accent, est rebelle à exprimer les passions; il pleure, et ne fait pas pleurer; il est ému, et ne peut émouvoir. Celui-là possède une voix sonore et touchante; mais ses traits sont disgracieux, sa taille et ses formes n'ont rien d'héroïque. Enfiu, la somme de hasards heureux qu'un seul homme doit réunir en lui pour être un grand acteur est telle, qu'il ne faut pas s'étonner si l'on n'en voit paraître que de loin en loin dans la carrière. "

C'est là une réponse très-juste et péremptoire à une question que nous entendons souvent poser. Mais pourquoi faut-il que la rareté des acteurs tragiques fasse douter de la tragédie même, qu'on accuse d'être un genre faux? Talma répond encore:

« J'entends souvent dans le monde des personnes, très-instruites d'ailleurs, dire que la tragédie n'est pas dans la nature : c'est une idée qu'on répète sans réflexion, qui se propage et finit par être établie comme une vérité. Les gens du monde, occupés d'autres objets, n'ont pas fait une étude approfondie de tous les mouvements des passions; ils jugent légèrement. Et d'ailleurs, les auteurs médiocres et les acteurs qui donnent peu d'attention à leur art, servent encore à accréditer cette erreur. Certes, la manière dont ils conçoivent la tragédie, le style des uns, le jeu des autres, ne sont pas propres à désabuser de cette fausse idée. Mais qu'on examine la plupart de ces personnages politiques ou passionnés de Corneille et de Racine, comme souvent leur langage est à la fois simple

et élevé! Voltaire, dans lequel l'ambition du poëte apparaît davantage, comme son expression est pathétique et vraie quand il est saisi par la passion! Certes, ce n'est pas la négligence et l'abandon d'une conversation vulgaire qu'on retrouve dans les belles scènes de ces grands poëtes; c'est le langage naïf, c'est l'expression agrandie, mais exacte de la nature même. Qu'on examine sous toutes les faces l'exposition et le dénoûment de Wenceslas, le cinquième acte de Rodogune, celui de Cinna, le rôle du vieil Horace, les scènes d'Agamemnon et d'Achille, les rôles de Joad, d'Edipe, des deux Brutus, de César, les rôles de Phèdre, d'Andromaque, d'Hermione, etc., je défie qu'on puisse leur prêter un langage plus naturel et plus vrai; ôtez la rime, et tous ces personnages n'auraient pas dans la réalité parlé d'une autre manière. "

C'est ainsi que Talma, par le sentiment des beautés dramatiques, se plaçait au niveau des hommes de génie qu'il interprétait, et les jugeait avec un sens, un goût et une autorité qui nous attestent ce qu'il devait être sur la scène.

« Associés aux grands auteurs, dit-il, les acteurs sont, pour eux, plus que des traducteurs. Le traducteur n'ajoute rien à la pensée de l'auteur qu'il traduit; le comédien, en se mettant fidèlement à la place du personnage qu'il représente, doit compléter la pensée de l'auteur, dont il est l'interprète.

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Il n'appartient qu'à bien peu d'artistes de prétendre à l'honneur d'un semblable partage avec les poëtes. Pour Talma, on ne saurait le lui disputer. Ses contemporains n'ont pas méconnu ce qu'ils lui devaient, et les plus illustres parmi les anciens n'eussent pas refusé de l'associer à leur gloire.

Les jugements qu'il a portés sur quelques-uns d'entre eux ne sont pas ses réflexions les moins remarquables.

Il répond à l'opinion paradoxale de Diderot, qui exigeait d'un grand acteur beaucoup de jugement, beaucoup de finesse et nulle sensibilité, en pénétrant dans la nature même du génie de cet écrivain :

«Il était doué, dit-il, d'une intelligence étendue et active, mais il manquait de sensibilité; ses écrits en sont la preuve. L'influence du langage, qui suit partout l'exagération dans les idées, le caractérise. Diderot comprend tous les principes abstraits et toutes les conséquences des choses, et il n'entend rien aux facultés mobiles des sentiments. Son style, généralement emphatique et déclamatoire, ne reçoit jamais les influences variées qu'impriment aux écrivains sensibles et délicats leurs émotions

intérieures, si diverses et si multipliées. Son esprit était capable d'enthousiasme, et son cœur n'avait pas de passion, car il s'exaltait toujours, et n'était jamais profondément pénétré. De là son éloquence uniformément élevée, et ce ton monotone de grandeur qui ôte à ses discours la souplesse et le naturel. Comparons la simplicité touchante et la suprême énergie des ouvrages de Jean-Jacques avec l'appareil faussement animé des phrases philosophiques de Diderot, nous resterons convaincus que ce dernier n'eut jamais un seul élément de cette sensibilité réelle et native qui soumet la plume des poëtes, le pinceau des peintres et les organes des vrais acteurs à l'expression juste et naturelle des agitations douces, tristes ou terribles, qu'ils savent représenter par la puissance de leur art. On distingue entre Jean-Jacques et Diderot la différence de l'ostentation et de la vérité, comme entre des acteurs on discerne la diction sentie qu'inspire la nature, de la déclamation convenue qu'on peut apprendre, et dont les accents n'émeuvent pas, parce qu'ils ne sortent point du fond du cœur.»

Ailleurs il fait une critique très-vraie de l'influence des mœurs de la cour de Versailles sur le génie de Racine, et il en signale la trace dans plusieurs de ses tragédies.

« Dans l'admirable pièce d'Andromaque, Oreste et Pylade, dont l'amitié a passé en proverbe, ne sont point placés sur la même ligne. Oreste tutoie Pylade, mais celui-ci traite respectueusement son ami de seigneur, et ne se sert jamais à son égard que du mot vous. Il n'en

trait pas alors dans les convenances du théâtre que le personnage principal fût tutoyé par le confident. Peutêtre l'acteur chargé du rôle d'Oreste, à l'époque où Racine donna sa pièce, eut-il quelque part à cette distinction bizarre; peut-être eût-il été choqué de tant de familiarité de la part d'un ami que l'auteur avait jugé nécessaire de rabaisser au rang subalterne de confident. A l'exemple du monde réel, les acteurs, au théâtre, tenaient aussi beaucoup à leur rang imaginaire, et étaient entre eux très-sévères sur les convenances et l'étiquette."

Cette influence des mœurs de l'époque, Talma la reconnaît encore dans quelques endroits du rôle de Néron dans Britannicus, particulièrement dans la scène entre Néron et Junie, qu'il trouvait fort difficile à jouer, précisément parce qu'elle n'est pas, au commencement, conforme à la nature. Le tyran y dépouille le caractère de libertinage et de férocité naissante qui se décèle à la scène précédente.

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passion, même la plus violente, l'aspect de la vertu timide et sans défense; mais ce Néron si impétueux, que déjà nul frein n'arrête, ne parle plus que le langage d'un galant de cour. Du temps de Louis XIV, où l'on n'eût osé violer les lois de la galanterie, où toute la cour se modelait sur un monarque qui avait la réputation d'aborder les femmes avec tant de grâces, on n'eût jamais souffert, au théâtre, qu'un prince parlât à sa maîtresse autrement que ne l'aurait fait le monarque lui-même...

"On portait alors le goût des belles manières dans les situations les plus tragiques et jusque dans la mort même. L'Iphigénie de Racine refuse les secours d'Achille et de sa mère, et semble ne vouloir rien éprouver de l'émotion naturelle à une jeune fille qui va mourir. Euripide, qui n'avait pas de ces sortes de convenances à observer, s'est bien gardé de donner une résignation si composée à son Iphigénie; mais Racine aurait cru dégrader la sienne en lui donnant la peur de la mort. Une princesse, sous l'empire de l'étiquette, devait toujours soutenir sa dignité, même dans les moments où la nature reprend le plus ses droits. Ce grand génie dut encore, en cette circonstance, fléchir sous la puissance des idées reçues. »

Talma rapporte encore à la même cause le peu de progrès qu'avait fait le costume du temps de Lekain, et il se souvient que dans sa jeunesse son imagination ne lui représentait jamais les princes et les héros autrement qu'il les avait vus au théâtre :

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Bayard élégamment vêtu d'un habit couleur de chamois, sans barbe, poudré, frisé comme un petit maître du XVIIIe siècle.... César serré dans un bel habit de satin blanc, la chevelure flottante et réunie sous des nœuds de rubans... Lekain, ajoute-t-il plus loin, a fait tout ce qu'il pouvait faire, et le théâtre lui en doit de la reconnaissance. Il a fait le premier pas, et ce qu'il a osé nous a fait oser davantage. Les acteurs doivent sans cesse se proposer la nature pour modèle."

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qu'hommes. Les accents de l'un et de l'autre seront les mêmes dans la violence des mêmes passions ou des mêmes douleurs. "

La nature! ce devait être en effet le cri d'un réformateur de la scène, alors que la déclamation ampoulée, comme il le remarque, était par toute l'Europe, le seul type de l'imitation théâtrale. Peut-être insisterait-il davantage aujourd'hui sur d'autres qualités qui viennent après le naturel, mais qui ne sont pas moins nécessaires. On ne semble plus occupé que de produire au théâtre l'illusion de la réalité, comme si l'art dramatique n'était pas un art véritable, c'est-à-dire l'expression d'une vérité et d'une beauté générales supérieures à ce que nous voyons sans cesse autour de nous. Talma le sentait bien, et quoiqu'il fût préoccupé surtout du naturel, dont on était alors si éloigné, plusieurs de ses réflexions font assez connaître quelle haute idée il se faisait de la vérité du théâtre :

«La vérité, dans tous les arts, est ce qu'il y a de plus difficile à trouver et à saisir. La statue de Minerve existe dans le bloc de marbre; le ciseau seul de Phidias peut

l'y découvrir...

» Les grands mouvements de l'âme élèvent l'homme à une nature idéale, dans quelque rang que le sort l'ait placé...

"Les êtres profondément émus par de grandes passions, ceux que de grandes douleurs accablent, ou qu'agitent violemment de grands intérêts politiques, ont, il est vrai, un langage plus élevé, plus idéal; mais ce langage est encore celui de la nature. C'est donc cette nature noble, animée, agrandie, mais simple à la fois, qui doit être l'objet constant des études de l'acteur comme du poëte.

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tauration. Malgré cette publication, que recommandaient à la fois le nom de l'auteur et celui de l'éditeur, on ne connaît encore que d'une manière incomplète l'exposition des doctrines de ce philosophe, que l'illustre traducteur de Platon a proclamé « le plus grand métaphysicien qui ait honoré la France depuis Malebranche. » On le lit peu en France; et l'Angleterre et l'Allemagne ont gardé à son égard un silence presque absolu.

Dans le but d'attirer de nouveau l'attention sur un philosophe éminent, M. E. Naville vient de publier un volume plein d'intérêt (1), et qui, comme il le dit lui-même, « s'adresse à un public beaucoup plus étendu que celui qui aborde les abstractions de la philosophie proprement dite. Ce sont des pensées, ou, pour mieux dire, des extraits d'un journal manuscrit que Maine de Biran a tenu, et malheureusement d'une manière fort irrégulière, de 1794 à 1824 (2).

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Ce journal est d'une lecture attachante. Elle nous fait connaître la nature intime de cette organisation délicate et maladive, de cette âme douce et mélancolique, de cet esprit méditatif cherchant sans cesse à se replier sur lui-même, surtout dans ses dernières années, où il gémissait de voir son temps gaspillé au milieu des agitations de la vie politique (3). Quelques extraits, pris au hasard, pourront donner une idée de la publication que nous annonçons.

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(1) Maine de Biran; sa vie et ses pensées. Paris et Genève, Cherbuliez, 1857, in-18.

(2) Il y a une lacune de 1795 à 1814. L'année 1811 n'occupe que deux pages.

(3) En 1814, après le retour des Bourbons, Maine de Biran fut nommé député, puis questeur, fonctions que,

lors de la seconde restauration, il occupa (sauf pendant l'année 1817 où il ne fit pas partie de la chambre) jusqu'à sa mort, arrivée en 1824. En 1816, il avait été nommé conseiller d'État.

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la plus vive; je dîne à la hâte et j'ordonne mes préparatifs de départ pour le lendemain. Paris, 19 mars, dimanche. Je prends un bain en me levant. Mes dispositions de la veille sont changées; mon énergie physique et morale a disparu : je vais au château, pour jouir encore de

la vue de notre bon roi, toujours calme et serein au milieu des orages. La consternation, la crainte, la stupeur sont partout. Ce jour porte avec lui tous les présages de malheurs et de révolutions nouvelles. J'ai vu fuir plusieurs courtisans et flatteurs, les uns pour éviter l'explosion, les autres pour se réunir aux meneurs qui veulent saper encore le palais de nos rois. Je reviens à une heure pour assister à une commission insignifiante, et à la séance où le ministre de l'intérieur vient de jeter l'alarme; je ne prends aucune part à la discussion, quoiqu'il y eût beaucoup à dire, mais je manque d'énergie et de présence d'esprit. Je rentre chez moi avec mon fils et d'autres jeunes gens qui vont se dévouer inutilement pour leur roi. Je suis étonné et touché de leur courageux dévouement, mon âme est déchirée par plusieurs sentiments contraires. A huit heures, j'apprends que le départ du roi est résolu, et qu'il n'y aura pas de combat.

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20 mars. Levé avec le jour, je sors à pied, pour aller chez le ministre de l'intérieur et chez M. Guizot, que je trouve partis. Les rues de Paris sont encore désertes; tout annonce déjà la révolution; je passe toute la matinée dans la plus vive agitation. A onze heure et demie, séance peu nombreuse, où le président lit la proclamation qui ordonne la séparation et la clôture des chambres; une heure après, je monte en voiture avec M. Lainé, et nous prenons notre direction sur Versailles.

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Grateloup, 17 mai. J'ai éprouvé ce soir, dans une promenade solitaire, faite par le plus beau temps, quelques éclairs momentanés de cette jouissance ineffable que j'ai goûtée dans d'autres temps et à pareille saison, de cette volupté pure, qui semble nous arracher à tout ce qu'il y a de terrestre, pour nous donner un avant-goût du ciel. La verdure avait une fraîcheur nouvelle et s'embellissait des derniers rayons du soleil couchant, tous les objets étaient animés d'un doux éclat ; les arbres agitaient mollement leurs cimes majestueuses; l'air était embaumé, et les rossignols se répondaient par des soupirs amoureux, auxquels succédaient

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